Les Crimes du futur
A History of Débandade. Pas DOULOUREUSE, la débandade, mais bien débandadesque quand même. Comme un peu tous les cinéphiles, j’attendais avec impatience le retour de David Cronenberg après huit ans d’absence, d’autant plus que la bande-annonce semblait indiquer un film visuellement pas dégueu du tout, porteur de tous ses grands thèmes, et un casting assez sexy – désolé pour l’objectification, les filles, allez, disons que ça vaut aussi pour Viggo. Patatras. Les Crimes du futur, c’est beaucoup de pas grand-chose – d’où la débandade. Commençons par une image parlante… ah oui : Les Crimes du futur, c’est, ironiquement, beaucoup de charcutage pour un film assez décharné. Un film où la majeure partie des informations passe par une litanie de blabla souvent ésotérique et/ou imbitable, comme si Cronenberg était étranger au principe du « show don’t tell », l’idée fondamentale au cinéma de faire passer le plus d’informations possible par l’image et non le dialogue – alors qu’on sait qu’il n’y est, ou du moins n’y ÉTAIT pas étranger. Un film dont le style est indubitablement cronenberguien, mais au service d’un peu rien. Un film dénué du moindre sens de l’aventure, où le mystère n’envoûte quasiment jamais. Un film où Léa Seydoux, actrice à détracteurs, est le SEUL élément par lequel passe un semblant d’émotion. (Au passage, Léa Seydoux toute nue dans une scène, comme le cinéma semble l’exiger contractuellement depuis des années.) (Dans un film cependant looooin d’être aussi sexy que je ne l’espérais.) (En même temps, avec des répliques WTF comme « surgery is the new sex », qu’attendre, sérieusement ?)
« Blabla ésotérique et/ou imbitable », ai-je écrit. Un blabla sombrant à quelques occasions dans le radotement, douloureusement. Certains pans dudit blabla, minoritaires, ne le sont sans doute pas, et si tel est le cas, ils sont arrivés dans la seconde moitié du film, face à laquelle j’ai décroché deux ou trois fois, réfléchissant sans doute à ce que le film aurait pu être, ou à la vacuité de l’existence. Je ne pense cependant pas avoir loupé l’essentiel, qui me permet de douter que la pensée de Cronenberg ait avancé substantiellement depuis les années 90, en tout cas sur les thèmes abordés dans Les Crimes du futur. Ça parle de BEAUCOUP de choses, certes, mais dans le fond en dit peu. Exprime moins d’idées qu’un autrement plus fécond Existenz, par exemple, même si ma décennie préférée dans la filmo du cinéaste reste les années 80. J’ai entendu quelqu’un suggérer que le film « synthétise tous les éléments thématiques » de son cinéma. Ça a été suggéré ici-même il y a quelques lignes. On ne peut QUE trouver la démarche louable, et pleine de potentiel, mais elle n’a rien de bon en elle-même : si c’est pour un résultat torché qui ne donne pas l’impression de faire avancer la locomotive d’un seul centimètre, elle nous fait une belle jambe, votre synthèse. Le seul élément de réflexion que j’ai trouvé vraiment intéressant, dans cette histoire de « fins de race » littérales, c’est l’idée d’humanité-déchet que porte le personnage de Scott Speedman (content de le voir dans un film dit sérieux), ce chaos d’organismes survivant à un futur postapocalyptique irréparablement pollué : c’est radical, mais ça dit tellement de choses justes sur l’état dans lequel l’humanité s’est elle-même mise, que métaphoriquement, ça marche très bien, c’est à la fois affreux et amusant. Hélas, l’exploitation de cette idée ne va pas bien loin…
Et le pire, c’est qu’aucun des charcutages précités ne fera le moindre effet – pour faire passer le blabla, par exemple. Alors qu’on attend du VISCÉRAL de la part de Cronenberg, alors que c’est censé être son truc, au roi du « body horror » à qui l’on doit la monumentale Mouche (1), là, peau de balle, la vue d’une poignée de boyaux ou la vue de scarifications next level m’a fait à peine plus d’effet que celle d’un yaourt à 0%. J’ai cité Existenz : LÀ, ça marchait encore, LÀ, l’organique, et les effets spéciaux mécaniques à son service, n’avaient RIEN de ridicule, et pouvaient même donner quelque chose de carrément érotique. Sur ce plan, le milieu des années 90 avait été assez fécond pour le cinéaste, entre ce film et Crash. Face aux Crimes du futur, à aucun moment je n’ai senti son aspirante-épouvante s’infiltrer sous ma peau. Parce que je n’ai à aucun moment pris les corps à l’écran pour des vrais corps. La réalité du film ne s’est jamais imposée à mon inconscient, faute d’inspiration. Mais surtout, et là, c’est sans appel, je n’ai pas cru un seul instant au postulat de départ suggérant qu’une société humaine, même en fin de parcours, puisse voir de l’art dans une autopsie – même le Trouble Everyday de Claire Denis ne l’aurait pas suggéré. Les « spectacles » mis en scène par Caprice laissent plus coi qu’électrisé.
Pour réussir à déranger, à mettre mal à l’aise, il faut d’abord savoir pourquoi on veut le faire – logique. Le scénario des Crimes du futur ne sait pas vraiment où il va, ni vraiment comment s’y prendre. C’est entre autres raisons pour ça que son épouvante ne marche pas. Si La Mouche n’avait pas fonctionné brillamment en tant que descente aux enfers psychologique, en tant qu’histoire d’un homme de chair et de sang auquel le public s’est attaché, ses effets spéciaux n’auraient pas eu l’effet qu’ils ont eu, peu importe leur Oscar. La Mouche, c’est un aller simple et tout droit vers l’enfer. Les Crimes du futur, c’est le souk. Toute la partie enquête avec le Black qui n’est pas une seconde crédible en flic dans sa tenue de SDF (je ne parle pas de l’acteur mais du personnage) est d’un ennui incroyable, le basculement dans le mode infiltration ne change RIEN à la dynamique de l’histoire – il occasionne simplement PLUS de blabla –, les personnages secondaires, bâclés, ne prennent jamais CHAIR, et certains interprètes en sortent gaspillés. Avec Kristen Stewart, c’est carrément indécent. On a l’impression de voir la bande-annonce de son intriguant personnage de Timlin.
L’ironie de ladite débandade, c’est que la déconcertante et paaaas très convaincante façon dont l’actrice le joue, au bord de l’autocaricature, ne commence à marchotter… qu’à quelques minutes de la fin, et que ce raté a plein de petits frères. [Spoiler alert !] Quand Viggo décide de bouffer son Twix en acide sulfurique et, après coup, semble ENFIN libéré de son affliction, je me suis dit : « Aaaah, ENFIN il se passe quelque chose, je ne sais pas combien de temps est passé, mais ce qu’il reste du film va PEUT-ÊTRE compenser la neurasthénie de ce qui a précédé, soyons optimistes »… sauf que pouf, générique. L’enquête avec le flic à faire passer ceux de The Wire pour des personnages de Chips ? Désolé, générique. L’infiltration rasoir ? Générique. La National Organ Registry ? Générique. Les deux tueuses chaudes comme des baraques à frites ? Générique. Les motivations de Timlin ? Générique. La croisade du rebelle mutant joué par Speedman ? Bang, bientôt le générique. En fait, cette espèce de dystopie cyberpunk cradingue, dans l’ensemble, en toute honnêteté ? Générique, dans deux des sens du terme. Qu’est-ce qui a intéressé Cronenberg, vraiment, là-dedans ? Les quelques pourcentages de son blabla qui mènent quelque part ? La concrétisation visuelle de quelques-uns de ses nouveaux fantasmes ? La perspective de rebosser avec le grand Viggo – pour ne pas en faire grand-chose in fine ? Allez savoir. Dans tous les cas, il aura oublié de divertir son public. Ça n’a rien de dégradant, de divertir tout en (essayant de) provoquer intellectuellement. Pire : il aura oublié son public, point. Non, je ne pense pas que ça a TOUJOURS été le cas, peu importe que le gars ait toujours été dans son monde – ce dont on ne se plaindra certainement pas.
Il y a des choses bien, hein, je ne dis pas. L’inquiétante introduction du film, entre la mère et son « fils », qui invite à craindre le plus immoral pour la suite… la musique entêtante d’Howard Shore, qui réussit assez tôt à donner au film une identité, et lui confère une bonne partie de son peu d’élan dramatique… quelques idées, donc… le couple que forment, bon an, mal an, Viggo et Léa… le lit et la chaise de la compagnie LifeFormWare, qui se connectent à leur « utilisateur » et s’adaptent à leur physiologie, et rappellent, eux, Existenz en bien, dommage qu’il ne s’agisse que d’un lit et d’une chaise… le trop rare Don McKellar, réalisateur de l’excellent film indé Last Night, pour la nostalgie des 90’s… quelques autres machins… bref, trop peu sur deux heures donnant trop peu à se mettre sous la dent sur tous les plans.
On attendait de ce Cronenberg un doberman, un spectacle hyper-perturbant prompt à faire fuir le bourgeois épouvanté de la salle obscure ; on a eu une sorte de grand caniche grimé par son maître pour Halloween. « Scandale » ? Qui a dit ça ? Où ? Ça n’aurait pas forcément été une marque de qualité, hein. Mais au moins, on se serait moins emmerdé. Quelque chose se serait passé. Viggo aurait moins eu l’air sous Lexomil – enfin, peut-être.
L’expérience n’a pour autant pas été TROP douloureuse. Si l’on m’avait montré ça il y a vingt ans et quelques, alors que le réalisateur était encore au sommet, et dans sa forme « classique », je serais sans doute tombé de très, très haut. Mais depuis, ses deux seuls films réussis, le génialissime A History of Violence et Les Promesses de l’ombre, étaient deux thrillers éloignés de ses thèmes principaux, et les années 2010 étaient douloureusement passées avec l’inregardable Cosmopolis et l’à peine moins antipathique Maps to the Stars. Je n’en attendais pas TROP. Mais quand même. Voyons, David.
Notes :
– (1) Sans conteste son meilleur film, nous sommes d’accord ?
– Ci-dessous, quelques images supplémentaires, juste pour le plaisir, parce que le film n’est pas non plus exempt de jolies choses à voir…