The French Dispatch (déceptions automnales 2/2)
Il y a des mois, comme ça, où le cinéphile est injustement maltraité. La cinéphilie, c’est l’amour du cinéma. L’amour du cinéma induit le besoin, parfois maladif, de voir le plus grand nombre de BONS films possible. Il y a certes le plaisir du nanar « tellement mauvais qu’il en devient bon », du moins une certaine forme de « bon »… mais c’est trop tordu pour compter. On peut s’amuser devant un mauvais film… mais au bout du compte, ce n’est pas ce que le cinéphile veut trouver. En 2021, seconde année consécutive de vaches maigres pour le cinéma mondial, l’auteur de ces lignes attendait le mois d’octobre avec une impatience frétillante pour trois raisons intitulées Le Dernier duel, de Ridley Scott, The French Dispatch, de Wes Anderson, et Last Night in Soho, d’Edgar Wright. Pour le cinéphile optimiste, Le Dernier duel portait la promesse du retour en forme du grand Ridley après une décennie 2010 assez catastrophique. The French Dispatch était le cru 2021 du cinéma d’Anderson, dont j’étais un fan inconditionnel devant le glorieux éternel, et bien que sa bande-annonce m’ait donné une vague impression d’autocaricature, il ne POUVAIT décevoir, « c’était écrit », comme dit Omar Sharif dans Lawrence D’Arabie – et puis, il avait été bieeeeen trop longtemps reporté par le COVID pour ça. Enfin, Last Night in Soho, lui, nous venait d’un AUTRE cinéaste « culte », dont la filmo de la décennie 2010 m’avait, pour le coup, enchanté, et sa première bande-annonce m’avait enthousiasmé comme très peu de ses petites copines. Je me rappelle l’émotion que j’ai ressentie, en plein cœur d’un printemps chagrin, à la perspective de ces trois sorties. Résultat des courses : j’ai été abattu aux deux-tiers. En l’occurrence, les deux derniers. C’est du second que cette critique va parler.
The French Dispatch
À la sortie de la salle, un franc et amer « MOUAIS » était non seulement de rigueur, il relevait carrément de l’euphémisme. Ce n’était pas un « mouais » qui attend de voir, mais un « mouais » de consternation tristounette, l’air de dire « les jeux sont faits », comme le fait Goebbels à la fin de La Chute. Ok, j’arrête de citer des répliques de films.
Comme indiqué plus haut, je suis un fan de la première heure de Wes Anderson. Et presque littéralement : j’ai découvert son cinéma avec son premier long-métrage sorti France, Rushmore, en 1998, dans un cinéma du quartier latin, alors que j’étais encore au lycée, ce qui fait de moi un des quatre-mille et quelques hurluberlus qui l’ont vu, à l’époque, dans l’hexagone – son premier long tout court, Bottle Rocket, était un tel four qu’il était passé direct-to-video, ’pas de ma faute, à moi. Il me faudrait cependant attendre trois ans et son troisième film, le majestueusement rockn’roll La Famille Tenenbaums, pour devenir VRAIMENT accro – ce film reste d’ailleurs, à ce jour, mon préféré du cinéaste –, et seul UN film du gars ne m’emballera pas TOTALEMENT dans les vingt années suivantes, The Grand Budapest Hotel, sur lequel il a eu, à mon humble avis, « les yeux plus gros que le ventre ». Un sur sept… on a vu pire.
En parlant de gros yeux, l’ambitieux The French Dispatch aurait pu produire sur moi le même effet que Budapest, c’est-à-dire m’impressionner par sa mise en scène, sa direction artistique et son extrême minutie tout en m’enthousiasmant, disons, modérément, suffisamment, mais modérément. Cela n’a, hélas, pas été le cas. L’expérience The French Dispatch (TFD), parce que tout film est une expérience mais celui-ci, encore plus que la moyenne, n’a pas seulement été pénible, elle a été déconcertante. Cette fois, j’ai eu l’impression d’avoir un aperçu de ce que pourrait donner la nécrologie du cinéma d’un auteur. Une nécrologie cinématographique. Alors, ça n’a été qu’une impression, que le lecteur se rassure, son film n’est pas mort… mais il est BIEN profondément endormi, la plupart du temps. Et donc, somnambule. Et donc, en mode pilote automatique. En dépit de sa qualité de cinéma millimétré et fétichiste, celui d’Anderson n’avait jamais manqué de vie, du tout, même aux frontières de l’autoparodie – cf. le très joueur Moonrise Kingdom. Au contraire, quand l’inattendu et/ou l’aventureux se produisaient dans un film de Wes – comme la scène du suicide dans La Famille Tenenbaum ou celle de l’accident des jeunes dans À bord du Darjeeling Limited –, c’était au cœur d’un spectacle des plus flegmatiques, et le contraste que cela produisait amplifiait la beauté de cette vie. Pourquoi est-ce que je parle au passé, moi ? Saloperie. Que voulez-vous ? Face à TFD, ça me fait mal de citer Libé, mais je trouve presque appropriée l’expression de « démiurge taxidermiste » qu’a trouvé le critique Olivier Lamm pour qualifier le cinéaste. Un taxidermiste virtuose, si vous voulez, car son film, sans surprise, fourmille de plans formidablement composés et de trouvailles visuelles dont on se demande parfois d’où elles peuvent venir, mais virtuose à l’intérieur de sa bulle, autiste… et au service de quoi ? De rien. Ou de si peu.
Et le « peu » se résume quasiment à la PREMIÈRE partie du film, ce qui est à la fois une bonne idée, puisqu’elle coince le pauvre spectateur dans un état d’espérance, et une mauvaise, parce qu’après coup, on le lui pardonne difficilement. Il s’agit donc du premier segment, sur trois, qui, lui, se déroule dans un asile de fous, et met en bonnes dispositions pendant l’essentiel de ses quarante-cinq minutes. Benicio Del Toro en interné hirsute est hilarant, son timing comique va comme un gant au style de montage du cinéaste ; l’inattendu cité plus haut suscite la curiosité avec la relation pour le moins anormale entre l’interné et sa mutique geôlière jouée par Léa Seydoux ; et puis, en parlant d’elle, peut-on sérieusement livrer un hommage à la France sans y placer au moins deux ou trois plans d’elle toute nue ? Assurément, non. Ce segment annonce la couleur, le film sera TRÈS « andersonien », mais il est original ce qu’il faut, et, justement, vivant, vivant comme un de ces films impudiques et poseurs de la Nouvelle vague française que le cinéaste convoque allègrement… puis ce sera tout. La suite le sera, très « andersonienne », mais dans le sens le plus funeste du terme. Et Bill Murray, cette fois-ci, ne servira à rien – crime suprême.
En fait, je recommanderai même au lecteur qui n’a pas vu le film mais compte le faire de ne regarder QUE ce premier segment. Dès les premières minutes du suivant, qui s’en va jouer à la révolution avec les minets et minettes de mai 68, le film entame une chute qualitative progressive MAIS vertigineuse qui ne finira… eh bien, qu’à la fin, en fait, avec [spoiler alert d’une ligne !] la mort du personnage du rédac chef (quelle ironie !) dans une ville nommée Ennui (décidément, quelle ironie, ce film est exquisément méta !). Mon esprit a décroché à quelques reprises, ce qui m’arrive une fois tous les trois-cents ans selon la légende : sa France fantasmée n’a pas le même charme que son Japon fantasmé, et le charisme mélancolique de Frances McDormand ne sait contrebalancer ni la faiblesse de son intrigue, ni l’inanité de son propos sur lequel je reviens sous peu, ni la maigre performance de Timothée Chalamet, aussi fade en archétype andersonien qu’il ne l’était en archétype allénien dans Un jour de pluie à New York. Puis je me suis carrément, royalement emmerdé face au troisième segment, malgré tout le talent de narrateur du grand Jeffrey Wright, dont la voix-off finira, elle aussi, par m’inspirer de une certaine exaspération.
On ne trouve pas, dans TFD, ce qui fait le charme du cinéma andersonien. Ce dernier a toujours eu la qualité rare d’englober à peu près TOUT ce qui justifie l’emploi du périlleux mot d’« auteur » sans le desservir. Pas de ce « tout » = grosse erreur 404. Oui, on a les personnages surdoués et fantasques, on a la figure tutélaire défunte, on a l’harmonie visuelle du décorum unifiant son dramatis personae, et le sens du détail. Oui, on a les changements de formats d’image (déjà notables dans Budapest), l’inévitable symétrie des cadrages, les tout aussi inévitables travellings avant et latéraux, l’accentuation des horizons, les plongées sur des plans foisonnants, et tout le tralala… mais on a un peu l’impression d’en voir des détournement parodiques, comme dans la formidable parodie du SNL – à la nuance près que cette dernière avait l’avantage d’être drôle. Les travellings précités n’ont pas leur électricité habituelle. Je n’ai, par ailleurs, pas remarqué, du moins pas suffisamment, mon effet préféré : le passage abrupte, souvent dans un but humoristique mais pas que, d’un style de filmage à un autre en un cut brutal (d’une embardée folle à un plan parfaitement fixe, par exemple), comme on le trouve à foison dans les Tenenbaums et le Darjeeling, par exemple. Je n’ai également retrouvé ni son sens de l’aventure, ni son mélange de douceur et de tragique. Tout est superficiel. Et surtout, la musique de TFD n’a rien de la gueule des classiques de son cinéma.
En sortant du cinéma, j’ai dit à ma camarade de visionnage : « c’est la première fois que je ne vois absolument pas OÙ Anderson a voulu en venir, et encore plus la première fois que je n’ai absolument rien à foutre de le savoir », ce à quoi elle a simplement répondu : « peut-être qu’il n’avait rien à dire ». Le segment mai 68, où Anderson a causé d’un projet idéologique et d’un phénomène social auquel il n’a pas compris grand-chose, m’est revenu un instant en tête. Cette partie m’avait rappelé la vision un peu naïve de la guerre et du fascisme que propose le réalisateur dans Budapest. Il n’avait apparemment pas grand-chose à dire, effectivement. Et quand bien même il aurait eu des choses à dire, sur la France, sur l’amour de la France, sur le métier de journaliste, ou encore sur la solitude, son film aurait, malgré tout, rappelé avec ENNUI qu’avoir des choses à dire ne signifie pas qu’on a des choses à raconter.
Scénario du pire : TFD fait figure de phase terminale du style de mise en scène andersonien : tout n’y est que vignette, chic, factice, maniaque, oppressant, et rasoir – oui, tout ça. Les personnages et les histoires semblent avoir été vitrifiés pour les empêcher d’exister ou, au mieux, pour les maintenir dans un état de jolis objets figés dans le temps et l’espace, et, de toute façon, enterrés in fine sous l’élégamment épuisante voix-off mitraillette susmentionnée ; cette vie dont je parlais plus haut est aux abonnés absent. Les instants n’ont pas de profondeur, les personnages ne prennent jamais chair, même celui que joue Léa Seydoux, dont on en voit pourtant une quantité non négligeable (de chair) (je voulais m’assurer que c’était clair). « Aucune émotion ne peut émerger d’un tel bric-à-brac », m’a dit je ne sais plus qui. Alors… que s’est-il passé ? Excusez-moi, je voulais dire : que s’est-il passé, putain ? Un coup de mou ? Ça arrive même aux meilleurs. Mais un coup de mou qui sollicite des années de gestation et de production et le concours d’une armée d’artisans talentueux et impliqués pour, au final, donner un égarement récréatif aussi nombriliste que stérile, ça le fait moyen. Dans tous les cas, on a pu observer à quel point sont franches les limites du cinéma de Wes Anderson.
Peut-être le fait que son premier film raté – à mon sens – soit son premier film à sketches n’est-il pas une coïncidence. Par exemple, si Anderson avait décidé d’entasser dans un film de deux heures des versions mal abrégées de La Famille Tenenbaums, La Vie aquatique et L’Île aux chiens en associant artificiellement le tout via un semblant d’unité stylistique et une voix-off typique, peut-être aucun des trois films précités n’aurait-il eu les qualités qu’on lui a trouvé sous la forme de long-métrage. On m’avait averti de ce côté multiplement incomplet… mais comme Hotel Chevalier, le très sensuel court-métrage sur lequel démarre le Darjeeling, est un de mes Anderson préférés, j’osais espérer que ça ressemblerait à ça…
La débandade qu’est TFD me fait penser à la dégradation du cinéma de Terrence Malick dans les années 2010 : depuis l’imbitable À la merveille, le type pousse toujours plus loin l’autocaricature, tend un toujours plus gros bâton à ses détracteurs, embarrassant jusqu’à ses fans prêts à défendre son très casse-gueule Tree of Life – que j’adore, hein. TFD me fait craindre qu’Anderson ne file le même mauvais et masturbatoire coton. Par exemple, savoir qu’il a DÉJÀ un film en postprod n’a rien de rassurant. Mais bon : la critique presse mentalement bourgeoise est tombée à corps perdu dans le panneau, comme si c’était plié avant même le visionnage (à partir de là, son enthousiasme pour les précédents, BONS films d’Anderson ne vaut plus grand-chose), et le film n’a pas été un échec commercial, donc pourquoi le Wes s’arrêterait-il en si bon chemin ? Si fatal ledit chemin soit-il ?
Notes
– Wes Anderson a décrit son film comme l’assemblage de trois choses : « un recueil d’histoires, ce que j’ai toujours eu envie de faire ; un film inspiré par le New Yorker et le genre de journalistes et d’auteurs qui ont fait la réputation du magazine ; et, puisque j’ai passé beaucoup de temps en France au fil des ans et que j’ai toujours voulu faire un film français, c’est aussi un film lié au cinéma français ». Que d’ambitions…
– Ci-dessous, quelques jolies captures d’écran, parce que pourquoi pas ?