Late Night with the Devil
En sortant pensif de l’étonnant Late Night with the Devil, dont le titre suffisait à me donner envie de l’aimer, un constat s’est imposé à moi sur le ton de l’incrédulité : « hey mais… ça a marché, leur truc ! On n’a PAS eu affaire à une énième production Blumhouse ! » Blumhouse, à qui les avides d’épouvante « doivent » les récents Five Nights at Freddy’s, Insidious 5, M3GAN, Halloween Ends, ou encore le remake de Firestarter, brrrrrr, je sais. Et tout ça pour un budget dérisoire ? Je signe où, pour plus de ça ?
Attention, LNWTD n’est pas exactement un film de peur au même titre qu’un Insidious, un Sinister, ou un Paranormal Activity, autre « found-footage » d’horreur : l’épouvante classique se fait rare, les « jump scares » sont carrément aux abonnés absents, et le gore ne survient que dans l’ultime ligne droite – mais généreusement, au moins ! En fait, on est parfois plus proche de l’ambiguïté suggestive d’un Rosemary’s Baby que de la frontalité d’un Exorciste : l’important est que le film baigne très vite dans une atmosphère de péril imminent sous les dehors de divertissement rigolard de son talk-show fictif. C’est ce qui fait le premier pouvoir d’attraction du film.
Et si la télévision des années 70-80 avait quelque chose de glauque, avec ses papiers peints de cauchemars et ses motifs glucoses (ah, Téléchat !), les frères Cairnes, coréalisateurs du film, ont su l’exploiter à merveille dans une perspective d’épouvante avec leur talk-show qui, signe que la sauce prend, devient vite un VRAI talk-show dans l’esprit du public, avec son présentateur charismatique et ses lubies caractéristiques, son sidekick bonne pâte, son orchestre jazzy, son jingle catchy, etc. C’est pourquoi le travail de reconstitution était un challenge : plus il serait réussi, et donc capable d’inspirer la normalité la plus rasoir, plus l’intrusion du surnaturel et de l’épouvante produirait son effet. C’est pourquoi il faut applaudir les frangins pour avoir à ce point su capturer l’esthétique et l’ambiance des talk-shows des 70’s avec une précision quasi-obsessionnelle, les décors, les costumes, la musique, tout étant soigneusement choisi pour transporter le spectateur dans cette période spécifique… et lui donner envie de la fuir le plus vite possible. Vraiment, quiconque étant familier aux talk-shows de cette époque appréciera le travail phénoménal de reconstitution – mention à l’ingénieuse idée qu’on eut les frères de se choisir un vétéran de la télévision pour chef opérateur ! D’autant que le duo de réalisateurs a su capter l’électricité et la volatilité du direct…
Ce qui fait le sel de cet OVNI de l’épouvante, en plus de sa résurrection perverse de la télévision US des années 70 dans ce qu’elle avait de plus délicieusement « creepy », est indéniablement la performance DOUBLE de David Dastmalchian (du Suicide Squad de James Gunn !), double car l’acteur joue à la fois un homme brisé par le décès de sa femme ET le présentateur charismatique que l’homme brisé doit À TOUT PRIX devenir à l’écran, pour payer le loyer… une sorte de Dick Cavett du côté obscur, si vous voulez. Rarement a-t-on vu un acteur naviguer avec autant de fluidité entre deux facettes si contrastées d’un même personnage dans un film d’épouvante (Split me vient en tête…), pas le registre le plus réputé pour fournir des performances à Oscars. Cette dualité participe elle aussi au pouvoir de fascination du film, car elle reflète les thèmes du masque social et des ténèbres intérieures, qui animeront les divers débats entre les invités. À son côté, la jeune Ingrid Torelli fait office de co-MVP dans le rôle de la possédée, canalisant Linda Blair, apportant une intensité brute à son rôle avec une performance à la fois crédible – c’est une gamine – et terrifiante – c’est une gamine possédée par un démon. En parlant des invités, quoique la qualité de l’interprétation soit inégale, leurs interactions sur le plateau ajoutent une tension dramatique et un sentiment d’imminence tragique. Aux côtés de la jeune possédée, le magicien sceptique joue un rôle tout aussi crucial : son cynisme et son incrédulité, qui nous le rendent à la fois divertissant et antipathique, apportent un contraste frappant avec la terreur surnaturelle en attente. Il représente le point de vue rationnel, ancré dans la logique, mais même lui ne peut rester indifférent à l’escalade des événements. Ensemble, ces personnages enrichissent le film, transformant le talk-show en un véritable champ de bataille entre le scepticisme et le surnaturel, entre la réalité et l’illusion, à une période de l’histoire des USA où le public américain, las d’une éreintante décennie 1970, n’avait qu’une seule envie, s’évader le plus loin possible de leur sinistre quotidien, avec de l’entertainment le plus haut en couleurs possible.
Hélas, le manque de rigueur du scénario de LNWTD fait la limite d’un film formellement épatant, à l’exception de quelques effets spéciaux numériques un peu cheap. Par exemple, les frères Cairnes ont SI BIEN filmé leur talk-show qu’on aurait aimé qu’ils trouvent le moyen narratif de se contenter des caméras du plateau, celles filmant en couleurs au format 4/3, pour raconter leur histoire, plutôt que de recourir à une équipe de tournage de making-of fictive pour montrer ce qui se passe en coulisses – fort heureusement, le grain de la pellicule est présent à l’image dans les deux cas ! Autre exemple, on se serait bien passé de quelques entorses à la cohérence de l’ensemble, comme les scènes d’hypnose, dont une nous vaut un coup de « body horror » parfaitement portnawakesque. On aurait également aimé que le film dure un bon quart d’heure de plus, qu’il aurait pu consacrer à sa jeune possédée, par exemple, plutôt que [spoiler alert !] de s’égarer avec son histoire d’Illuminatis des bois et d’épouse sacrifiée sur l’autel de son ambition, pas inintéressante, mais pas vraiment vitale (le coup du pacte avec le Diable, on a vu ça 100000 fois) [/spoiler off]. Ce quart d’heure supplémentaire aurait par ailleurs permis à son dénouement d’être moins abrupte et… discutable, du point de vue de la cohérence, là encore, quoiqu’on puisse mettre cette sortie de route sur le compte des pouvoirs d’Abraxas prenant possession de la transmission, who the fuck knows ?
Et puis que voulez-vous ? J’ai ENVIE d’aimer ce film. Michael Ironside fait la voix-off. MICHAEL IRONSIDE, en VOIX-OFF. Idée de génie. La voix profonde et autoritaire du légendaire antagoniste de Total Recall prête une dimension presque prophétique à certains segments du film, ce qui ne fait que renforcer son atmosphère déjà dense.
En fait, en réfléchissant à son maniement du langage de l’épouvante, on se rend compte que la force de LNWTD réside non seulement dans ses performances et son ambiance, mais aussi dans la manière dont il parvient à subvertir les attentes. Là où beaucoup de films d’horreur indépendants succombent à la tentation de l’excès, le « found-footage » des frères Cairnes fait le choix de la nuance et de la discrétion durant l’essentielle de sa durée, porté par leur compréhension manifeste de ce qui fait fonctionner l’horreur psychologique : l’attente, l’incertitude, le malaise croissant. LNWTD rappelle inévitablement quelques films cultes et bien salissants du genre, et ressort de la comparaison avec un peu de casse, mais il se distingue miraculeusement par sa capacité à créer une expérience unique, presque interactive, où le spectateur se sent immergé dans ce talk-show plus vrai que nature. On peut presque sentir les vibrations du plateau, les regards furtifs de l’équipe technique, les rires nerveux du public, et puis il y a aussi la présence bien inquiétante de ces spectateurs aussi mutiques que masqués : tout est orchestré de manière à maintenir une tension constante, suspendue à la question : QUAND est-ce que ça va dégénérer ?
Et quand le moment arrive ? [Spoiler alert !] Si la fin semble brusque, problème évoqué plus haut, d’aucuns pourraient la trouver… étrangement appropriée. Dans un monde où tout est contrôlé, surveillé et scripté, une fin chaotique, sauvage, et apparemment hors de contrôle reflète peut-être la VRAIE nature de la terreur : imprévisible, incompréhensible, et profondément perturbante parce qu’échappant à notre perception de la réalité (les morts des invités sont quand même assez grotesques et mesquines, QUI s’attend à ce que la belle doctoresse June Ross-Mitchell finisse si mal, par exemple ?) [/spoiler off]. En fin de compte, c’est cette incohérence calculée qui pourrait bien faire de LNWTD un film qui restera dans les mémoires, malgré ses ratés, malgré l’impact mineur de sa dénonciation du sensationnalisme des médias. Pas un chef-d’œuvre, mais une expérience cinématographique unique rappelant brillamment les montagnes que peut soulever le cinéma indépendant, avec suffisamment de talent et débrouillardise. C’est une bouffée d’air frais, un rappel que l’innovation et la créativité peuvent triompher, même avec des moyens limités, et qui mérite d’être vu, à une époque où l’horreur commerciale tend souvent à privilégier les recettes éprouvées aux dépens de l’originalité.
Note
– La polémique sur l’IA, voir image ci-dessous : rien à battre. Autant le phénomène de l’IA m’inquiète au plus haut point pour ses effets sur l’industrie du cinéma et un tas d’autres pans de la société, autant son utilisation par LNWTD est inoffensive au possible.
– Quelques captures d’écran, pour le plaisir :