Proxima (+ vlog)
Je suis allé voir Proxima avec une amie qui s’attendait à flotter dans l’espace. Étant donné que le film ne nous y emmènera pas une seule seconde, dans l’espace, elle aurait pu en sortir déçue – et non, ce n’est pas un spoiler, soyons sérieux. Oui, elle aurait pu en sortir déçue… mais ça n’a pas été le cas. Parce que si les personnages féminins ne manquent pas dans les aventures spatiales, Proxima donne l’impression de voir une des toutes premières astronautes de cinéma, après bien sûr celle de Gravity. Et je me suis demandé pourquoi on n’en voit pas plus souvent. Parce que… c’est encore PLUS spectaculaire, en fait. Parce que… elles en bavent MILLE fois plus, en fait. Pas que ce soit bien, hein. C’est dur. Mais… ça a de la gueule. D’un type différent. Proxima nous conte l’histoire de Sarah, brillante astrophysicienne et mère célibataire qui, à l’approche de son premier séjour dans l’espace, d’une durée d’un an, doit se préparer à sa première VRAIE séparation d’avec sa fille de huit ans, Stella (Stella… étoiles ! Proxima… parce qu’elle va s’éloigner d’elle ! Compris ?). Quand j’ai appris qu’Alice Winocour, scénariste de l’immense Mustang qui a également prouvé son talent de réalisatrice avec les deux excellents Augustine et Maryland, allait tourner avec Eva Green une histoire d’astronaute femme, je n’avais qu’une idée en tête, trouver mon stylo pour signer… et j’avais raison. Avec Proxima, film qui ne quitte donc jamais la terre ferme, elle a signé, à défaut d’un film sidéral, un film par endroit sidérant. Intersidérant.
Lien vers mon vlog consacré à Proxima
Réalisme et effets secondaires
La première chose que l’on doit reconnaître à Winocour, c’est le sérieux avec lequel elle a abordé son sujet. Les intérieurs de Proxima, ainsi que ce qui s’y déroule, sont un peu aux agences aérospatiales ce que le Bureau des Légendes est à la DGSE : une « déglamourisation » qui fait du bien à voir. L’anti-Mission to Mars. Tout au plus pourra-t-on le comparer, dans le domaine hollywoodien, au chef-d’œuvre de l’insaisissable Philip Kaufman L’Étoffe des Héros, toute proportion gardée. Le film a été tourné dans la très réelle base de l’Agence Spatiale Européenne situé à Cologne, à Star City, près de Moscou, et au Cosmodrome de Baikonour, lieu de départ pour la Station Spatiale Internationale, si bien qu’aucun décor de cinéma n’a eu besoin d’être construit – économe et super-fort. La caméra de la cinéaste a pu s’immerger sans mal ni hésitation dans cette réalité dure et mécanique, s’arrête sur des détails du décor, des équipements. Une approche formelle à laquelle le chef opérateur Georges Lechaptois a joint la sienne, épousant entièrement la volonté de réalisme de la réalisatrice, donnant par moments au spectateur l’impression de regarder un documentaire. En résumé, Proxima, film dont les trois grammes d’images spectaculaires sont en fait des images d’archives, est l’anti-space opera.
Certains reprocheront justement au film cet emballage dépouillé, voyant dans sa rigueur une certaine fadeur. Assurément, on a l’impression que Winocour a eu UN PEU trop de respect envers son sujet pour se lâcher dans sa mise en scène autant qu’elle aurait pu – Maryland, par exemple, était il me semble plus aventureux sur le plan cinématographique. On n’aurait pas été contre un peu de lyrisme – c’est d’ailleurs pourquoi j’ai tant apprécié la sortie de route inattendue à la fin, où ce qui se passe de fort chez les personnages se traduit « audiovisuellement ». Pardonnons néanmoins ce minimalisme, non pas pour le réalisme documentaire qu’il sert, mais pour l’héroïne du film, Sarah, qui en bénéficie. Parce que Proxima est une histoire de femme… ou plutôt l’histoire d’une femme. Parce que l’effort physique que demande à Sarah l’entraînement d’astronaute, quoiqu’immense, semble bien peu à côté de l’effort émotionnel que l’aventure lui impose.
Winocour, Sarah, cours !
Proxima est un de ces films qui entretiennent une relation fusionnelle avec leur personnage, et donc avec leur acteur ; Eva Green, quasiment de tous les plans, aussi somptueuse à voir dans le cadre le plus anti-glamour possible que dans un film de Tim Burton, sert le film autant qu’il ne sert son immense talent et sa belle performance physique (j’ai toujours du mal à voir le rapport plastique avec sa mère Marlène Jobert, mais bon). Il lui est presque entièrement consacré. Pas de romance parasitaire avec le personnage joué par Matt Dillon, comme Hollywood aurait sans doute essayé de le faire – on aurait juste aimé que leurs rapports conflictuels soient plus clairs. Être une femme dans l’espace : pas une sinécure, donc, de l’entrainement surhumain aux tampons déduits du quota de bagages, et le film rend la chose parfaitement claire, cf. le souci de réalisme dont je parle plus haut.
Pour autant, la profession de Sarah n’est pas si importante. Cela ferait-il une différence si elle était, par exemple, une brillante chirurgienne consumée par son métier ? Pas vraiment, parce que l’important, dans cette histoire, est qu’elle soit CONSUMÉE par son métier. Proxima ne montre pas l’odyssée spatiale de Sarah, mais explore plutôt, avec une débordante empathie, le cheminement intérieur, spirituel, disons-le, de l’héroïne, face à l’imminente réalité qui l’attend. C’est un film sur le prix de l’épanouissement individuel, et, accessoirement, de la gloire. Mais son héroïne n’est pas une victime de cette imminente réalité. Ce n’est pas l’histoire d’une hésitation, mais d’une décision, de SA décision. Elle ne passera pas tout le film à se dire « alors ouaaaiiiiis, l’espace c’est mon rêve, mais en même temps, y a ma fille, donc qu’est-ce que je faiiiiis », non, elle part, elle va partir loin de sa fille, c’est acté, et ce ne sera probablement pas la dernière fois, et à chaque absence mourra un peu plus ce lien fusionnel qu’elle aura eu avec sa môme ces neuf premières et dernières années – autant dire un monde. L’ampleur inexprimable de son amour pour elle est inchangé, mais sa décision n’est pas sans conséquence, et elle doit les assumer. Or, certaines choses sont plus difficiles à assumer que d’autres. Et Sarah sera, tout au long du film, sur la corde raide, donnant à Green l’occasion de briller dans le plus beau rôle de sa carrière, un coup un monstre de détermination qui rappelle ses rôles de tueuses, le coup d’après une simple mortelle au bord de l’implosion – la blessure au mollet qui ne se referme pas est un peu lourd comme symbole, mais tout est tellement organique que ça passe. Il y a quelque chose d’animal dans la persévérance de l’héroïne, y compris dans la façon dont Winocour filme cette persévérance. La cinéaste avait déjà installé un rapport singulier, viscéral entre sa caméra et les corps dans ses précédents films, notamment celui de Matthias Schoenaerts dans Maryland.
Un mère et sa fille
Proxima est donc tout dévoué à son héroïne, mais cette dernière étant elle-même sacrément dévouée à sa fille Stella, Winocour avait sacrément intérêt à chiader cette partie. Et rarement le cinéma a-t-il donné à voir un couple mère-fille aussi authentique que celui-ci, interprété par deux actrices aussi fusionnelles, là aussi – que la cinéaste ait casté une petite actrice ressemblant physiquement à Green était un excellent point de départ (c’est bien simple, la moitié des plans où Green serre la petite dans ses bras m’émeut instantanément). Il fallait au moins ça, pour qu’à la fin, le public ressente dans ses tripes leur séparation. C’est un film sur la coupure du cordon ombilical : Sarah a bricolé à sa môme un rituel de coucher conçu comme les étapes de séparation d’une fusée avant son envol, la séparation du second étage s’opérant par exemple après le bisou… sympa, comme idée… mais tout cela va finir. Quand mère et fille se retrouveront séparées par une vitre parce que la première se trouve en quarantaine, forcées de communiquer par interphones, ce sera une toute nouvelle « étape », bien moins cajoleuse.
Stella se moque des étoiles ; l’univers, à son âge, c’est sa mère ; et sa mère part. Pas pour toujours, mais la gamine est pour la première fois confrontée à l’idée qu’elle mourra un jour. L’idée de mort flotte quelque part dans cet avenir pourtant brillant. Les astronautes de Mars seront les premiers à perdre la Terre de vue – si ça, ce n’est pas symbolique. Pour certains, mourir, c’est aller au ciel, et ce sentiment est puissamment illustré par la présence du prêtre orthodoxe le soir du lancement. Mais cette coupure marque autant l’une que l’autre. Le proverbe italien « Tu voulais un vélo, il est temps de monter » parle autant à l’une qu’à l’autre. Peut-être Sarah sent-elle que Stella est son meilleur lien à la terre ferme ? C’est bien, Mars, tout ça, mais quid de la fracture de la main que ta fille s’est faite en cours d’EPS, ou encore de son huit en trigonométrie ? Des choses pas moins concrètes qu’une planète ? Sa fille n’a pas décédé, contrairement à celle du héros de First Man, mais comme le film de Chazelle, celui de Winocour traite du deuil. Et le personnage de Stella, ainsi que son interprète Zélie Boulant-Lemesle, valent bien tous ces sentiments. La gamine est top. Winocour a pris une vraie bilingue plutôt qu’une fille qui aurait appris phonétiquement ses répliques, et on est en face d’une « vraie » petite fille, authentique, faisant tout un monde d’un rien, ne mesurant pas les difficultés que vit sa mère, pour elle une créature toute-puissante. À l’égard de sa mère, elle tangue constamment entre admiration et rancœur, et cette attitude est d’une évidence absolue. Peut-être l’une prendra-t-elle le pas sur l’autre au périlleux moment de l’adolescence, comme c’est souvent le cas. Peut-être l’acte final de Sarah est-il ce qui fera triompher l’admiration sur la rancœur…
Des femmes et des hommes
Le site Avoir-alire.com suggère que Proxima n’est pas un film féministe. C’est original, parce que la presse s’enthousiasme généralement de l’inverse. Alors, l’est-il ? Le fait que Sarah est une vaillante mère célibataire, ainsi que le bel hommage aux femmes astronautes du générique de fin, peuvent l’indiquer… mais peu importe. Proxima peut être une simple, pure déclaration d’amour à ces femmes, non ? De nombreuses sociétés stigmatisent encore les femmes qui tentent simplement d’exister à la fois en tant qu’individus et parties d’un tout, mais ce film ne fait pas de l’attaque du patriarcat son cheval de bataille, nulle trace de cela ici. Bon, allez, ou presque : il y a bien ce passage pas super subtil où Winocour a fait dire au personnage de Matt Dillon « c’est cool qu’elle soit de la partie parce que j’ai entendu que les Françaises sont de bonnes cuisinières »… on n’est pas loin du « Hééé bobonne, va plutôt plutôt m’faire un sandwich thon-mayonnaise ! »… mais le personnage se nuancera un peu par la suite, il se fera pardonner. L’essentiel, c’est que cette critique n’est pas systématique.
Aussi ne répétera-t-on pas à Sarah, du début à la fin du film, qu’« attention, tu devrais avoir honte, mère indigne ! ». Aussi ne sera-t-il cassé aucun sucre non plus sur le dos de la figure paternelle : le père de Sarah, homme intègre et responsable, compense comme il peut l’absence de la figure maternelle (interprété avec une belle sobriété par Lars Eidinger, aperçu notamment dans le fascinant Personal Shopper d’Olivier Assayas). Tous deux font de leur mieux, comme les protagonistes du récent Marriage Story de Noah Baumbach. J’irai jusqu’à dire que le milieu dans lequel évolue Sarah n’est pas nécessairement qualifiable de machiste sous prétexte qu’y prévaut la résistance PHYSIQUE autant que la résistance psychologique, et que la gent féminine est désavantagée sur le premier terrain. Faire avec la biologie n’a, pour le coup, rien de discriminatoire. Et en fait, c’est JUSTEMENT POUR ÇA que les femmes devraient tirer une sacrée fierté d’accomplissements comme celui de Sarah. J’ai parlé de L’Étoffe des Héros. Proxima aurait tout aussi bien pu être appelé L’Étoffe d’une héroïne… même si l’on a plus tendance à comprendre ce mot dans son autre signification. Étrange, non ?
En somme, cher internaute, si tu cherches une belle et poignante histoire d’astronautes séparés par l’espace de leur chair et de leur sang, oublie l’égarement métaphysiqueux hyper-rasoir de James Gray, Ad Astra, et donne plutôt sa chance au petit Proxima. Moins de sousous à l’écran, mais bien, bien plus d’émotion.