Prospect, l’ambre de la lune verte
Bien belle petite surprise que ce Prospect (oublions le reste du titre, air connu). Il n’a pas l’air de grand-chose, vu de loin. En fait, de loin, on ne le voit même pas. Difficile d’en parler comme d’un chef-d’œuvre à côté duquel vous seriez honteusement passé, avec son manque de moyens parfois criant, son intrigue assez sommaire, son « buddy movie » champêtre un peu convenu, et une absence de climax qui dérangera certains. Difficile, même dans le genre de la science-fiction. Si c’était un chef-d’œuvre dudit genre, on l’aurait sans doute « vu », justement (1). D’où le « PETITE surprise », qui n’est pas tant lié à son budget qu’à sa qualité. Moon a coûté tout au plus deux millions de dollars de plus que le présent film, soit cinq au lieu de trois, ça ne l’a pas empêché de devenir un classique du même genre. Pourtant, surprise il y a. Entre autres parce que les trois millions. Entre autres. Et puis, qui a dit qu’il lui fallait un nouveau classique par visionnage ? Le pitch d’Allociné : « une adolescente et son père parcourent une forêt toxique située sur une lune lointaine à la recherche de précieux minéraux. Mais ils ne sont pas les seuls et leur quête se transforme en une lutte désespérée pour survivre. » Alors, oui et non. La première phrase est juste, mais la seconde, un peu trompeuse. Et cette observation tient au fait que Prospect, toute maigrichonne soit son intrigue, a moult surprises en réserve car il a moult caractère.
Christopher Caldwell et Zeek Earl, qu’on est en droit d’ignorer puisque c’est là leur premier long-métrage, sont une révélation. Les limites budgétaires de leur film ont beau s’observer très tôt, il en est de même pour leur maîtrise de leur univers esthétique et pour l’originalité discrète du monde dans lequel ils plongent leurs personnages, monde dont on imagine qu’ils pourraient le développer sans mal, et de façon cohérente, si on leur en donnait les moyens. Le peu que l’on voit de cette toile de fond laisse entrevoir quelque chose de vivant, de riche, d’interconnecté, fait d’une histoire, de cultures. Par exemple, lorsque les protagonistes cherchent refuge chez une tribu coloniale, l’apparence des occupants, leur façon de parler, leur rites, créent une réelle impression d’étranger (2). « Worldbuilding » d’une étonnante qualité, donc.
Leur maîtrise de leurs effets est tout aussi frappante : Prospect, c’est de l’artisanat dans ce que ça a de plus enthousiasmant. On constate que le film n’a pas dû coûter grand-chose… mais pas SI PEU, signe d’une autre maîtrise, celle de la méthode D, marque des cinéastes compétents – toutes proportions gardées, citons l’incroyable boulot réalisé sur le premier Alien, d’ailleurs une des influences des réalisateurs. Le fait que le film a été tourné dans une forêt bien de chez nous, pourtant frappant lorsqu’on y réfléchit cinq secondes, finit par s’oublier et s’évanouir dans le tumulte de l’action parce que Caldwell et Earl ont SU la filmer, et travailler leurs images en postproduction – voir les particules flottant constamment dans l’air de la planète –, de sorte à lui conférer une aura de mystère quasi-hypnotique qui fait oublier les similarités avec nos forêts (3). Earl himself a composé pour l’occasion une musique atmosphérique, généralement discrète mais ponctuée de quelques jolis moments d’emphase lyrique, qui a grandement aidé au dépaysement. Par ailleurs, réfléchissons deux secondes avant de cracher sur un film tourné à la sauvage dans un décor naturel bien réel à notre ère d’utilisation excessive des CGI, a fortiori dans des films de ce genre…
La méthode D découlant du faible budget a, comme dans le cas d’Alien, stimulé la créativité. Les cinéastes ont loué un atelier dans lequel ils ont assemblé une équipe d’artisans spécialisés, certains parfaitement étrangers au monde du cinéma mais capables de fabriquer des accessoires de qualité et séduits par le challenge de participer à la création d’un monde esthétiquement cohérent… et ce modeste atelier est devenu, dans un second temps, le lieu de tournage de tous les intérieurs, jusqu’aux vaisseaux spatiaux – on peut parler de magie du cinéma. L’attention au détail impressionne (le casque steampunk de Cee, les hiéroglyphes de son carnet de notes…). Cette combinaison d’inventivité et de manque de moyens a, par ailleurs, SERVI le choix du rétrofuturisme (qui caractérise un Alien et même un Star Wars) : on est dans le futur, mais rien n’a l’air neuf, tout a l’air usé, fatigué par des années, peut-être même des décennies de chienlit intersidérale. Par exemple, les armes à feu viennent clairement du futur, du moins d’UN futur (on ne sait même pas en quelle année l’action se déroule, rien à cirer), mais elles s’enrayent. C’est tout bête. Ça repousse aussi les limites du rétrofuturisme : ce genre de choses donne parfois l’impression de ne pas regarder un film de SF mais plutôt un remake post-apo du Trésor de la Sierra Madre !
Ce que l’équipe de tournage a été capable d’accomplir avec son budget dérisoire frappe d’autant plus lors de la scène où le vaisseau de l’héroïne et de son père quitte la station, au début du film : qu’il y ait eu recours au numérique ou qu’il s’agisse d’effets spéciaux pratiques, le résultat final offre au spectateur quelques plans de navigation spatiale d’une authenticité incroyable, immersive comme rarement. Les deux réalisateurs doivent impérativement percer à Hollywood – mais pas trop, pour ne pas se perdre –, à commencer par Earl, chef opérateur en plus d’être réalisateur et compositeur de la musique, par conséquent homme à tout faire du duo. Earl, c’est son patronyme, hein. Je ne parle pas de lui comme si on était pote.
Le film est, par ailleurs, porteur d’une révélation de taille : Sophie Thatcher, jolie combinaison de Julia Garner et d’Imogene Poots qui irradie l’écran d’un surprenant magnétisme, même lorsqu’elle se contente d’observer silencieusement son environnement plus ou moins inhospitalier. C’est sous l’effet de la série d’épouvante Yellowjackets, dont elle joue probablement le meilleur rôle, que j’ai donné sa chance au film, et l’inspiration a été bonne. Elle forme avec le toujours charismatique Pedro Pascal un duo dont la belle alchimie compense largement la minceur de leurs personnages… que d’aucuns pourraient qualifier de relative : le film étant une sorte de « survival », il n’a n’a pas vraiment le temps de les développer, c’est presque contractuel, MAIS leur caractérisation est réussie. La jeune Cee évolue de façon réaliste au fil des épreuves, ça se voit, et ça paie.
Cee, ballotée depuis son enfance par son loser de père qui se sert d’elle dans ses boulots aussi physiques qu’ingrats (les « prospectors » sont initialement des chercheurs d’or ou de pétrole), n’a pas connu de foyer depuis la mort de sa mère, alors qu’elle était toute petite, et elle a désespérément besoin d’en trouver un pour enfin trouver l’ordre nécessaire à la poursuite de ses rêves. D’Ezra, on sait encore moins de choses, mais on sent qu’il est à deux doigts de perdre espoir en l’humanité ET en la sienne avant que Cee n’entre dans sa vie. La rédemption d’un adulte dans la protection d’un ou une enfant, les familles reconstituées – fut-ce une famille de deux –, ça rien de neuf dans la fiction. Le « buddy movie » champêtre ne réinvente pas la roue, comme je l’ai suggéré au début de cette critique, et l’on voit généralement venir ses étapes. MAIS ça marche. L’exécution est réussie, la sauce prend, les dialogues stimulent la caractérisation et la dramaturgie fonctionne, si bien que dans le dernier tiers, on finit par croire à l’improbable duo et par s’y attacher. C’est la raison pour laquelle Prospect est une intrigue moins orientée par son action que par ses personnages (« character-driven ») alors que ces derniers bénéficient d’un développement limité. Contre toute attente, Caldwell et Earl ont su conter leur histoire de jeune fille en quête d’ordre et d’homme en quête de sens dans un un univers étranger crédible.
Cet univers ne se contentera pas d’être discrètement arpenté : si les réalisateurs proposent avec Prospect un spectacle à mille bornes de tout sensationnalisme, ils y ont ménagé quelques accès de violence qui, de fait, surprennent, et participent à l’animation dudit univers – le plus notable étant la confrontation brutale de la fin avec une bande de chercheurs bien antipathiques. Il peut s’y passer des choses imprévues. La scène hallucinante de l’amputation, par exemple, fait partie de ces moments qui sortent de nulle part, déconcertent un peu, mais finissent par l’étoffer à leur manière.
Prospect, western de l’espace super-dégling’ et film doté d’un caractère unique pour changer, est à ne surtout pas manquer, pour les amateurs de SF comme pour tout autre type de cinéphile, vous l’avez compris. Il dépayse comme peu de films l’ont récemment fait, il intrigue, il touche, il impressionne à quelques reprises, et in fine, on ne peut que lui excuser ses quelques ratés. Allons un instant dans le sens de ses détracteurs qui reprochent à son histoire de ne mener nulle part… en reconnaissons que Prospect aurait fait un EXCELLENT pilote de série : univers original appelant à une exploration qui pourrait en faire le nouveau The Expanse, personnages accrocheurs à la relation pour le moins unique – Ezra a quand même tué le père de la pauvre Cee –, acteurs qu’on suivrait volontiers sur au moins huit ou dix épisodes… C’est évidemment un vœu pieux car il ne faudrait rien de moins qu’un acte de Dieu pour donner une série à un film indé qui a fait trois entrées, mais c’est une façon pertinente de célébrer son accomplissement en notre époque de suprématie galopante de la fiction « télé ».
Notes
(1) Suis-je seul irrité par le fait que les bonnes surprises dans cet océan de direct-to-video paraissent en quantité dérisoire ? Les films que nous avons l’opportunité de découvrir en salle représentent-ils l’essentiel des chefs-d’œuvre réalisés en ce monde ? Ou bien existe-t-il une multitude de chefs-d’œuvre inconnus croupissant dans l’anonymat, quelque part, sans personne pour en parler malgré leur grande qualité ?
(2) En plus de donner l’occasion de recroiser Andre « The Wire » Royo !
– Ci-dessous, quelques images supplémentaires, pour le plaisir.