Critiques

Le Deuxième acte

Bon, eh bien… le rapport amour-haine que l’auteur de ces lignes entretient avec le cinéma de Quentin Dupieux continue. Le Deuxième acte est une proposition de cinéma plus acceptable que l’affreusement futile Daaaaaali!, farce plan-plan autiste qui n’avait RIEN à dire sur Dali puisqu’il se FOUTAIT de Dali… mais il n’en est pas moins, lui aussi, à sa façon, un film assez futile.

En sortant de la salle de cinéma, le défenseur que je suis d’un bon nombre de films du cinéaste (à commencer par son génial Steak, puis Wrong, Wrong Cops, Le Daim, Incroyable mais vrai…), quoique désappointé, a eu envie de donner la moyenne à ce nouveau Dupieux pour la simple addition de ces délicieux petits moments de folie dupieusienne dont l’homme a le secret, dans un film qui a eu le bon goût de ne pas lui faire perdre TROP son temps – la courte durée est une constante louable chez le réalisateur. Puis le doute l’a assailli. N’était-ce pas TROP facile ? On parle quand même d’un gars qui se complait royalement dans sa roue libre plan-plan autiste depuis des années… alors que ladite roue libre lui réussit… une fois sur trois, à tout casser, son dernier film VRAIMENT réussi remontant au désopilant Incroyable mais vrai (2022). Ou à Yannick (2023), à la limite, car lui, au moins, n’oubliait pas de raconter une histoire humaine en guise d’accompagnement de sa branlette théorique de favori de la critique en pamoison…

Branlette… pour quoi d’ailleurs ? Ce n’est pas très clair, comme souvent avec Dupieux. J’ai demandé à d’ardents défenseurs du film ce que ce dernier est censé dire de pertinent, ou simplement d’intéressant, sur le rôle du 7ème art dans notre société, sur le star-system, sur le narcissisme intrinsèque au métier d’acteur, sur le conformisme idéologique de l’industrie du cinéma, ou encore sur l’intelligence artificielle – oui, tout y est passé –, pas moyen d’avoir une réponse convaincante. En tout cas, pas moyen d’avoir quelque chose d’aussi délicieusement méta que la géniale bande-annonce du film, qui avait, en une minute, accompli le miracle de mettre en pause ma « Dupieux fatigue » pourtant corsée. Ce n’est pas MAL vu… mais ça ne casse pas trois pattes, comme on dit dans le Vercors : c’est du Dupieux en mode éco. Un mode éco dissimulé par le don du cinéaste à bien s’entourer, acteurs compris, les présences de Vincent Lindon (décidément toujours une sacrée gueule) dans le rôle de Guillaume, Louis Garrel dans le rôle de David, Léa Seydoux dans le rôle de Florence, et l’un peu partout Raphaël Quenard dans le rôle de Willy (adapté, non ?) gonflant l’importance du film avec des performances impeccables… mais un mode éco quand même.

Ça méritait un troisième acte

Il ne s’agit pour autant pas de jeter, sur le coup de l’énervement, le bébé avec l’eau du bain. Comme souvent chez Dupieux, il y a à boire et à manger, en dépit de la courte durée. Par exemple, on louera sans peine la première partie du film, ce pour plusieurs raisons : d’abord, c’est LA partie du film où même le spectateur le plus sceptique a le droit de croire à un semblant de propos substantiel sur quelques uns des sujets évoqués plus haut, notamment le rôle du cinéma ; ensuite, c’est LA partie où la confusion entre fiction et réalité promise par la bande-annonce a quelque chose de VRAIMENT ludique – parce que ça finit par fatiguer, à la longue ; enfin, le cinéaste y fait un très bel usage du plan-séquence qui met en surbrillance le talent de ses acteurs, sa réalisation s’adaptant par moments à leur improvisation généralement inspirée, notamment dans son utilisation de la musique, dont Le Deuxième acte rappelle le pouvoir immersif et structurant. Face à cette première partie, on se dit : Dupieux est de retour.

Oui mais voilà : l’homme est un peu devenu un Don Draper du cinéma : surtout doué à COMMENCER les choses (1). Parce qu’après : la branlette. Beaucoup de blabla, beauuuuuucoup de blabla, pour trop peu, au risque de heurter ceux qui s’en sont contentés ([Spoiler alert !] et n’ont pas vu venir à mille kilomètres le suicide teeeeellement méta du pauvre Stéphane ou la jalousie radicale de David vis-à-vis de Guillaume et de Paul Thomas Anderson, par exemple… [/spoiler off]). Un bon exemple du blabla est ce passage un chouïa agaçant, vers la fin, où David expose à Florence (Léa Seydoux pas vraiment mise en valeur, c’est possible) sa théorie foireuse sur la réalité qui ne serait pas réelle (« C’est inversé, le machin ! ») : ce n’est pas parce que le film reconnait explicitement, à travers la réaction atterrée de Florence, qu’il a fait dire de la merde à David, que ça rend nourrissante ladite merde. Le Deuxième acte fourmille de moments qui m’ont inspiré des notes durant la séance, on ne peut pas en dire autant de tous les films, mais c’est aussi un film qui m’a fait penser, à au moins trois reprises, que « mille fois zéro, ça fait quand même zéro ». Un pote, qui n’arrivait pas à se décider à son sujet, a parlé pour plaisanter de « mise en abyme de la mise en abyme » : parfait résumé du problème. Trop de branlette tue la branlette, c’est scientifiquement prouvé. La force des plans-séquences de la première partie et le don de Dupieux à savoir commencer ses films ont été abordés plus haut : est-ce un hasard si le gars parvient à entacher le souvenir de ces plans-séquences en étirant BIEN au-delà du raisonnable l’initialement joli plan du rail de travelling sur lequel finit son film ? C’est le genre de choses qui arrivent quand on ne sait pas vraiment quoi dire. Raison pour laquelle il manque au Deuxième acte un TROISIÈME acte, et ceux qui trouvent ridicule cette remarque sous prétexte que le cinéaste est un iconoclaste qui se joue des conventions peuvent aller se faire cuire un œuf d’autruche.

Parce que ce troisième acte (manqué) aurait donné à Dupieux l’occasion d’étoffer son propos, d’aller QUELQUE PART, avec des personnages qui se seraient émancipés du dispositif pour EXISTER. L’électron (trop ?) libre semble avoir oublié que pour qu’une œuvre soit percutante, elle ne peut uniquement se reposer sur la théorie, sa théorie doit reposer sur une intrigue à hauteur d’homme, raison pour laquelle Yannick est bien plus réussi, malgré ses défauts. Dans Le Deuxième acte, comme dans Daaaaaali!, tout semble accessoire, secondaire, les idées fusent sans jamais s’ancrer véritablement. Et à mi-métrage, la machine commence à tourner à vide, ou en rond, selon les interprétations (et ce n’est pas avec des répliques comme « le cinéma, ça sert à rien, c’est pour ça que c’est cool » qu’on va nous maintenir alertes…). Le premier acte laissait espérer une exploration intéressante des thèmes évoqués plus haut, mais tout cela se désintègre rapidement, et la confusion entre fiction et réalité perd son caractère ludique initial pour sombrer dans une répétition stérile – encore une fois, malgré la courte durée. Le casting, bien qu’il ait clairement fait du mieux qu’il pouvait pour partager le délire du cinéaste, ne peut sauver des personnages que le film néglige, et ce n’est parfois pas très agréable à voir, quand on sait l’affection qu’a toujours eu Dupieux pour les acteurs. Le spectateur, lassé par la répétitivité de ce jeu aux règles confuses, voit venir avec une indifférence polie le twist du suicide évoqué plus haut. On a compris que tu nous baratines, Dupieux.

De l’anticonformisme mou

Ce que l’on peut raisonnablement identifier comme une critique du politiquement correct, expression que le terme un peu grotesque de « wokisme » semble avoir remplacée ces dernières années, avait de quoi faire saliver votre gros réac de serviteur. Les dérives proprement fanatiques des apôtres de la secte woke ont beau avoir généré un contre-coup salutaire, l’écrasante majorité du showbiz reste naturellement de la gauche progressiste qui ne plaisante pas avec ses totems, aussi apprendre que Dupieux s’y attaquait ne pouvait QUE susciter ma curiosité, bien que l’homme ne soit pas réputé pour ses opinions politiques. Et il l’a fait… mollement. Son film tente de s’attaquer à ce phénomène contemporain en introduisant des personnages et des situations mettant en lumière les excès et les contradictions du phénomène social, il intègre des dialogues et des scènes qui illustrent le conformisme idéologique du milieu, où les gens dotés d’un cerveau en état de fonctionner tendent à s’autocensurer pour ne faire courir aucun risque à leur carrière, mais la critique se fait du bout des lèvres. Par exemple, dans leur première scène, les personnages de David et Willy abordent les thèmes de la masculinité toxique, de l’homophobie et du patriarcat sans jamais les nommer. Les « anti-woke » boivent du petit lait parce qu’ils se retrouvent sans mal dans l’atmosphère d’autocensure qui est dépeinte, mais comme Dupieux reste en surface, les « woke », eux, ne percevront pas la moindre critique légitime de leur idéologie. Par ailleurs, faire de Guillaume et Willy un couple à la fin, twist le plus gay de l’histoire du cinéma soit dit en passant, a TOUT du gage de bonne volonté bricolé faute de mieux par un Dupieux cherchant à montrer qu’attention, il reste de la maison (« Tu veux qu’on se fasse cancel ou quoi ? »). Cette inclusion paraît superficielle et opportuniste, ajoutée pour cocher des cases plutôt que pour enrichir le récit, introduisant l’élément de critique sociale sans l’explorer réellement ni l’intégrer de manière organique dans la trame narrative. D’aucuns suggèreront, dans un esprit méta, que cette inclusion d’un couple gay par Dupieux fait en fait partie de sa critique du conformisme idéologique ! Allez savoir. Dans tous les cas, les déconstructeurs n’ont pas autant les oreilles qui sifflent que dans le génial Problemos, par exemple.

Malgré sa mollesse, le propos du film sur le politiquement correct a toutefois le mérite de mettre en scène des acteurs du showbiz reconnaissant la profonde hypocrisie qui y règne, et, par là même, leurs propres névroses, dont se nourrit comme une sangsue cette foutue idéologie (« Toi t’es juste capable de faire semblant, maman » dit la fille de Florence à sa mère…). Et même si les idées du wokisme en elles-mêmes ne sont pas attaquées, Le Deuxième acte montre combien ce dernier peut devenir un carcan, limitant la liberté d’expression et créant une atmosphère de censure subtile, ses personnages se retrouvant à naviguer dans un environnement où chaque mot et chaque geste sont scrutés et jugés, mettant en évidence la tension entre l’authenticité personnelle et la pression de se conformer aux normes sociales dominantes. L’approche hésitante et peu approfondie de Dupieux empêche certes sa critique de trouver sa pleine résonance… d’ÊTRE une critique, même… mais en même temps, QUI attendait une charge idéologique frontale et substantielle de sa part ? Même topo pour le propos sur l’intelligence artificielle, qui donne lieu à trois-quatre moments de cocasserie dupieusienne typique, comme celui où l’IA révèle au pauvre Stéphane qu’elle l’a aminci et que ce sera déduit de son paie : puis s’arrête là. Estimons-nous heureux que le film ait réussi à se moquer, même gentiment, de la transphilie ambiante à travers le personnage de Willy, joué par un Quenard CLAIREMENT pas « woke », au passage.

Bref.

En somme : c’est mieux, en témoigne la moyenne que le film a finalement obtenue… on est très loin du « NON » franc que j’ai opposé aux imbitables Au Poste ! et Réalité, par exemple… la réunion des quatre acteurs n’est pas un FESTIVAL de bons mots et l’on a connu le cinéma de Dupieux nettement plus humoristique, MAIS le quota minimum de répliques mémorables est assuré (« Les nouilles, elles sont hyper-tendues. » « Comme les voitures hybrides ! » « Là, je t’ai violée sans m’en rendre compte ? » « On quitte le Titanic ? » « Et maintenant, y a un figurant mongolien ! » « Comment j’adorais le p’tit nain africain ! »)… reconnaissons aussi au film d’avoir trouvé, avec son espèce de restoroute sans route, un des lieux les plus déprimants de l’univers… mais ce n’est TOUJOURS pas ça, notamment parce qu’on n’est pas des billes. Le trublion Dupieux a prouvé par le passé qu’il pouvait mêler habilement critique sociale, portnawak consommé et récit captivant ; avec Le Deuxième acte, il rate d’autant plus clairement le coche en se perdant dans des digressions stériles et une approche trop théorique. Refais-nous plutôt un Steak, mec !

Notes

(1) Comprendra qui a vu Mad Men.
(2) Les noms connus ont été mentionnés dans ma critique, mais mention à la cinquième roue du carrosse, Manuel Guillot, impeccable en faux serveur vraiment angoissé.

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