Critiques

The Whale

Darren Aronofsky, réalisateur acclamé de films acclamés comme Requiem for a Dream et Black Swan, mais aussi de fours flingués par la presse comme The Fountain et Noé, en somme, un cinéaste culte adulé par les uns et détesté par les autres au sujet duquel la critique de cinéma peine en fait à se positionner depuis vingt-cinq ans, est d’une telle trempe de cinéaste que MÊME lorsqu’il ne réussit qu’À MOITIÉ son pari, le résultat demeure plus captivant que la majorité des films américain mainstream. The Whale n’échappe pas à cette règle. En fait, The Whale pourrait bien ÊTRE cette règle. Quoiqu’inégal, notamment en raison de son approche hasardeuse des thèmes de la religion, de la tolérance, et de l’homosexualité, qui lui font enfiler les platitudes, le film d’Aro réussit à captiver par la seule force d’une mise en scène atmosphérique, viscérale, et incroyablement concentrée, c’est-à-dire entièrement consacrée à faire ressentir au public une palette d’émotions que le cinéaste a davantage maîtrisée que certains de ses dialogues, de toute évidence. Et l’auteur de ces lignes fait partie des grands, GRANDS amateurs du décrié Mother!, chef-d’oeuvre multisensoriel bieeeeen plus réussi que le présent film soit dit en passant, c’est dire s’il est flexible. Et pourtant, j’ai failli snober The Whale. La perspective d’un huis clos craspec, la thématique de l’homosexualité qui m’en touche une sans faire remuer l’autre, le marketing lourdingue avec la bouille gaga de l’acteur Brendan Fraser en gros sur l’affiche, l’air conçu pour faire chouiner aux Oscars… ça m’avait l’air trop calculé. J’ai dû me remémorer les meilleurs moments de la carrière du cinéaste pour trouver la motivation, la passion. Con que j’étais : même les mauvais Aronofsky MÉRITENT la putain de salle de cinéma. Surtout en ces heures sombres où les salles prennent cher, euh, dans les deux sens. Et comme tout n’est qu’affaire de mise en scène et d’amour pathologique du cinéma, une poignée de scènes ont suffi à me faire signer, surtout lorsqu’elles ont été éclairées par un duo créatif aussi explosif que celui qu’Aro forme avec son chef opérateur Matthew Libatique, immense surdoué à qui l’on doit aussi la photographie du décevant MAIS joli à voir Maestro

Par exemple [attention, critique remplie de spoilers], celle du face-à-face décisif avec le personnage de l’ex-épouse, jouée par une Samantha Morton qui méritait l’Oscar du meilleur second rôle pour sa performance hantée d’un petit mais puissant quart d’heure – Hong Chau fait un excellent travail dans le rôle de l’amie fidèle, mais Morton reste la « MVP » du casting derrière Brendan Fraser. Gardons-nous de TROP en faire sur l’interprétation : le fait est qu’il a fallu cette scène, arrivant aux alentours d’1h15, pour que The Whale me mette définitivement dans sa poche, alors que j’avais déjà passé plus d’une heure à apprécier la performance indéniablement brillante de Fraser, solidement dirigé par un cinéaste qui a toujours été un grand directeur d’acteurs (voir ce qu’il a fait avec Mickey Rourke !). La force tourmentée de ce face-à-face à la fois tendre, sa tension ne tenant parfois qu’à un geste d’affection en apparence trivial, et impitoyable, ses protagonistes restant des êtres brisés qu’un rien peut braquer, tient à la mise en scène d’Aro, concentrée sur les expressions faciales et le détail des dialogues, ayant le bon goût de ne pas négliger les plans larges incluant tous les personnages pour rendre hommage à la pièce adaptée (et permettre au public d’apprécier le travail du chef décorateur Mark Friedberg) (1), et suffisamment sûre d’elle pour se passer d’accompagnement musical une fois que les deux ex-époux se retrouvent seuls sur scène. Aro a fait de cette confrontation un climax avant le climax, exploitant au maximum le potentiel visuel de l’interaction entre les personnages, doublant l’impact dramatique des révélations sur le passé du protagoniste, et se servant de cette scène comme d’un catalyseur parfait pour le développement de l’intrigue à un moment où l’on se demandait où le film comptait nous emmener.

Parce que jusque là, ce n’est donc pas très clair. C’est entre autres pourquoi j’avais des réserves, même une fois confortablement installé dans la salle, craignant que la dramaturgie de la pièce de théâtre ne peine à captiver sur grand écran – challenge de toute adaptation de huis clos –, ou encore que le « fat suit » ne marche pas suffisamment (quelques plans piqueront les yeux, et pas en bien), ou encore que le film ne vire à l’« humiliation porn » misérabiliste, car le protagoniste s’en prend quand même PLEIN la gueule, et le réalisateur qui le filme et TRÈS doué à filmer la violence brute, jusqu’au haut-le-coeur. Un des challenges de The Whale était de nous faire ressentir une empathie réelle à l’égard du protagoniste, et donc de nous faire accepter la logique de son interminable suicide, sans qu’on se sente grossièrement manipulé. Ce n’était pas évident. On a connu êtres humains frappés de tragédies bien plus dégueulasses encore que la sienne et s’accrochant malgré tout à la vie plutôt que de se laisser dégénérer. Et en ce qui me concerne, le jury peinait à s’entendre sur un verdict avant la scène de Samantha Morton.

Ce qui ressort souvent des films d’Aro, c’est sa capacité à plonger tête la première dans chacune des histoires qu’il nous conte, peu importe qu’elle soit d’une noirceur à donner envie de se la prendre et de se la mordre, et quitte à recourir à des procédés un peu lourdauds dans le but de nous faire RESSENTIR ce que nous sommes censés ressentir. Le parcours de Charlie est marqué par une quête de sens et de rédemption malgré ses erreurs commises dans le passées et le poids du regret, et si, en théorie, tout cela se tient parfaitement, cet élément de l’intrigue nous vaut une dimension spirituelle un peu maladroitement traitée, dont le spectateur à sang froid retiendra surtout le propos super tarte sur le fait d’« être soi-même » (wouaaaaah). Dans l’ensemble, comme je l’ai suggéré plus haut, The Whale n’est pas toujours convaincant dans son propos : l’inexorabilité de la dégénérescence du protagoniste finira par être acceptée sans pour autant être à 100% claire, et si faire du personnage de la fille Ellie une TELLE peste permet à Aro de jouer avec les notions de préjugés et de déterminisme (comment une pareille enfant pourrait-elle bien tourner ?), on ne peut s’empêcher de penser, par moments, qu’il en a fait UN PEU TROP. Le surdosage d’effets mélodramatique est un classique dans son cinéma. Cette inégalité dans le traitement des thèmes empêche le film d’atteindre une profondeur cohérente et soutenue, ce qui est bien dommage, compte tenu de l’ambition du projet… même si le message passe, au bout du compte, que la positive attitude du protagoniste finit par tenir la route alors qu’elle paraissait la plupart du temps hautement délirante, et que son destin, quoique tragique, constitue une réflexion pertinente et poignante sur la condition humaine et notre capacité de résilience.

Puis le film clarifie son propos, et même son identité, après l’apparition de l’ex-épouse. Et à la fin, totale transparence, votre serviteur s’est retrouvé, sans transition, à chialer comme un con en même temps que ce pauvre Charlie, se demandant comment c’était possible, parce qu’il détestait cette peste d’Ellie il y a encore deux minutes ! Comment c’est possible ? Simple : la mise en scène d’Aronofsky, faut suivre, un peu. Notamment dans sa façon de filmer les interactions bien gauches entre Charlie et ladite peste et l’évolution de ses cadrages et de la photographie en phase avec celle de leur relation pour le moins dysfonctionnelle. Le talent de Samantha Morton a été loué : par souci d’équité, louons la performance elle aussi sensationnelle de la mimi Sadie Sink, de Stranger Things (la choisir pour jouer la fille de Samantha Morton et Brendan Fraser aurait dû valoir un Oscar au responsable, et j’aurais adoré voir davantage des deux actrices), dans un intéressant rôle de génération Z über-névrosée qui m’a rappelé une autre fille adolescente du cinéma d’Aro, celle de The Wrestler, mais est partie pour laisser un souvenir bien plus vif qu’Evan Rachel Wood. Il faut dire qu’Aro lui a donné un rôle extrêmement divertissant, tant dans la comédie (voir sa façon de jouer avec le personnage de Thomas, qui se demande constamment si cette gamine se fout de sa gueule ou est plus simplement une psychopathe) que le drame (on croit à certains moments qu’elle est une authentique ordure, et les enfants acteurs ont rarement l’occasion de jouer ça), et qu’il l’a placée aux premières loges pour le climax, lumineux dans tous les sens du terme. The Whale n’est pas parfait, ça a été posé. The Whale a été un pari, pour Aronofsky. Aronofsky avait intérêt à gérer un des grands moments de la pièce, le twist final révélant l’auteur du texte. Pari réussi à 100%, de ce point de vue : c’est lui qui transforme le final en authentique claque émotionnelle, celle qui te fait sangloter de manière incontrôlable, faisant payer au centuple l’étrange attachement du protagoniste à ce texte qui ne paie pas de mine, éclairant soudain des mille feux du jour un drame jusque là bien, bien éreintant, presque claustrophobique, avec son usage totalement justifié du format 4:3 (parvenir à jouer la partition « feel-good » sans se planter dans un film avec une pareille histoire demande du cran). Il faut dire que la composition élégiaque de Rob Simonsen a été d’une grande aide : bien que silencieuse lors de LA confrontation entre Charlie et son ex, elle joue un rôle essentiel dans l’atmosphère du film, accompagnant les scènes clés avec une grande délicatesse et une grande puissance émotionnelle, contribuant à créer une ambiance mélancolique et introspective en parfaite adéquation avec le ton du film, qui, en dépit de son dénouement, ne cèdera jamais à l’amertume (2). Dans tous les cas, oui, j’ai chouiné. Et vous savez quoi ? J’ai appris à me fier à mes émotions.

C’est un peu ça, le cinéma d’Aronofsky. Il n’est pas seul à parier, le spectateur parie aussi. Parie sur la capacité du cinéaste à l’emmener à bon port, malgré la sale gueule de la météo. Si son film ne brille pas particulièrement par ses considérations existentielles, il convainc en revanche bien plus par son approche réaliste et sans concession des sujets sociaux et contemporains tels que la perception du corps, la peur d’un monde extérieur de plus en plus hostile, la stigmatisation de l’obésité et la marginalisation, ce dernier thème étant cher au cinéaste. Sans surprise, The Whale ne cherche pas à édulcorer la réalité de ces problèmes mais les présente, au contraire, de manière brute et sans concession… de manière aronofskienne. Cette approche réaliste permet d’aborder ces sujets avec une honnêteté rare, et donc avec une profondeur qui contraste parfois sévèrement avec les moments moins malins du film, comme lorsqu’il s’attaque à la religion avec des clichés de trois tonnes tout juste bons à exciter un activiste LGBT. Oui parce qu’autant être clair : l’homosexualité a beau avoir joué un grand rôle dans la tragédie de Charlie, le thème n’a rien à voir ce que le film offre de plus fort, soit la relation entre le père et la fille, et le personnage de Thomas est le maillon faible du film, malgré la performance nuancée de Ty Simpkins.

En somme, The Whale mérite en grande partie le buzz qu’il a suscité. Bien qu’imparfait, le film reste une œuvre poignante et marquante, témoignant une fois de plus du talent unique de Darren Aronofsky à toucher son public, pour peu que ce dernier ait le courage d’embrasser l’expérience. La combinaison d’un quatuor de performances d’acteurs phénoménales, d’une mise en scène immersive, et d’une exploration courageuse de thèmes difficiles, en fait un incontournable de la filmo du fou furieux. Ne le loupez pas comme j’ai failli le faire.

Notes

(1) À l’occasion d’une masterclass, Steven Spielberg a fait l’éloge de ces cadrages, notamment dans les scènes de groupe, arguant que cela fait davantage ressortir les performances des acteurs et l’essence des scènes. De toute évidence, l’overdose de gros plans peut inspirer une certaine manipulation. Mais le cinéma n’est-il pas manipulation ?

(2) Contrairement à ce que peut laisser croire la réplique de Charlie « I don’t think anyone can save anyone » !

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