Critiques

Welcome Back (Aloha)

C’est quoi, ce bordel ? Voilà la question qui a assailli les amateurs du cinéma de Cameron Crowe et quantité de cinéphiles avisés lorsqu’ils ont appris, au début de l’été 2015, l’annulation de la sortie française de son nouveau film Welcome Back. On parlait quand même de Cameron Crowe, le réalisateur du méga-hit Jerry Maguire, du chef-d’œuvre sur le rockn’roll Presque célèbre, et de cet autre hit qu’a été son remake d’Abre los Ojos, Vanilla Sky. On parlait quand même d’un film avec Bradley Cooper, tête d’affiche, Emma Stone, « it girl » en passe de devenir actrice oscarisable, Rachel McAdams, semi-tête d’affiche, et dont le « supporting cast » comprenait des comédiens comme Bill Murray, Alec Baldwin, et Danny McBride (d’Eastbound & Down). Pour une « romcom » probablement pleine d’humour et d’une douce excentricité, le genre du cinéaste, tenant place dans le cadre paradisiaque de Hawaii. Bien qu’Aloha, le titre original, soit inévitablement supérieur au titre « français » (sic), et que ses deux précédents films, Rencontres à Elizabethtown et Nouveau Départ, aient été des déceptions, face à cela, on ne pouvait que penser « Welcome Back ! »… mais voilà que bye bye, Aloha, rendez-vous peut-être en VOD, si l’on est sympas. Quel était donc ce bordel ? « La loi du marché », nous aurait peut-être répondu la Fox si elle nous avait entendus : produit pour trente-sept millions de dollars, Aloha n’en a rapporté que vingt. Vingt misérables millions de dollars. À peine deux milliards cinq-cents millions de yens, l’argent de poche d’Elon Musk. Avec un casting pareil. Avait-on affaire à une terrible injustice ? Ou à un four bien mérité ?

Ignorer la polémique

L’inquiétant, c’est que ledit échec n’était pas une explication suffisante à ce traitement impitoyable : le cinéma US nous amène chaque année son lot de machins médiocres aux résultats domestiques pourtant peu engageants car si la distribution à l’étranger coûte de l’argent, elle a également sauvé bien des films.

Une pièce à charge s’est alors ajoutée d’elle-même au dossier : la polémique visant le casting de la (très) blanche Emma Stone dans le rôle d’Allison Ng, métisse à deux quarts blanche, un quart chinoise, et un quart hawaiienne. Notre époque est celle de la diversité, et sur les réseaux sociaux, des voix bien bruyantes ont reproché à la production de ne pas avoir confié le rôle à une actrice correspondant ethniquement au personnage, voyant là un énième cas de « white-washing » (l’acte de faire jouer à des acteurs blancs des personnages non-blancs). Bon. Autant dégager illico l’éléphant de la pièce : pas aussi prompt que les antiracistes à voir là-dedans une dangereuse manifestation du suprémacisme blanc, je qualifierai cette polémique d’à la fois compréhensible, parce que le reproche se tient, Emma Stone n’est PAS Eurasienne, et un peu ridicule, ce pour trois raisons. D’une, j’ai vu, dans le monde réel, des bizarreries génétiques presque aussi extrêmes, comme une fille de père 100% japonais aux cheveux châtain clair, aux yeux bleu-vert, et recouverte de taches de rousseur pour parfaire la bizarrerie, s’il-vous-plait – la forme amande de ses yeux est bien tout ce qui vendait la mèche. De deux, le fait qu’Allison Ng saoule tout le monde avec son quart hawaïen alors qu’elle n’a l’air ni hawaïen, ni même asiatique, et se prend des taros pour cette raison, EST UN PEU L’IDÉE. C’est un peu un ressort comique du film. Par ailleurs, se plaindre de la faible présence des natifs dans l’intrigue revient à se plaindre de ne pas voir beaucoup de rôles parlants japonais dans Lost in Translation, comme l’ont fait d’autres antiracistes mal lunés à l’époque : l’histoire ne s’arrête simplement pas sur eux. Enfin, ne pas oublier que par le passé, moult grands acteurs ont joué des personnages d’origine étrangère dans moult grands films (Sean Connery dans Octobre Rouge est un exemple). DONC… génétiquement possible, en étant un peu flexible… justifié par le scénario… on ajoute la nécessité de stars pour vendre un film à un studio… on mélange le tout… on garde son cerveau à l’entrée… voilà, ça, c’est fait.

Maintenant, il ne faut pas se leurrer. Si Aloha avait cartonné au box-office, les chouineurs professionnels n’auraient pas dissuadé la Fox de sortir son succès chez nous. L’échec commercial est la source de l’annulation – la loi du marché, encore une fois. Non, si le film s’est royalement planté, c’est, hélas, pour une raison à la fois plus tordue et plus simple : il semble avoir VRAIMENT tout fait pour.

C’est raté, oui, mais ça l’est curieusement

Aloha est raté. Et quand je dis raté, c’est BIEN, hein. À faire passer Nouveau départ, le précédent, neuneu, et oubliable film de Cameron Crowe, pour un magnum opus. Au risque d’inquiéter certains, c’est ce que le réalisateur nous a proposé de moins bon à ce jour, encore moins bon qu’Elizabethtown, qui avait été la première touchante douche froide pour les amateurs de son cinéma. C’est un problème parce qu’on n’avait vraiment pas besoin de ça. De cette petite créature malingre symptomatique de l’avachissement d’un ex-golden boy qui, en quinze ans, n’a donc pas été foutu de réaliser UN bon film. Sans qu’on ne sache vraiment pourquoi. L’inspiration. Le mojo.

Un flou total. Avec Aloha, on se retrouve dans l’horripilant cas de figure où quelque chose ne va VRAIMENT pas, sans que l’on soit capable de l’identifier précisément. Enfin, difficile de louper que le problème a commencé dès l’écriture : le scénario d’Aloha part dans tous les sens, mélangeant romcom promeneuse dans un cadre exotique, comédie dramatique familiale, comédie tout court avec des comédiens connus, exploration du folklore hawaiien agrémenté d’un soupçon de trip mystique, film politique engagé sur l’indépendantisme hawaïen, la privatisation du secteur militaire et l’indépendance de l’espace extra-atmosphérique (!!!) et thriller parfaitement improbable sur la toute fin, comme si Crowe avait voulu y mettre toutes ses lubies du moment, raconter à la fois un buddy movie sexué (les personnages de Brian Gilcrest et Allison Ng s’entendant difficilement au début, le premier étant un quadra cynique et la seconde une jeune candide, avant d’apprendre à se connaître et bla, bla, bla…), des retrouvailles existentiellement difficiles d’anciennes flammes qui s’étaient perdues de vue (Gilcrest renouant avec son amour de jeunesse Tracy, désormais mariée, deux enfants), les interactions tout aussi gauches d’un ex-militaire de renom avec ses anciens frères d’armes, un conflit entre deux mondes basé sur un problème politique bien réel (Gilcrest débarquant à Hawaii pour convaincre les sages de l’île, très patriotes, d’adouber le projet de son patron milliardaire, très nomade, de lancer un satellite dans leur ciel…), et la révélation bien dramatique liée à la fille de Tracy. Oui, c’est le bordel. Du début à la fin, le film ne sait pas ce qu’il est. Ses sous-intrigues, dont le nombre excède les cinq-six alors qu’une romcom ne doit en compter que deux ou trois au maximum, se marchent sans cesse dessus. Et Crowe fait comme si tout cela était parfaitement normal. Comme si le gars, en vacances d’été avec ses amis comédiens bôgosses et belgosses, avait décidé de sortir sa caméra et de les filmer en train de faire des trucs qu’il vient d’écrire sur un coin de serviette – un bon tiers du film a des airs de « behind-the-scenes » – en comptant sur le fait qu’il arrivera bien à en tirer un film au montage. Aloha est un film dont on perçoit sans mal ce qu’il a pu avoir de bonnard dans l’esprit de son réalisateur.

En résulte un bordel sans nom, l’inconstance et l’instabilité faites film, un récit nomade comme le personnage du milliardaire, dont la nature bordélique génère son inévitable lot d’incohérences (cf. le personnage de Woody parlant au tout début du film, puis étant présenté par sa femme comme quasi-muet, puis parlant de nouveau, puis redevenant muet quand nécessaire), et contamine à peu près tout. Chaque sous-intrigue souffre plus ou moins gravement des interférences avec les autres, aucune n’étant jamais convenablement développée. L’intrigue familiale souffre de ce fatras d’« à peu près » [spoiler de trois lignes alert !] parce que le personnage de la fille insoupçonnée a bien trop peu de temps d’antenne, Crowe ayant étrangement décidé de se concentrer davantage sur le personnage de son petit-frère QUI N’EST POURTANT PAS LE FILS DU HÉROS (sic). Crowe a agrémenté les jolies scènes chez les indépendantistes hawaiiens d’un sous-texte sur la spiritualité hawaiienne et d’une dose de mysticisme local, notamment à travers une scène de rituel, et tout cela est fort sympathique… mais tombe à chaque fois comme un cheveu sur la soupe, donne l’impression d’avoir été improvisé par le réalisateur qui s’est dit « hey, on est à Hawaii, autant en profiter ! ». Enfin, exemple des exemples, l’intrigue du projet de lancement du satellite traite de sujets fort intéressants, et ce qu’elle en dit ne manque pas de pertinence… mais c’est maigre, et noyé dans un développement ridicule [spoiler jusqu’à la fin du paragraphe alert !] qui atteint son acmé quand Gilcrest, jusque-là suffisamment ambigu moralement pour servir très consciemment les intérêts du magnat Welch, venant à peine de neutraliser les tentatives de hacking de la mission spatiale par les Chinois en tapant sur des touches (moment WTF #01), décide à la dernière minute qu’en fait, il avait tort, que Blondinette avait raison, que la guerre, c’est mal, que le capitalisme sauvage, point trop n’en faut, et fait sauter ledit satellite du milliardaire malintentionné avec l’aide à distance d’un pote nerd forcément gros parce qu’ainsi le sont-ils au cinéma (moment de WTF #02). Il y a l’imprévisible bien, et il y a l’imprévisible, euh, pas bien.

La romance entre Gilcrest et Allison ne tire son épingle du jeu QUE grâce à leurs interprètes et à la direction d’acteur. [Spoiler jusqu’à la fin du paragraphe alert !] L’antipathie que le premier manifeste à l’égard de la seconde au début du film manque complètement de sens, même dans une dynamique de « buddy movie » (notamment parce qu’elle est adorable dès le départ), et le rend de fait antipathique pour un moment, et la romance ne s’imposera jamais VRAIMENT parce que Crowe n’a clairement pas su par quel bout la prendre : la progression des sentiments entre les deux personnages déconcerte, elle tombant trop vite raide dingue de lui (comme si un tas de scènes entre eux manquaient…), lui prenant trop son temps avant de sauter à pieds joints sans transition, et la partie romcom en elle-même (« will they, won’t they ? ») démarrant bieeeeen trop tôt, dans l’étrange scène de l’écoute téléphonique (WTF #03). Après le prévisible clash entre les deux personnages, le film donne alors l’impression d’oublier totalement Allison et renvoie Gilcrest du côté de l’ex-flamme Stacy histoire d’aborder vite fait la question de la fille insoupçonnée… Et pourtant, dans ce plantage en règle, cette romance restera comparable à un rayon de soleil traversant une purée de poids… essentiellement, comme je l’ai suggéré plus haut, grâce à l’alchimie entre deux acteurs au côté desquels on prend plaisir à être.

Les personnages secondaires sont d’autres dommages collatéraux. Bill Murray, dont le personnage démarre plutôt bien avec des scènes comme celle du massage express de Gilcrest (du bon WTF), disparait quasiment de la circulation dans le deuxième acte pour revenir en… méchant dans le dernier… alors que Crowe lui avait donné la réplique la plus positive du film un peu plus tôt (eeeeet on retourne au mauvais WTF) ; après une brève apparition à mi-chemin, Alec Baldwin disparait à son tour et ne réapparait qu’à la fin, pour gueuler, parce que c’est drôle ; Danny McBride fait de la figuration ; quant à la Ivana Milicevic, de la série Banshee, elle ne sert strictement à rien dans un rôle indéfini. Elle sourit beaucoup. Peut-être son personnage était-il initialement plus consistant et a-t-il fini sucré sur le banc de montage, lui aussi ? On a eu droit au délicieusement long director’s cut de Presque Célèbre, film qui était DÉJA formidable… mais mieux vaut ne pas attendre le même traitement avec Aloha. Alors, bye bye toi aussi, Ivana, et presque bye bye pas mal de monde, en fait.

Bien sûr, la casse serait indubitablement limitée sans un travail de montage aussi aléatoire que les planches de bédé d’un gamin de huit ans atteint de déficit de l’attention, et il se pourrait que le scénario n’ait initialement pas été aussi catastrophique que suggéré… mais peu importe, au fond : en sa qualité de scénariste et réalisateur de ce film dont il a eu le final cut, Cameron Crowe est l’entier responsable du fiasco. C’est lui qui a pris cet amas de moments et les a assemblés en un film terriblement décousu qu’il a fait traverser à des acteurs dont seule une poignée a été capable de s’y retrouver. Le rythme de son film ne pouvait qu’en pâtir. Je connaissais sa durée avant d’en démarrer le visionnage, et malgré ça, à un moment donné, je n’ai pas su dire si j’en étais au milieu, au dernier tiers… ou à la fin du premier. Ça, c’est Cameron Crowe réalisant Aloha.

Qui dit « affreusement inégal » dit qu’y a aussi du bien

Alors, pour peu que le spectateur ne soit pas d’une humeur guillerette et/ou n’ait pas le temps pour ces conneries, l’envie ne lui manquera pas d’envoyer balader Aloha – et si l’on a affaire à un ancien fan du réalisateur, cela ne pourra qu’aggraver la situation parce qu’il ne pourra s’empêcher d’imaginer ce que le film aurait donné vingt ans plus tôt. Et ce sera tout à fait compréhensible. Après tout, il y a une limite au foutage de gueule.

L’auteur de ces lignes déteste les films tournés entre potes qui essaient de se faire passer pour du cinéma respectable, et il a vaguement laissé entendre, au début de cette critique, qu’Aloha en est un. J’assume, mais c’est un peu plus nuancé que ça. Le film manque grossièrement de rigueur, mais on ne peut le réduire à ce seul manque de rigueur. D’abord parce qu’il est dénué de tout cynisme ; il est juste à la ramasse, dépassé par sa propre entreprise. Ensuite parce que ce serait trop simple. Pas avec ce réalisateur, si peu inspiré fût-il. DONC. Par souci d’intégrité, je dois reconnaître que le visionnage d’Aloha m’a, malgré tout, procuré un certain plaisir.

Oui, parce que les carences de rigueur et de cohésion n’empêchent pas les sentiments, j’en ai tiré un certain plaisir, entre autres raisons parce que je lui ai trouvé… comme une âme. Une âme suffisamment généreuse pour faire avancer, bon an, mal an, un corps malingre et chétif MAIS joliment halé et recouvert de beaux colliers à fleurs. Une âme assimilable à un charme. Un charme permettant une certaine implication émotionnelle, bon an, mal an. Malgré sa continuité stylistique, le film de Crowe parait parfois un emboitement plus ou moins malheureux de scènes issues de films différents, et cela ne peut qu’en faire un spectacle inégal, mais cela signifie qu’il y a des choses moins ratées que d’autres à en tirer. Le dernier échange entre Gilcrest et Woody (formidable John Krasinski de The Office), muet mais viril, qui a donné aux deux acteurs l’occasion de JOUER, quelque chose d’assez rare qui plus est, et où s’expriment plus de choses – en l’occurrence sur l’avenir de leur petite famille – que dans la plupart des scènes dialoguées du film. Cette scène où Allison, pleine de sa bonne volonté caractéristique, se prend à jouer de la guitare aux côtés des indépendantistes hawaiiens dans une humeur aussi accueillante que bon enfant. La toute fin devant la vitrine de l’école de danse, que l’on peut qualifier, pour le coup, de très jolie. En parlant de danse, celle qui unit brièvement mais électriquement Emma Stone à Bill Murray lors de la soirée de Noël – trois scènes sans dialogues, si cela signifie quelque chose… Oui, je cite des scènes réussies d’un film. Et ? Au risque de paraître neuneu, c’est également pour ça qu’on va au cinéma. On regarde le film, on en sort, on se demande ce qu’on en a tiré de bon et ce qu’on a trouvé mauvais, et l’on avise. Assurément, avec Aloha, la tâche n’a pas été SI aisée.

Crowe a toujours été un bon directeur d’acteurs. Sans lui, le sympathique Cuba Gooding Jr n’aurait jamais eu son Oscar 1997 du meilleur acteur dans un second rôle pour sa performance dans Jerry Maguire. Sans lui, Stillwater ne serait pas le groupe de rock le plus crédible du cinéma hollywoodien (Presque célèbre). Bill Murray, Alec Baldwin et Danny McBride déçoivent non pas parce qu’ils jouent mal mais parce qu’ils sont sous-employés, à commencer par Murray, dont le gaspillage est difficilement pardonnable. Rachel McAdams a besoin d’un peu de temps pour faire exister son personnage, la faute d’un film qui ne lui consacre AUCUNE scène exclusivement, une autre raison pour laquelle l’intrigue familiale peine, et malgré cela, son personnage finit par éclore, notamment au contact du Woody précité, et ses tourments romantiques finissent par toucher. J’ai beau avoir défini le duo amoureux Gilcrest/Ng comme l’intrigue qui fonctionne le mieux (ou le moins mal) du film, c’est en la présence de McAdams, avec qui il avait déjà joué dix ans plus tôt, dans Serial noceurs, et celle de Krasinski, et celle de la fille, en d’autres termes, dans l’intrigue familiale, que Bradley Cooper aura l’occasion de jouer. À l’exception de ces beaux moments et de la scène de rupture entre Gilcrest et Ng, son personnage paiera un peu la difficulté légitime que l’acteur a eu à le cerner, et Bradley Cooper en sera réduit à faire du Bradley Cooper.

Cela sera-t-il pour autant désagréable ? Nope. Parce qu’en dépit de son incapacité à définir son propos, à définir son ton, à SE définir, Aloha a UNE caractéristique commune à toutes ses scènes : il est PEINARD. Même avec son antagoniste torturé, même avec ses histoires de satellite armé et de progéniture, même quand ça crie, même quand ça pleure, le film reste peinard. Parce qu’on sait qu’on a affaire à quelque chose de mineur, à une récréation estivale. L’antagoniste est gentiment torturé, le satellite est gentiment armé, et même quand ça pleure et que ça crie, ça reste gentil. Et peinard. Ce que nous propose le film ne doit pas nourrir la moindre attente démesurée. Les choix musicaux d’Aloha, tous très satisfaisants (en plus des chansons traditionnelles, on a The Who, Elvis Presley, les Rolling Stones, David Crosby, Tears for Fears…), participent justement de cet effet. Ce qui transparaît d’esprit, de l’âme susmentionnée, ce que le film a de plus « crowesque », est à trouver dans l’utilisation de ces hits musicaux (n’oublions pas l’importance de la musique dans la vie du réalisateur, la fin de Jerry Maguire et tout Almost Famous l’ont suffisamment établi)… en plus du personnage d’Allison Ng, naturellement.

Le monde est stone

J’en arrive donc à ce qui sauve Aloha de l’oubli, à l’effet spécial d’un film qui n’a pas grand-chose de spécial : Emma Stone en Allison Ng. Il faut croire que j’aime les manic pixie dream girls du cinéma de Crowe…

Après avoir hanté la pellicule avec sa performance aussi hallucinée qu’oscarisable d’ex-junkie blanche comme un cul dans l’immense Birdman d’Iñárritu (mon dieu, cette scène où elle détruit son père !), l’actrice apparaît ici sous une forme aux antipodes, athlétique, sans fard, le teint hâlé qui fait briller ses tâches de rousseur et gonfle d’or ses cheveux blonds : son étrange beauté, car toujours ceinte de ces deux yeux immenses capables de chiper à Amanda Seyfried son pseudonyme de Grands Yeux, est ici éclatante, éclairée à sa juste valeur, comme l’est l’île, par la belle photographie d’Eric Gautier. Excusez-moi d’insister un peu lourdement sur son charme, mais l’insistance est justifiée, car le spectacle est solaire : en appréciant ce qu’on voit, on appréciera d’autant plus aisément la Allison Ng qu’elle campe, fille délicieusement cartoonesque à qui certains reprochent son côté over-the-top alors que c’est JUSTEMENT L’IDÉE, et plus joli personnage féminin de la filmographie de Crowe, devant la Janet de Singles et même la Penny Lane de Presque célèbre. Tirée à quatre épingles dans son uniforme impeccablement repassé, le museau constamment alerte comme si elle ne sortait jamais vraiment de son F-22, l’actrice, parfaite en première de la classe aussi gauche que borderline à force de vouloir trop bien faire (un cliché, mais un cliché fun), consacre à Aloha tout son talent de comédienne et chacune de ses apparitions est un régal, même quand le scénario, toujours paumé, maltraite un peu son personnage.

Justement, on notera qu’Emma Stone est un peu filmée à part. Elle traverse sporadiquement la bulle de la famille Woodside et se niche un temps dans celle du protagoniste, mais elle a son monde à elle. C’est très bien comme ça : Crowe ayant bâclé sa partie romcom, il vaut mieux prendre le personnage d’Allison comme un électron libre, qui s’avérera simplement être le « love interest » du héros à la fin. De fait, on peut voir en elle le cœur du film. Après tout, c’est avec Bill Murray qu’elle anime ce qui est peut-être SA meilleure scène, dont j’ai parlé plus haut, leur danse improbable sur I Can’t Go For That de Daryl Hall & John Oates…

Oubliez la haine, c’est Hawaii.

Soyons honnête : mon appréciation du film aurait probablement été toute autre si j’avais découvert le film en salle, le jour de sa sortie initialement prévu, alors que je l’attendais comme le retour en grace de son réalisateur. Avant que la toile ne refroidisse l’assistance avec ses échos catastrophiques. Telle que la chose s’est produite, la déception n’a pas pu jouer puisqu’avec lesdits échos, je m’attendais finalement à une catastrophe industrielle, à une insulte au septième art, à l’opposé de Batman, pour citer Abed Nadir… ce qu’Aloha n’est pas. Oui, c’est un ratage spectaculaire, à tel point qu’on comprend les mails alarmés de l’ex-patronne de Sony (1), mais en faire un objet de détestation est d’une absurdité sans nom. Oui, il n’arrive pas à la cheville des films que nous a offerts son réalisateur à sa grande époque. Mais, amis cinéphiles, il faut savoir aller de l’avant. Jerry Maguire, c’était il y a vingt-cinq ans.

Aloha n’est PAS un naufrage… c’est une traversée cahoteuse mais sympathique à bord d’un rafiot mal branlé mais coloré, en compagnie de gens qui savent le maintenir à flot, sur une mer d’azur. Alors, oui, oubliez donc la haine : vous êtes à Hawaii.

Notes

(1) Extrait de la partie trivia d’IMDb : « in one of the e-mails, Amy Pascal (then the co-chair of Sony Pictures Entertainment) wrote that many aspects of the movie’s characters and plot made “no sense. I’m never starting a movie again when the script is ridiculous, and we all know it. I don’t care how much I love the director or the actors. It never, not even once, ever works. As much as I want movies (to release), this is way worse. At least the marketing departments at both studios have something to sell that looks big and glossy. We have this movie in for a lot of dough, and we better look at that. Scott Rudin didn’t once go to the set. Or help us in the editing room. Or fix the script. »
– « You’re gonna skin your knees on eternity, brah. »
– Regardez-moi ce plan, ci-dessous, et dites-moi qu’il n’est pas topissime.

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