Sing Street
Avec Sing Street, vibrante déclaration d’amour à la pop des années 80 et à l’acte de création collectif, ainsi que fantastique petit « coming of age movie », comme on dit dans le Vaucluse, la cinéphilie découvrait, en 2016, une de ses plus jolies surprises de l’année. Deux ans plus tôt, la comédie musicale anglaise God Help the Girl, du leader de Belle & Sebastian, bijou d’indie/chamber-pop des 90’s, avait lui-même tapé dans l’œil de votre serviteur : spontanéité de l’adolescence, dynamisme d’une première réalisation (compensant par son irrésistible énergie créatrice ses ficelles parfois un peu grossières), élégance brute de jeunes acteurs aussi bons au jeu qu’au chant (Emily Browning y rayonnait), le tout dans une fusion parfaitement naturelle de l’atmosphère pastelle et sucrée des swinging sixties et de notre époque plus morose, boostée par l’affection flagrante du réalisateur-compositeur Stuart Murdoch pour son jeune trio de personnages, et… par sa musique, bien sûr ; si vous aimez le style original de Belle & Sebastian et n’avez aucun problème avec les « musicals », foncez voir le film. Un élément fondamental de la recette était le succès des passages chantés, qui fonctionnaient impeccablement, dans God Help The Girl, SI BIEN qu’à la fin, on se disait « bon, je sais qu’il est fictif, ce groupe, mais putain, je n’aurais pas été contre acheter leur album » ! Et il en est à peu près de même avec Sing Street, qui partage bien des points communs avec le film de Murdoch : des ados qui s’ennuient, un nord de l’Angleterre un brin austère, un groupe qui se bricole, de la musique lorgnant dans le rétroviseur, et un climax avec public déchaîné…
Avertissement : certes, on parle de musique, ici, et il n’y a pas plus arbitraire que les goûts musicaux. Autant deux personnes ayant des avis opposés sur un film ou un livre pourront en discuter de manière constructive, et l’un pourra, comme cela arrive parfois, convaincre l’autre avec des arguments rationnels ; autant l’exercice est quasi-impossible avec la musique, soit on aime, soit on n’aime pas. Si l’on n’aime pas, on consentira éventuellement à ne pas prendre son propre avis pour un jugement objectif et définitif de l’œuvre, mais toutes les explications et louanges du monde regardant la maîtrise technique, la puissance évocatrice des paroles, ou encore l’ingéniosité des références ne changeront RIEN au fait qu’on n’a simplement pas pris son pied. Si l’on aime, les plus grands critiques musicaux pourront tailler en pièces la performance vocale, ça ne contrariera pas notre engouement d’UN centimètre – à moins d’être trop influençable. Par conséquent, au sujet des chansons de Sing Street, on ne se répandra pas en arguments analytiques pour justifier le présent éloge, et s’adonnera plutôt au jeu des comparaisons : si vous avez aimé les précédents films de John Carney (le délicieux Once et le surprenant New York Melody, très musicaux, eux aussi), d’une part, et d’autre part, adhérez à ce mélange de pop et de new wave qui caractérisa la musique des années 80 avec des groupes comme The Cure, A-ha, Spandau Ballet, ou encore Duran Duran, vous pouvez continuez de lire. Ah, et si vous regrettez la décennie en général MALGRÉ ses couacs, si vous avez réussi à lui pardonner les permanentes, par exemple, ça jouera pas mal aussi.
C’est l’histoire d’un (petit) gars (et de sa nana)
Avec Sing Street, John Carney signe à la fois son film le plus personnel et le plus réussi. Peut-être le plus réussi PARCE QUE le plus personnel. Avant qu’on entende le premier « hit » du « groupe », c’est avec son bestiaire de personnages et leurs impeccables interprètes que la sauce du film PREND. Tout d’abord, le jeune Ferdia Walsh-Peelo (1) dans le rôle de Conor/Cosmo. Si sa bouille pouponne de métrosexuel né en 1999 (sic) requiert quelques minutes d’adaptation, elle devient, une fois intégrée, la force de ce touchant personnage de collégien prêt-à-brimer : exit ces acteurs trop beaux et charismatiques pour être crédibles en binoclards et laiderons sans amis, place à un gamin crédible… qui fera d’autant plus d’effet lorsqu’il s’émancipera et mettra le feu à la scène. Parce que oui : le petit gars chante lui-même, live, les épatantes chansons du groupe (voir la topissime Riddle of the Model (2)). Mark McKenna épate tout autant dans le rôle d’Eamon, son second, l’autre élément du processus créatif, tout aussi crédible en adolescent sans ami qu’en futur cador de la scène pop-rock – on revient dessus un peu plus bas. Mais si l’on ne doit garder qu’UNE révélation, alors ce sera l’électrisante ET très plaisante à l’œil Lucy Boynton dans le rôle de Raphina, ravissante émulation de Joan Jett et incarnation lumineuse de cette fille que l’on croirait née pour faire bouillir le sang des garçons en quête d’idole (elle rappelle un peu la Penny Lane de Presque Célèbre) et des artistes en quête de muse (« Pour l’art, on ne fait pas les choses à moitié ! » dit-elle à Conor avant de se jeter à l’eau toute habillée pour le bien de leur clip). Sa première apparition est un mémorable moment de romantisme juvénile, et si les cinq ans d’écart qu’elle a avec Walsh-Peelo distraient un peu au début, ça n’empêche pas leur couple de prendre forme – et puis c’est de la fiction, bordel, on a bien laissé Sean Connery jouer un Espagnol dans Highlander et un Russe dans Octobre rouge ! Enfin, ajoutons à ce trio Jack Reynor, surprenant grand-frère dont on n’attendait pas grand-chose : plutôt que le cliché humoristique du fumeur de joints cool jusqu’au bout ou de l’aîné brimeur, John Carney en fait un personnage à part entière qui s’avère être, au final, le plus émouvant.
En comparaison, on regrettera de ne même pas pouvoir poser un nom sur nombre de personnages secondaires, à commencer par les trois autres jeunes membres du groupe : les scènes musicales n’en auraient été que plus marquantes, car la performance musicale peut être une grande aventure collective, comme on l’a rappelé plus haut. C’est d’ailleurs ce qu’exprime chaleureusement le film dans les moments inoubliables où Conor et Eamon composent à deux, tâtonnant, à la fois emballés et incrédules, dans la genèse de leurs premières chansons : la beauté de l’acte créatif, la fascination qu’il peut susciter, ce tout semblant naître du néant, ou du moins d’une si petite étincelle, si ténue, négligée par ses parents et rabaissée par ses professeurs, et pourtant bien là… En intégrant davantage les trois autres membres à cette sorte de cérémonie, et à condition bien sûr que leurs personnages soient bien brossés, Sing Street aurait été un formidable « film de bande ».
Mais c’est une faute aisément pardonnable, tant ce sur quoi se concentre l’histoire, son jeune héros et son idylle avec la belle Raphina, est beau à voir et à vivre. On a dit combien leur duo marche. Une de ses qualités, qui caractérisait déjà les couples des précédents films du cinéaste, est son intelligence. Carney n’a pas cédé au cliché du couple qui se déteste au début et s’adore à la fin, ni à l’hystérie comme moyen de divertissement, ni à la cyclothymie comme générateur de tension dramatique. Ce sont des ados, mais pas des ados CONS, nuance. Ils sont juste un peu paumés. Et ça aide à partager l’infatuation de chacun pour l’autre. Raphina n’a pas besoin de se réduire à une créature fantasmatique, ni Conor à un ado adorablement gauche.
Sing Street, c’est pas du Ken Loach
Certains esprits chagrins, voire carrément morts à l’intérieur, reprochent à l’histoire sa naïveté et son manque de réalisme pour un film prétendant pourtant, justement, à un minimum de réalisme social. Il est vrai que si la figure du touchant loser devenant winner à la sueur de son front n’est pas intrinsèquement liée à la critique sociale, Sing Street commence presque comme un Ken Loach, ou un Mike Leigh. Ok, c’est peut-être un peu exagéré… en tout cas, comme un film inscrit dans la tradition du cinéma social britannique : les parents du héros se disputent tout le temps, le père n’a jamais un rond mais a toujours un verre de whisky à portée de main, le décor urbain est pue la sinistrose d’époque, l’intégration scolaire n’est pas rose, etc. (après tout, tapez « cinéma social » dans Google, et la première proposition sera « anglais »). Du coup, le film choque un peu quand il n’évite pas entièrement l’écueil numéro 1 de son genre d’histoire (d’accomplissement personnel), celui d’une certaine facilité : considérant le contexte économique bien pourri, la condition financière de leurs familles et leur niveau d’éducation, tout s’emboîte indéniablement trop facilement pour les gamins du groupe, de l’acquisition du caméscope (en 1985 !) à son utilisation (et puis où le « caméraman » monte-t-il ses clips ?!), en passant par l’accueil de la part des adultes, ce en dépit d’un personnage de recteur abusif un peu caricatural ! Sans compter un autre exemple : pour un gamin démarrant son groupe de rock dans le seul but de draguer, Conor se débrouille quand même sacrément bien au chant. Mais s’arrêter sur ces points, c’est passer à côté du film, car Sing Street n’est en fait PAS un film social. Il ne manifeste à aucun moment l’envie de recréer l’esprit subversif du rock des 60’s ou l’esprit contestataire de celui des 70’s – ce serait difficile, avec de la pop aussi inoffensive ! Ce n’est pas tant un film sur la rébellion adolescente que sur le simple épanouissement individuel, filmé sur un mode qui rappelle un peu Billy Elliot, et le contexte social n’y est qu’un cadre, inspiré par l’enfance du réalisateur, sans lequel le côté madeleine de Proust n’aurait peut-être pas eu autant d’impact. La conclusion [spoiler alert !], qui voit Conor et Raphina fuir l’Irlande dans ce petit bateau de pêcheur en carton-pâte, est la meilleure indication que l’on n’est pas chez les néoréalistes italiens : John Carney lui-même laisse planer le doute sur la réalité de cette scène, laissant le spectateur choisir entre le happy end littéral (= ils ont vraiment pris ce bateau et vont vraiment gagner l’Angleterre en suivant le ferry pour y vivre leur idylle), la demi-réalité (= ils ont tenté de fuir en bateau mais se prennent une tempête dans la tronche et meurent, et les derniers plans ne sont qu’une vision romantique de cette issue), ou le gros fantasme d’une action qui n’aura jamais lieu (= Conor part vivre avec Raphina), en tout cas, pas si aisément. On tient donc avant tout un divertissement un brin fantaisiste, auquel sa touche de mélancolie donne toute sa saveur.
« Your problem is that you’re not happy being sad. But that’s what love is, Cosmo. Happy sad. »
De ce point de vue, c’est donc une réussite indéniable. On l’a écrit plus haut, Sing Street est le meilleur film de son cinéaste, entre autre parce qu’il a un son tout aussi catchy mais y ajoute des protagonistes plus entiers. Tour à tour drôle comme les meilleurs souvenirs anecdotiques de virées entre copains de cet âge (belle écriture et belle direction de jeunes acteurs), amer et parfois brutal comme peut AUSSI l’être ledit âge sans qu’aucun adulte ne s’en rende compte, sincère comme un cri et énergique comme un collégien en chaleur, et en dépit de ses quelques cafouillages scénaristiques, c’est un plaisir de la première à la dernière minute qui ravira tant les mélomanes amateurs du genre (excellents choix musicaux, de Flash & The Pan à Motörhead en passant par The Jam et les groupes cités plus haut…) que les romantiques désespérés. D’un postulat de base un peu cliché et potentiellement neuneu, John Carney, l’homme capable de vendre du « feel-good » à un dépressif, a réussi à tirer une histoire à la fois humble et galvanisante, pleine de caractère et d’authenticité. Et surtout, avec ce film, il ajoute une nouvelle pierre précieuse à un édifice diablement personnel que l’on peut voir comme une célébration de la magie de la musique. Puis de toute façon, un film qui se fout gentiment de la gueule de Phil Collins ne peut qu’être formidable.
Notes
(1) Magnifique idée que d’ajouter un prénom insolite à un patronyme à coucher dehors… quoi, qu’est-ce que j’ai dit ?
(2) Le clip est disponible sur YouTube. Merci, YouTube.
Quelques captures d’écran supplémentaires, pour le plaisir :