Le Redoutable
Le Redoutable est une excellente surprise. Il aurait pu ne pas en être une. La présence à la barre de Michel Hazanavicius, talentueux transfuge de Canal+ à qui l’ont devait quelques solides contributions à la comédie française (La Classe américaine et le retour d’OSS 117 avec le très bon Le Caire, nid d’espions et surtout le génial Rio ne répond plus) avant qu’il ne surprenne tout le monde avec sa très sérieuse comédie dramatique muette The Artist, aurait dû augurer du meilleur pour une incursion comédique dans la biographie d’un cinéaste culte. C’était sans compter deux choses. D’abord, son imbitable fresque guerrière The Search, sorti en 2014, où sa femme Bérénice Béjo s’est tout autant ridiculisée que son mari dont les limites ont sauté aux yeux, faisant remonter son dernier bon film à 2011. Certes, il arrivait à Kubrick de laisser passer plus de temps encore entre deux tournages, mais comparons ce qui est comparable, Kubrick n’a pas réalisé The Search, ni n’a épousé Bérénice, c’est mathématique. Il y avait donc déjà cette raison de douter. Par ailleurs, tel Deproges au sujet de Lacan, je considère ce cher Godard comme une merde sur le plan humain, et craignais que Le Redoutable ne soit une canonisation rive gauche du maîîîîître. Craignais à tort, cela va sans dire. L’accueil un peu froid dont ce Redoutable a été victime à Cannes n’aurait pas dû inquiéter les amateurs du cinéma d’Hazanavicius, les deux-tiers de la faune du festival sont de parfaits connards, et la majorité du tiers restant le devient un bref moment à leur contact.
Le Redoutable est d’abord un film étonnant dans son portrait à l’acide chlorhydrique de JLG – on passe littéralement la moitié du film à se demander QUAND le personnage d’Anne va quitter ce gros con –, quoiqu’entièrement justifié : ses défenseurs du cinéaste auront beau hurler à la calomnie, les témoignages de son caractère détestable n’ont jamais manqué (1). C’est ensuite un film incroyablement malin dans son utilisation optimale d’un protagoniste pince-sans-rire qui avait tout pour exaspérer le spectateur au bout d’un quart d’heure – et pas en bien, s’il est possible d’exaspérer en bien. Si vous aimez l’humour hazanavisiusien et n’avez pas peur de sa déclinaison corrosive, vous ne pourrez qu’apprécier, entre mille autres excellents moments de comédie, ses frictions de couples – voir ses désopilants silences passif-agressifs dans le couple – ou encore ses dialogues de sourds entre militants communistes – voir son improbable scène où JLG qualifie les Juifs de « nouveaux nazis » – dans un film qui n’est PAS une comédie.
Le film est aussi étonnamment stimulant sur le plan cinématographique par son enchaînement, aussi inventif que ludique, de délires métas, lubies formelles du cinéma godardien, et hommages au cinéma de cette époque – voir le long travelling sur le corps nu de Stacy Martin rappelant celui de Faut pas prendre les enfants du bon dieu sur une Marlène Jobert toute aussi dévêtue (deuxième image ci-dessous). La jubilatoire scène des sous-titres-didascalies dont on se demande comment ça ne peut pas être pratiqué plus souvent, le virage au négatif, ou encore la moquerie truculente de la nudité au cinéma, sont quelques exemples parmi cent autres de l’inventivité constante du film, le tout sur une bande-son jazz-pop dynamique et très colorée, du Pénélope de Brassens à Cuando Calienta El Sol, en passant par The Champ, l’inénarrable Mao Mao, un peu de Strauss, et le New York Herald Tribune de Martial Solal monté sur un passage incroyablement 60’s. Étonnamment érotique, comme suggéré plus haut, dans le meilleur usage possible qu’il fait de la ravissante Stacy Martin, meilleur possible parce qu’elle gagnerait à manger une centaine de cheeseburgers. Surprise de toutes les surprises, étonnamment satisfaisant dans son emploi de Louis Garrel, dont l’impeccable performance zozotante a le côté ludique d’une parodie sans en être une… bien appuyé, il faut dire, par une brochette d’acteurs au diapason, de la Stacy, très juste en plus d’être jolie, à Bérénice, toute aussi juste dans le rôle de l’amie accablée par l’évolution de JLG, autant dire le point de vue du spectateur.
Mais le PLUS étonnant, plus encore que la décision d’Hazanavicius de ne faire aucun cadeau à son protagoniste, c’est sa peinture de la triste farce qu’a été mai 68, adoptant un point de vue proche de celui du personnage joué par Bérénice, c’est-à-dire celui du bourgeois raisonnable qui aurait AIMÉ aimer, vraiment, hein, mais soyons sérieux cinq minutes, les enf… euh, les gens. On pouvait penser que Godard étant le sujet du film et mai 68 un « simple » cadre, la critique de l’homme et de son long accès de folie ne valait pas critique du mouvement tout entier. Il y a, après tout, cette très belle réplique, vers la fin du film : « Ce qui m’intéresse dans le mouvement des étudiants, c’est le mouvement, pas les étudiants ». Mais au contraire : le portrait affectueux mais sans pitié de JLG ne fait que surligner la réalité d’un mouvement faux-jeton de petits bourgeois dorés sur tranche obsédés à l’idée de jouer au résistant comme papa ou grand-papa en leur temps, dont une minorité partagea sérieusement les aspirations collectivistes, dont seule une minorité de cette minorité osa s’en aller courageusement au bout de leur combat, comme ces maoïstes qui se rendirent dans l’enfer chinois, et dont la MAJORITÉ ne fut motivée QUE par son ethos libéral-libertaire sacralisant l’individu consommateur-jouisseur… et le Grand Capital, comme des manifestants sortant du cortège au bout d’une demi-heure pour aller boire un coup en terrasse. En comparaison de JLG, les minets et minettes que l’on croise ne sont pas tant intéressés par la réalité du mouvement que par leur petite personne – l’épisode des usines Renault illustrant définitivement la fausseté de leur compassion à l’égard du prolétariat, dont l’univers leur était parfaitement étranger. Le soixante-huitard moyen parlait de révolution et d’homme nouveau, mais finalement, avait déjà un pied dans la société de consommation user-friendly telle qu’on la connait aujourd’hui.
JLG étant nettement plus intelligent que la moyenne desdits minets, son souci de cohérence l’entraîna loin dans la poursuite de la logique du mouvement. Et c’est là que Le Redoutable tient un propos épatant sur l’aliénation totale que produit l’idéologie d’extrême-gauche à partir du moment où on l’applique intégralement : en remettant absolument tout en question dans un trip déconstructiviste et postmoderniste délétère, jusqu’aux fondements moraux de son couple FORCÉMENT bourgeois puisque traditionnel, JLG est bien plus de gauche que ses amis bobos, et l’impasse dans laquelle il se retrouve ne pourra qu’irriter certains. En plus d’être fascinant, le concept hautement foireux de « tournage participatif », authentique erreur 404 pour le pauvre réalisateur initialement idéaliste, dit tout ce qu’il faut dire sur la stérilité, et au final la dangerosité d’une société structurellement horizontale. Pour être un peu caricatural, l’idéologie dit gauche ; la nature dit… allez, disons nettement moins à gauche.
Dans tous les cas, ceci explique en partie, selon moi, le relatif mauvais accueil dont le film a été l’objet – relatif parce qu’il ne souffre pas non plus d’une mauvaise moyenne critique sur Allociné. Voyons le verre à moitié plein : quel meilleur signe de qualité intellectuelle que les chouineries des plumitifs moralisateurs de Libé et de L’Obs ?
En bref, comme le souligne le magazine Culturopoing, Le Redoutable, comédie dramatique tantôt caustique, tantôt pétillante, généralement irrévérencieuse, est un rare modèle de film à la fois populaire ET exigeant, à la fois accessible parce que divertissante et enlevée, et aux antipodes des trucs populaires pour blaireaux – d’aucuns regretteront l’édulcoration et l’omission de certains passages plus sombres de l’histoire de Godard au service de cette accessibilité, on ne peut pas tout avoir. Parce que soyons honnêtes, ce n’est pas comme si le grand public se passionnait pour un cinéma d’auteur vieux de cinquante ans, et l’y intéresser n’est pas une tâche aisée, même en déshabillant son actrice. Hazanavicius y est pourtant parvenu, dans une certaine mesure. Un grand merci au gars, donc : on a la re-confirmation qu’il est un des cinéastes populaires les plus solides que le cinéma français a à l’heure actuelle.
Notes
(1) Mon témoignage préféré du caractère détestable de JLG est ce moment où il dit à Roland Blanche quelque chose de l’ordre de « vous êtes tellement mauvais que je vais vous appeler “ça” », avant de se faire accrocher à un arbre par un Depardieu solidaire.
– En feuilletant le nouveau numéro de la brillante revue Éléments, j’ai appris la détestation de l’écrivain Jacques de Guillebon (Nous sommes les enfants de personne, L’Anarchisme chrétien) pour le film. Autant les chouineries de l’Obs me réjouissent, autant cela me chagrine un peu, Guillebon étant un personnage intéressant chez les intellectuels catholiques antilibéraux. Ses arguments ne sont pas vraiment développés, tout juste son adoration de JLG, dans lequel il voit « toutes les contradictions du XXème siècle européen, le royalisme et le maoïsme, la révolution et la tradition, etc. »… rien que ça, Jacquo ? Pas convaincu.
– Puisque j’y suis, ci-dessous, quelques jolies captures d’écran du film.