Critiques

The Guard (Camp X-Ray)

Précision avant lecture : cette critique a été rédigée bien avant que Camp X-Ray (CXR) ne soit édité en France et ne voit son titre défiguré en un immonde The Guard, sinistre illustration de la mode du franglais chez les demeurés de la distribution française cf. Happiness Therapy et consorts.

CXR suit l’histoire d’Amy, une jeune femme de 19 ans qui rejoint l’armée américaine pour échapper à la vie étouffante de sa petite ville et se retrouve affectée à Guantanamo Bay (« there are more people in this base than in my hometown », dira-t-elle), où sa mission est de surveiller les détenus soupçonnés de terrorisme, généralement islamique. Au cœur de cette prison controversée, Amy découvre rapidement que les choses ne sont pas aussi simples que ce qu’on lui avait fait croire. La violence, les préjugés et l’inhumanité des traitements réservés aux prisonniers commencent à peser sur sa conscience. Un jour, elle fait la connaissance d’Ali, un détenu incarcéré depuis huit ans sans procès. D’abord méfiante et distante, Amy est peu à peu intriguée par l’intelligence et l’humanité d’Ali. À travers une série de rencontres et de conversations, une improbable amitié se développe entre eux, brisant les barrières de méfiance et de haine. Et bien que ça ait l’air tarte, présenté comme ça… ça marche.

Le bon dosage

Ben ouais, on craignait le pire. Même pour un amateur de la superbe Kristen Stewart et de ces courageux petits films traitant de sujets qu’aucun studio hollywoodien n’oserait aborder, ce pitch laissait craindre le pire… comme une énième chouinerie gauchiste, par exemple, où le méchant impérialiste yankee brimerait le gentil barbu un peu mystique mais dans le fond innocent parce que victime systémique. Avant de scandaliser les spectateurs de Fox News, qui seront sans doute très nombreux à lire ce texte, reconnaissons que CXR n’évite pas TOTALEMENT cet écueil, que ce soit à travers quelques répliques BIEN simplistes du type de « les responsables du 11 septembre sont morts dans l’attentat », comme dit l’héroïne sur le ton de la vérité, ou en loupant ses personnages secondaires, réduits à de gros clichés desservant ce qu’ils incarnent, comme le supérieur, qui essaie FORCÉMENT de se taper K-Stew lors d’une beuverie en gros bourrin qu’il est, ou encore le camarade hispanique qui n’arrête pas de parler pour dire des conneries, et qu’on croirait tout droit sorti d’un nanar des années 90.

Mais fort heureusement, on se rend vite compte que le CXR n’est pas vraiment un film sur Guantanamo, et même qu’il est, en fait, quasiment apolitique. Ce qui n’est pas plus mal, parce que d’une, il aurait fallu un cinéaste d’une autre trempe que celle de Peter Sattler pour se mesurer à un sujet de ce calibre, et de deux, il faudrait déjà être sûr que ça colle à la réalité de Guantanamo, ce qui n’est certainement pas gagné. À quelques détails près, comme la question de la légitimité de cette prison (« you don’t have the right to give me rules », dira le prisonnier à sa géôlière), l’action du film pourrait se passer n’importe où, tant qu’on y trouve des prisonniers et au moins une geôlière. Naturellement, le film n’est pas pour autant tendre avec Guantanamo, l’idée-même derrière sa conception, ou encore le principe un peu beaucoup dégueulasse d’« extraordinary rendition »… mais son essence est ailleurs, tout comme l’objectif de sa caméra : elle est dans le drama intime qui se noue entre les deux personnages principaux, dans la relation entre Amy la bleusaille pleine de certitudes et Ali l’étranger éreinté par huit ans de détention, que Sattler a, pour le coup, su filmer, s’arrangeant par exemple pour que la plupart de leurs interactions se passent avec eux deux dans le cadre, malgré la porte de métal qui les sépare.

Et c’est là que la chouinerie gauchiste ne survient pas. Nulle idéalisation du djihadiste, ou pseudo-djihadiste, dans une espèce de fantasmagorie romantique, nulle édulcoration hamsteroïde du « choc des cultures »… parce que nul cliché, nulle part. Pour preuve : CXR ne peut pas angéliser son terroriste, puisque le prisonnier/détendu/captif Ali est innocent, un dommage collatéral d’un système en roue libre. On pourra essayer d’y voir plus que ça, un quelconque message suggérant au spectateur que Guantanamo est rempli de gens injustement détenus comme le pauvre Ali, mais rien ne prête à le penser. En fait, en dehors d’Ali, les autres prisonniers barbus ont l’air de sacrés sauvages, et leur misogynie, par exemple, n’est certainement pas passée sous silence. Du coup, quand le film essaie de nous amadouer avec son histoire toute meugnonne de septième tome de Harry Potter, pour briser la glace entre Amy et Ali, on accepte de jouer le jeu. Et ça paiera, sur le plan dramatique.

Camp X Ray est une histoire d’amour platonique

« It’s probably banned where you’re from anyway. » « You mean in Germany? »

Dans le rôle de la petite patriote américaine plongée dans cet enfer par sens du devoir, pour « faire quelque chose qui compte », et finalement réaliser la complexité écrasante du monde, Kristen Stewart crève l’écran et poursuit sa brillante trajectoire dans le cinéma indé (AdventurelandWelcome to the Rileys, Into the Wild, The Runaways, Sils Maria…), en voie de nous faire définitivement oublier l’erreur de jeunesse Twilight. Sa beauté singulière lui permet de jouer ce type de rôle sans que l’apparence ne vienne parasiter sa performance aux yeux d’un public conditionné ça serait plus difficile avec une Scarlett Johansson ou une Emma Watson. Elle et le grand Peyman Moaadi (Une Séparation), qui se partagent l’essentiel des dialogues (« I wanna know, what did you learn ? »), brillent d’un feu commun [spoiler alert !] qui explosera dans une longue séquence quasi-finale où il menacera de se suicider en se tranchant la gorge dans sa cellule et où elle, impuissante puisque de l’autre côté de la porte, devra se livrer totalement pour l’en dissuader. [/off] À elle seule, cette séquence constitue le meilleur CV possible de l’actrice, profondément émouvante en fille réalisant à quel point elle est dépassée, et à quel c’est porteur d’implications qui la dépassent (« you and me have nothing to say to each other », lui dit-elle au début du film…). L’alchimie remarquable qui unit les deux acteurs fait passer du début à la fin les quelques facilités psychologiques et sert admirablement cette histoire d’homme brisé retrouvant l’espoir à travers sa rencontre avec une jeune femme y a-t-il meilleure genre de rencontre, pour ça ?

Bon, le film de Sattler fait l’effort fort honorable de nous apprendre deux-trois choses sur son décor, en tout cas tel qu’il fut un jour (les « shit-cocktails », les différents systèmes de punition, le fait que ses prisonniers, fussent-ils libérés, n’auraient nulle part où aller puisque aucun pays ne les accueillerait…), ce qui est toujours bon à prendre. Il dit également deux-trois choses intéressantes sur la condition de la femme dans l’armée au détour de conversations (cf. l’iconique « are you a soldier or are you a female soldier ? », qui ferait un bon sujet de philo au bac) (1). Mais ça ne casse pas trois pattes à un canard. On l’a déjà suggéré dans le premier paragraphe : hors de son amourette centrale, le regard que porte le designer Sattler sur son sujet manque indéniablement de caractère, tout comme sa réalisation (confondant dépouillement et platitude… comme quoi une planche n’a rien à voir avec une caméra). L’absence de moraline, que l’on salue au départ, pose problème si elle s’accompagne d’une absence de propos. Que tirer des dialogues, par exemple, dont la simplicité charme au début, avant de les desservir par moments, lorsqu’on réalise que ça parle parfois pour ne rien dire ? C’est plutôt dommage. Et cette faiblesse met en péril l’entreprise du film dans son entièreté.

On conseillera néanmoins à l’amateur de drames intimistes de sauter dans CXR à pieds joints, en gardant en tête que ce que le film a de bon est VRAIMENT bon. Un autre signe de qualité est l’effet que produit la conclusion du film [spoiler alert !], pas déprimante alors qu’elle n’est pas exactement positive dans les faits (elle et lui ne se reverront sans doute jamais, et lui reste un innocent enfermé dans une cellule de trois centimètres sur cinq) (2) [/off]. Ce qu’Amy dit à Ali sur l’absurdité du suicide, sur l’impossibilité de savoir de quoi l’avenir est fait, agit comme un remède efficace à la face sombre de son histoire. On ne fait pas ici dans de l’optimisme niais, mais simplement dans un esprit de survie parfaitement adapté aux deux personnages principaux survie dans sa cellule pour Ali, survie dans son errance existentielle pour Amy. Rien que ça, c’est assez fort. Et puis, encore une fois, les acteurs. Et puis, encore une fois, K-Stew.

Notes

(1) Les films mettant en scène des femmes dans l’armée sont assez rares et casse-gueule pour mériter la sympathie quand ils remplissent ne serait-ce qu’à moitié leur objectif. On se permettra donc, au passage, de citer le joli Fort Bliss, autre film indé offrant un rôle de soldate brut de fonderie à une actrice hollywoodienne, cette fois-ci Michelle Monaghan. Avec ces films, on est loin du mauvais goût de GI Jane.
(2) La chanson sur laquelle se finit le film, la poignant Kettering, de The Antlers, où le chanteur s’adresse à un proche en phase terminale de cancer, donne même l’impression d’un avenir sombre…
– Mise à jour mars 2022 : l’impressionnant Désigné Coupable, de Kevin Mcdonald, avec Tahar Rahim et Jodie Foster, numéro 7 de mon top 10 de 2021, fait un bon compagnon de visionnage pour CXR.

Quelques captures d’écran supplémentaires, pour le plaisir :

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