Critiques

Les Chambres rouges

Warning, ou devrais-je dire « trigger-warning », puisque le film nous vient de cette nation de flocons de neige qu’est le Canada : le premier OVNI de l’année est un OVNI non seulement québécois, mais aussi un qui fait foutrement froid dans le dos, même à l’amateur du genre, même au gamin qui se matait Le Silence des agneaux en boucle à l’âge de, allez, douze-treize ans, grand max. Cet OVNI s’intitule Les Chambres Rouges. Et c’est une double-exploration, à la fois méticuleuse et baroque, pratiquement minimaliste et par moments spectaculaire, sordidement réaliste et par endroits aux frontières du surnaturel, et TOUJOURS anxiogène : d’abord, l’exploration d’un mal qu’on osera qualifier d’absolu dans un élan de mysticisme, le Mal qu’incarne le tueur en série du film, Ludovic Chevalier ; ensuite, l’exploration d’une psyché en apparence inaccessible, celle de sa très, TRÈS ambivalente protagoniste, Kelly-Anne, sorte de version potentiellement psychopathique de la Lisbeth Salander de Millénium, avec une touche de Serial Experiments Lain pour le rapport potentiellement autistique à la technologie, et, accessoirement, un des mystères les plus obsédants que le cinéma m’a récemment offerts.

Comment ? Par le brio de sa mise en scène, essentiellement. Le film de Pascal Plante, jeune cinéaste apparemment très doué dont je n’avais jamais entendu parler avant ce frigorifiant mois de janvier 2024, bénéficie d’une écriture de belle facture sur laquelle on s’arrêtera, mais c’est surtout dans la maîtrise de ses atmosphères que se situe sa virtuosité, donc dans la mise en scène. Un exemple frappant est le discret mais très intense plan-séquence du premier quart d’heure, au tribunal : les intérieurs lumineux et froids, la silhouette sombre de la supposée groupie du tueur en série se découpant sur le mur blanc avec une netteté croissante à mesure que la caméra s’approche d’elle, le tueur en série et sa tronche morne de gars qui ne ressemble à rien (la banalité du Mal !), les performances de l’avocat de la défense et surtout de la procureure, dont l’interprète a la charge de rapporter l’éprouvante épouvante des crimes sans aucune aide visuelle (mais son évocation des cris des jeunes filles, de cette « chorale de l’horreur », suffit à faire passer le message…), happe instantanément dans l’univers über-malsain du film, qui a des airs de cauchemar éveillé, appuyé avec une étonnante maestria par l’ensorcelante musique de Dominique Plante, qui lorgne elle aussi du côté du baroque au point de me rappeler les BO de Lady Vengeance, Maniac, et même Candyman, et dont l’utilisation hantée du clavecin dans un cadre ultra-moderne accentue la dimension de cauchemar.

La performance glacée de Julie Gariepy dans le rôle de la protagoniste ambivalente Kelly-Anne contribue elle aussi à cette atmosphère troublante, avec son regard noir de faux ange, véritable coup de maître en matière de casting. Une mise en scène de cinéma réussie, c’est une mise en scène qui a su conditionner le spectateur pour lui faire comprendre son propre langage, et le rendre capable de la suivre instinctivement dans ses excentricités : par exemple, la scène où Kelly-Anne, grimée en une des jeunes victimes, se fait évacuer du tribunal alors qu’on entend un cri de femme en fond sonore, était probablement ridicule sur le papier… mais dans Les Chambres rouges, quand ça arrive… ça marche. C’est sinistre, et c’est glauque, et ça donne la chair de poule, avec les flots secs de mélancolie qui inondent les yeux de l’héroïne, et ses longs cheveux dansant au ralenti, et ce cri, rien qu’un cri… les viscères ont bien reçu le message de protestation de la caboche, et elles s’en tamponnent le coquillard.

La mise en scène de Plante surprend par son audace et sa précision, immergeant le spectateur dans son atmosphère de déréliction hypnotique en une économie d’efforts. Pas de mélodrame, pas ou PEU de pompiérisme ; chaque mouvement de caméra est soigneusement orchestré pour maximiser l’effet de malaise. Par exemple, durant l’ouverture au tribunal citée plus haut, la caméra se déplace lentement, comme inexorablement, suivant les acteurs avec une telle assurance que le spectateur se sent presque physiquement présent, et cette proximité crée en lui un sentiment de claustrophobie, puisqu’on y parle des meurtres du tueur en série. On a l’impression d’avoir le Mal sur soi. Le choix des cadrages fait l’objet du même soin. Par exemple, Plante utilise souvent des angles bas pour filmer Gariepy, donnant l’impression d’être dominé sans le savoir par la présence de Kelly-Anne, comme si cette dernière exerçait sur nous une emprise presque surnaturelle. L’imprévisibilité des mouvements de caméra génère une sensation de vertige, comme si l’on était pris dans une spirale descendante vers la folie et la violence à l’origine de cette tragédie. De plus, Plante intègre des zooms lents et des travellings qui maintiennent une tension constante. Par exemple, lors des moments de confrontation, la caméra zoome lentement sur les visages des personnages, capturant chaque nuance d’émotion. Cela met en valeur les performances des acteurs, mais crée également une anticipation insoutenable, comme si l’explosion de violence était à la fois inévitable et condamnée à la suspension. Les transitions entre les scènes sont souvent abruptes, coupant le spectateur au milieu d’une respiration ou d’une pensée, lui qui n’avait peut-être pas vu venir un tel niveau d’inconfort. Une scène de calme relatif peut être soudainement interrompue par une séquence de chaos, la caméra passant de plans fixes et sereins à des mouvements saccadés qui désorientent l’audience, technique qui maintient le spectateur en état de constante alerte. Enfin, la mise en scène utilise tout aussi intelligemment la profondeur de champ pour jouer avec la perception du spectateur : des éléments en arrière-plan deviennent soudainement pertinents, en révélant par exemple des détails troublants ou des indices sur l’intrigue. La caméra se faufile parfois à travers des espaces restreints, simulant une sorte de voyeurisme. Il n’y a pas de Mal sans l’espèce humaine. Traiter du Mal, c’est s’interroger sur nous, c’est s’interroger sur soi.

Rendons service au lecteur tenté par cet OVNI québécois : en suggérant grossièrement que Kelly-Anne est une adoratrice du tueur en série du film comme les Manson girls adulaient leur gourou barbu dégénéré, l’affiche des Chambres rouges ne fait rien de moins que de la désinformation bien grasse et salissante. Pascal Plante n’a PAS fait un film sur l’hybristophilie, le désordre mental de ces femmes sexuellement attirées par des auteurs de crimes violents, autrement dit, atteintes d’une fascination pour le Mal qu’elles traduisent de la plus tordue des manières. L’action de son film n’implique pas le genre de nanas qu’on aime voir se faire défoncer la tronche à coups de mur par Cliff Booth à la fin de Once Upon a Time… in Hollywood. Pas de ça, ici. [Spoiler alert !] Kelly-Anne est peut-être fascinée par le tueur en série en sa qualité de tueur en série, elle ne lui voue aucun culte, et à la fin, elle sera davantage sa némésis. [/spoiler off] Même du côté de Clémentine, jouée tout aussi formidablement par l’adorable Laurie Babin, ça ne marche pas non plus, puisque ce personnage, en apparence fangirl de Chevalier, croit ce dernier innocent, le croit jugé à tort, incompris de tous, et se trouve donc dans un fantasme romantique qui ne fait pas d’elle une ordure dénuée de compas moral ! De fait, le pitch qu’on trouve sur Allociné est, lui aussi, tristement trompeur. Ce que propose Les Chambres rouges est plus riche psychologiquement et autrement plus inattendu, notamment quand son intrigue emboîte son pas sur le duo que forment, bon an mal an, le glaçon Kelly-Anne et la tarte à la crème Clémentine, aussi divertissant que déconcertant, donnant l’impression de voir une déesse s’enticher d’une grenouille pour des raisons qui nous dépassent… et la dépassent peut-être elle-même. Seule ombre au tableau de ce duo hors-norme, la scène du talk-show, grossièrement écrite.

L’ambivalence susmentionnée de Kelly-Anne se manifeste sporadiquement, et plus ou moins discrètement, à travers ses motivations et ses actions, qui oscillent constamment entre la compassion conventionnelle et la manipulation flippante : un moment, elle semble guidée par des désirs personnels et des traumatismes passés qui la rendent vulnérable et profondément humaine, l’instant d’après, ses actions calculées et parfois cruelles suggèrent une nature bien plus sombre et manipulatrice, et cette dualité la rend à la fois attachante et inquiétante (la scène où elle réagit à froid à la mise à mort de Camille est un gros point d’interrogation que l’actrice joue parfaitement). La scène incroyablement anxiogène des enchères sur le Dark Web, et celle où elle se grime en une des jeunes victimes du tueur au tribunal pour, apparemment, provoquer Chevalier, ajoutent une remarquable ambiguïté à son personnage : son opposition au tueur en série suggère, au choix, une prise de position d’ordre purement moral, dans le cas où elle risquerait sa vie pour obtenir la dernière vidéo et garantir la perpétuité à Chevalier, ou bien… l’exact inverse, dans le cas où elle ferait ça uniquement pour gagner. Cette absence de protagoniste explicitement rangée dans le camp du bien participe au profond malaise qu’inspire Les Chambres rouges. Dans tous les cas, la scène où elle se grime renforce son ambiguïté et sa complexité en ce qu’elle apparait prête à utiliser de moyens non conventionnels pour atteindre ses objectifs, ce qui assied son efficacité en tant que protagoniste de thriller. Ce qui est certain, quelle que soit la valeur morale de ce personnage, est que son expérience sur cette planète l’a placée aux antipodes de la naïveté dans laquelle barbotte encore une Clémentine. Kelly-Anne, dont ce n’est peut-être même pas le vrai prénom, a probablement déjà vu de quoi est capable l’humanité dans ses pires instants, et c’est pourquoi elle a par moments tant de mal à « être là ».

J’ai qualifié le personnage d’ambivalent : qualifions-le carrément d’insaisissable, parce que ça tombe bien, « insaisissable » caractérise tout aussi bien ce film incroyablement riche, d’un point de vue thématique, en ce qu’il traite avec une égale pertinence d’une variété de sujets pas forcément directement liés à celui du Mal, comme le voyeurisme du spectateur, qu’il titille allègrement, le dark web, rarement exploré de manière aussi directe au cinéma et qu’il peint dans toute sa démesure, l’intelligence artificielle, dont il associe les progrès technologiques à la possibilité d’une régression de notre espèce, et même la légende arthurienne qui, si son évocation sent initialement la bonne grosse branlette intellectuelle, apporte in fine des pistes de compréhension de Kelly-Anne et ajoute une dimension mythologique au récit, renforçant l’idée que ce foutu Mal est décidément une force intemporelle et omniprésente. Le film ne se contente pas de choquer, ou de faire peur, il invite à une réflexion plus profonde sur plusieurs sujets qu’il donne l’impression d’assembler comme les symptômes de ce Mal qui lui a inspiré sa plongée sans concession dans les ténèbres de l’âme humaine… pour le lecteur prêt à se perdre dans le rabbit hole, Reddit est rempli d’explications et de spéculations fascinantes, notamment sur la légende arthurienne. De rien.

Les Chambres Rouges est un des premiers grands films de l’année 2024, aux côtés du discutable mais indéniablement marquant La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer, autre film où l’essentiel de la violence passe par le son. Il y a des films dont l’appréciation requiert un travail sur soi, et d’autres où la chose ne requiert aucune forme d’intellectualisation. Entre le film de Plante et moi, je dirais presque que c’était plié dès le générique d’introduction en lettres rouges, qui m’a bien trop rappelé Highlander pour ne PAS me séduire. Une proposition de cinéma unique en son genre, dont l’approche du genre du “true crime” et le détournement de ses codes le rendent inestimable. Foncez.

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