Critiques

Hérédité

Huit bonnes grosses étoiles, devenant neuf par goût pour les grands gestes. Il arrive que la presse s’emballe à l’unisson pour un mauvais film sous prétexte qu’il sort un peu de l’ordinaire, soumise à la fois à son désir de se démarquer du tout-venant et, comble de l’ironie, à un mimétisme de bourgeois hip. Ce n’est ici pas le cas : si Hérédité ne mérite peut-être pas d’être qualifié de nouvel Exorciste – ce qu’ont fait certains critiques –, il n’en demeure pas moins à la hauteur de quasiment tous ses éloges : c’est bel et bien un des meilleurs films d’épouvante qu’Hollywood nous a proposés depuis un sacré moment.

Petit préambule sur A24 (sautez-le si vous n’avez pas le temps)

Et non, ce n’était pas gagné d’entrée de jeu, toute mémorable que fût sa seconde bande-annonce, et tout élogieux que fussent les échos de Sundance. C’est une production A24, oui… et ? Désolé, mais si l’on doit à la société des films mémorables comme Under The SkinEnemyGreen Room, The Rover, The Witch, autre film auquel Hérédité est comparé, Ex Machina, A Most Violent Year, Moonlight, First Reformed, et surtout le fabuleux A Ghost Story de David Lowery, sorti l’année précédente, elle s’est aussi distinguée la même année avec le pétard mouillé It Comes at Night, et a produit bon nombre de mauvais films comme TuskDark PlacesMojaveFebruarySecret Agency, Nos souvenirs, ou encore les horripilantes branlettes d’auteur de Yorgos Lanthimos (The Lobster, La mise à mort du cerf sacré…). Quelques années plus tard, il produirait même le SOMMET de la branlette d’auteur à se faire harakiri, The Lighthouse. A24 a « juste » un meilleur CV que la moyenne, ce qui est bien, mais n’est pas une garantie. Donc rien n’était gagné. Mais maintenant que c’est gagné, autant dire que c’était écrit.

Bien nommer les choses

Le problème est qu’il faut bien nommer les choses, histoire de ne pas « ajouter au malheur du monde », comme disait Camus. Hérédité n’est pas ce qu’on peut appeler un « film de peur ». Il est malavisé d’aller le voir avec cette idée en tête, comme si l’on allait voir The Conjuring 7 ou Halloween 22, en quête de frissons faciles et de « jump scares » : popcorneur naïf croyant t’embarquer dans une expérience divertissante de cet acabit, prend garde : la terreur qu’Hérédité t’inspirera sera bien, BIEN moins agréable. À sa sortie, les projections du film s’accompagnaient généralement de ricanements tantôt nerveux, tantôt d’incompréhension, et autres manifestations sonores de paresse intellectuelle. Non, plutôt qu’un « film de peur », Hérédité est un film d’ÉPOUVANTE. Insister sur cette nuance n’est pas couper le cheveu en quatre : se trouver nez-à-nez avec un rottweiler enragé fait peur ; ce que suscite le film d’Ari Aster est bien plus profond. C’est tout aussi viscéral qu’un coup de flippe, dont Hérédité n’est d’ailleurs pas dénué, bijou d’artisanat porté par une mise en scène tirée au cordeau, mais c’est surtout précédé et suivi de quelque chose ; un sentiment de ténèbres et une humeur poisseuse qui augurent du pire et collent presque à la peau.

La plupart des films d’horreur sont comparables à de la junk food : c’est très divertissant sur le moment, mais l’on n’en garde en fin de compte pas grand-chose pour la simple raison que l’horreur ne repose pas sur grand-chose. Ni tragédie humaine d’ampleur, ni tourments existentiels, ni même un réel malaise, la plupart du temps. Si Hérédité, de son côté, est le malaise incarné, c’est parce qu’il est de l’épouvante avant tout psychologique : on a les chocottes avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit de chocottifiant dans les faits. C’est de l’épouvante à infusion lente. Vous voulez faire un tour de montagnes russes ? De l’horreur « fun » ? Allez voir Conjuring, ouste, du balai. Pour paraphraser le chirurgien esthétique de La Mort vous va si bien, on ne veut plus jamais vous revoir. Sinon, faites comme chez vous.

It’s Google time

On a beau être très tôt saisi par la maîtrise formelle d’Hérédité, par son atmosphère oppressante nourrie par une myriade de petits riens, et prendre un plaisir masochiste à suivre la chute de la famille Graham, avec ses personnages terriblement humains, de la mère Annie, terrorisée à l’idée de devenir folle comme la sienne, au fils Peter, sorti un peu effacé d’une enfance sans éclat, en passant par le père Steve, sans doute choisi par une Annie en quête de tranquillité : à la fin du film, alors que le générique défile sous les yeux du spectateur, encore grands ouverts par le tétanisant déluge du dernier quart d’heure, une des premières réflexions qui viennent à l’esprit est : « ok… si le scénario de ce film a un sens, alors c’est un chef-d’œuvre ». Mais seulement si, parce qu’on ne peut pas non plus raconter n’importe quoi et compter sur ses belles images pour que ça passe. Parce qu’autant dire qu’il est littéralement impossible de piger en temps réel TOUT ce qui s’y passe. Parce qu’il s’y passe TROP de choses, et qu’une partie substantielle de ces choses est, disons, un chouïa cryptique. Après avoir minutieusement lu une bonne plâtrée d’articles du web anglophone dédiés à ce seul sujet, verdict : Ari Aster ne s’y est pas pris par-dessus la jambe, et l’histoire d’Hérédité se tient dans l’ensemble très bien, laissant derrière elle une dose d’interrogations sans rapport avec la moindre incohérence.

Revenir sur toutes les pièces du puzzle héréditaire prendrait trop de temps, et ce n’est pas l’objet d’une critique, mais on peut s’arrêter un instant sur quelques-unes d’entre elles. La principale : le roi-démon Paimon, méchant insaisissable du film – pour une fois que ce n’est pas Satan ! Paimon n’est pas une créature toute droit sortie de l’imaginaire d’Ari Aster : ce dernier a pris un « vrai » démon, issu de la goétie, « science occulte de l’invocation d’entités démoniaques » selon Wikipédia. C’est aussi un enseignant des arts, sciences et « choses secrètes » – voilà qui n’est pas vague. Le Pseudomonarchia Daemonum, traité sur la nomenclature de la hiérarchie des démons infernaux datant de la Renaissance, le place en vingt-deuxième position, ce qui doit être plutôt balaise, à moins bien sûr que lesdits démons ne soient vingt-cinq. La page anglaise, plus fournie que son équivalente française, en dit un peu plus : Paimon est fidèle à Lucifer, il a même le titre de « roi de l’Ouest », dirige deux-cents légions, et il appartient, dans la hiérarchie céleste chrétienne, soit au rang des Dominations, soit à celui des Chérubins, selon les sources. Plus intéressant, son nom dériverait selon certains d’une déesse païenne moyen-orientale parce qu’il est souvent décrit comme une jeune femme à dos de chameau ; il aurait, selon plusieurs sources, un visage féminin, quoique l’on continue d’employer un pronom masculin (plutôt que de le laisser choisir ses pronoms !). Selon d’autres sources, il serait capable de révéler des trésors cachés puisqu’il connaîtrait « toutes les affaires du monde ». Mais surtout, il serait capable de faire apparaître des esprits, produire des visions d’épouvante, posséder des esprits, ou encore voler. Ah, et « Paimon » signifierait aussi un genre spécifique de bruit, proche de celui que fait Charlie avec sa langue. Partant de là, il devient aisé de mesurer la force de son emprise sur la famille Graham.

« Si vous avez manqué le début »… Paimon a manipulé la matriarche Ellen, mère d’Annie, pour qu’elle crée la secte vouée à son adoration, en échange de la promesse d’en faire sa reine, et cette tarée a, par la suite, manipulé toute sa famille pour mener sa petite opération à bien et son roi à bon port : son nouveau corps, un corps d’homme de la lignée d’Ellen. Ceci explique qu’Ellen ait rendu fou son propre fils, le frère d’Annie, en essayant de « faire entrer des personnes en lui » – pour reprendre ses mots rapportés par Annie –, avant qu’il ne se suicide pour échapper à cet enfer. Ceci explique aussi que ni Annie, ni Charlie ne lui aient convenu, et que son petit-fils Peter soit devenu son objectif final, quoique le roi-démon ait dû faire avec la pauvre Charlie pendant un temps : l’étrange gamine que l’on voit depuis le début est, au mieux, un mélange de Paimon et de Charlie, au pire, un démon complètement déphasé car prisonnier d’un corps qui ne lui est pas adapté, les deux cas expliquant son comportement asocial, sa manie de découper la tête des zozios (pour des figurines bien glauques préfigurant celle, grandeur nature, que l’on verra à la fin dans la petite cabane des enfers), et ses claquements de langue horrifiques.

Alors, on peut se demander pourquoi Paimon a attendu si longtemps : une fois que sa reine Ellen a pu remettre la main sur Peter grâce à la naissance de Charlie qui l’a rapprochée d’Annie, avait-il vraiment besoin d’attendre douze ans ? Le réalisateur Ari Aster a précisé que le « réceptacle » devait être psychologiquement et émotionnellement affaibli pour le laisser entrer en lui, expliquant qu’il ait dû attendre que Peter vive toutes ces horreurs, et expliquant la virulence desdites horreurs, à commencer par la décapitation de Charlie (sic). Mais lui et les membres zélés de sa secte de loufdingues ne pouvaient-ils pas provoquer des tragédies en cascade plus tôt ? Peut-être l’action requérait-elle la mort d’Ellen ? Dans ce cas, pourquoi aurait-elle essayé d’« imprégner » son propre fils ? Aux lecteurs qui souhaitent en savoir plus et ne craignent pas l’anglais, il est suggéré de lire ce résumé fort clair de l’Independant. Comme vous le constatez, toutes les questions du film n’ont pas leurs réponses, même de la bouche de son réalisateur-scénariste. Pourquoi Charlie est-elle obsédée par les barres de chocolat ? Sont-elles aux noisettes car « nuts » signifie aussi « fou », en anglais ? L’homme qui l’observe avec un sourire de pédophile, lors de l’enterrement de sa grand-mère, le fait-il car il est un membre de la secte voyant en elle Paimon incarné, ou bien est-ce une sorte de Pedobear sataniste ? Peter est recouvert de fourmis dans un cauchemar d’Annie : est-ce parce que les fourmis sont naturellement attirées par ce qui est mort ? En partant du principe que le flash bleu est la présence du roi Paimon, est-ce un hasard si le petit cercueil de Charlie est bleu, lui aussi ? À la fin, Peter est-il parfaitement possédé par Paimon, ou bien y subsiste-t-il un peu de sa personne car après tout, Joan l’appelle « Peter » ? Et le Paimon en possession de son âme est-il le Paimon original, ou un Paimon imprégné de Charlie ? Quand Annie se lâche sur son fils lors d’une scène de dispute familiale mémorable, elle se plaint de ne voir que « ce visage sur son visage » : signifie-t-elle par-là qu’il est censé être quelqu’un d’autre, cette mère qui, de son propre aveu, ne voulait pas avoir un fils ? Toussa toussa, comme on dit. Mais avoir bâti un échafaudage solide sur une base aussi tordue relève tellement du miracle qu’on ne va pas pinailler.

Humains, trop humains

Nous avons mentionné les membres de la famille Graham dans le chapitre précédent. Tout film ne nécessite pas contractuellement des personnages d’une profondeur tolstoïenne pour être réussi. On ne regarde pas Jurassic Park ou un classique de John Woo pour leur exploration des tréfonds de la psyché humaine. On ne ressort pas de RingRec ou Massacre à la tronçonneuse en regrettant la simplicité du portrait de leurs personnages : cela ne veut pas dire qu’ils sont ratés… juste que là n’est pas l’intérêt de ces films. Ils appartiennent au registre de l’horreur « immédiate » évoqué plus haut.

Ce n’est pas le cas d’Hérédité parce qu’il est avant tout une tragédie familiale – d’une famille qui « descend aux enfers ». Parmi les quelques films que qu’Ari Aster a projeté à son équipe avant le tournage se trouve le Cris et Chuchotements d’Ingmar Bergman, tout sauf un film fantastique, et une référence cruciale dans la cinéphilie d’Ari Aster est Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, film pas du tout d’horreur, mais pas moins épouvantable. Les membres de la famille Graham sont douloureusement humains – à l’exception de « Charlie », plus vraiment Charlie depuis longtemps. Certains détracteurs du film leur reprochent de ne pas être assez attachants, mais c’est qu’il est difficile de faire chaud au cœur, pour une telle famille dysfonctionnelle, dans un film où le malaise consume l’oxygène et une menace sourde occupe les recoins de la moitié des plans ; et ça ne les rend pas moins humains. Par exemple, la façon dont Peter réagit à la mort de sa petite sœur saisit par son désagréable réalisme. Désagréable parce qu’il ne réagit pas comme nous aimerions réagir, dont un monde idéal d’êtres parfaitement équilibrés et rationnels ; réalisme parce que rarement une réaction à un décès aura autant saisi aux tripes, de l’incapacité du personnage à se retourner, dans la voiture, à sa décision sous transe d’aller se coucher sans rien dire à ses parents, comme s’il était frappé d’un trouble de stress post-traumatique. C’est sale, mais ça résonne. Même le personnage du père, Steve, fonctionne jusque dans ses défauts : quand il rejette Annie, vers la fin, alors qu’elle le supplie de l’écouter et lui déclare une dernière fois son amour – là encore, quel moment « vrai » ! –, on a envie de lui en vouloir, de se dire « mais quel gros con ! », comme ça arrive souvent devant des films de ce genre. Mais les personnages d’Hérédité ne sont pas des vignettes. Et même si la narration adopte le point de vue d’Annie, on comprend totalement son pauvre mari lorsqu’il lui dit devoir veiller sur leur fils, avant tout. L’incompréhension est aussi tragique qu’absolue. On en vient alors à Annie. Si Peter est l’objectif de Paimon, Annie est l’héroïne d’Hérédité. Celle que l’on veut croire capable de surmonter les épreuves à venir et vaincre sa vieille tortue démoniaque de mère, que tout ceci se passe dans sa tête ou que des forces du Mal soient réellement impliquées dans l’affaire. Et en même temps, on sent que cela n’arrivera pas. Parce qu’elle est trop abîmée pour résister à la pression. Et c’est ce qui la rend attachante : elle essaie, sans jamais y arriver. Si elle a éteint son allumette in extremis, la nuit où Paimon l’a poussée à arroser ses enfants de diluant pour peinture dans un accès de « somnambulisme », c’est parce qu’elle a résisté. Ses miniatures sont une autre façon de résister, une façon pour elle de maîtriser un minimum les éléments de son existence, de son environnement – elle va jusqu’à reproduire sa maison au meuble près. Ça ne restera jamais qu’une illusion : la seule vue de la miniature de sa mère la terrifie, et quand elle commence à se désintéresser de son travail, puis détruit dans un accès de rage une de ses précieuses maquettes, on devine que c’est foutu. Résistance lorsqu’elle avait trouvé le courage de couper les ponts avec Ellen, à la naissance de Peter ; échec lorsqu’elle a fini par se rabibocher avec elle à la naissance de Charlie, pensant peut-être qu’une petite fille a besoin d’une grand-mère…

Hérédité, ou un film sur l’échec. Celui d’Annie, bien sûr, mais aussi celui de son pauvre mari et de son pauvre fils, inconscients du sort que les ténèbres et l’avarice (celle d’Ellen) leur préparent. On a mentionné la tragédie familiale ; on peut carrément parler de tragédie grecque, les personnages de cette mascarade trop humaine étant tous soumis aux caprices de puissances qui les dépassent, ignorant royalement leur libre arbitre et leur individualité. En cours, Peter entend à peine son professeur parler du héros mi-dieu mi-humain de la mythologie grecque Héraclès, caractérisé, comme Atlas, par un sens de la… prédétermination, du destin. Les Graham, eux, n’ont même pas les muscles saillants d’Héraclès : ils sont de vulgaires pions. Des pions enfermés dans une maison de poupées, comme le suggère très clairement le premier plan du film, et comme le rappelleront par la suite des plans de la maison des Graham encerclée de hauts troncs d’arbres faisant figures de barreaux de prison. Hérédité est le récit d’un rituel de possession du point de vue des agneaux sacrificiels. Son sens de l’inéluctable dans ce qu’il a de plus terrifiant rappelle un peu Sinister, film d’horreur lui aussi doté d’une fin mémorablement tragique, même s’il est bien plus proche du registre de l’horreur « classique ». C’est sans doute de ce sentiment d’impuissance que provient l’extrême et délectable malaise que suscite Hérédité dans toute sa longueur, sauf bien sûr lorsqu’il est remplacé par une terreur plus concentrée – patience. Tout n’est que malaise, jusque dans un des rares moments un tant soit peu enjoué du film, lorsque la nouvelle BFF d’Annie, Joan, lui raconte sur un ton exalté son histoire de contact avec son fils mort en ne cessant de la toucher, comme pour la garder sous son emprise… La possession est un des thèmes majeurs de l’histoire. Qui dit possession dit manipulation. Et la manipulation explique les comportements parfois incohérents de nos personnages, comme celui d’Annie lorsqu’elle ordonne à son fils LYCÉEN d’emmener avec lui, à une soirée de LYCÉENS, sa sœur asociale de DOUZE ANS – ça n’a aucun sens, et on sent que quelque chose ne tourne pas rond chez elle à ce moment –, ou encore celui de Charlie quand elle cède au gâteau au chocolat qui l’attend sur la table de la cuisine alors qu’à son âge, on est conscient de ses allergies !

Autant dire qu’avec un tel matériau, Ari Aster, dont il n’est pas étonnant d’apprendre qu’il a écrit le film en plus de le réaliser, fait assez rare à Hollywood pour être mentionné, avait sacrément besoin d’un putain de casting… et c’est ce qu’il s’est fort heureusement trouvé. C’est aussi une de ces choses qui font la différence avec de l’horreur de divertissement pur, comme Conjuring ou Ring, qui proposent rarement des performances à oscars : avec son éprouvante performance dans le rôle d’Annie, son meilleur depuis peut-être In Her Shoes, Toni Collette mérite un oscar. Sérieusement, si elle a eu droit à une nomination pour Sixième Sens (SIXIÈME SENS !), la logique voulait qu’elle en ait au moins une pour ce film-ci, qui lui demande d’exprimer à peu près toutes les émotions humaines répertoriées. Elle est tout bonnement superbe, de la scène du dîner déjà citée à celle de sa possession, en passant par celle, incroyable, où elle joue du mieux qu’elle peut l’enthousiasme pour attirer son mari et son fils dans sa séance nocturne de communication avec l’Au-delà. Alex Wolff, autrement plus charismatique que son grand-frère Nat (de La Face cachée de Margo et Death « WTF » Note), est presque aussi méritant dans son rôle tout aussi éprouvant de victime héréditaire : pour s’en assurer, il n’y a qu’à voir la scène où, possédé un instant par Paimon, il se fracasse la tête sur la table de classe, hélas présente dans la BA – seul défaut de cette dernière. La jeune Milly Shapiro est elle aussi impeccable, quoiqu’on ait un peu de mal avec les acteurs au physique trop étrange, dont on a tendance à croire qu’il leur mâche le travail, à tort ou à raison. En revanche, comment ne pas voir venir le coup de la secte dès que la géniale Ann Dowd apparaît à l’écran ? Ok, c’est une boutade. Peut-être The Leftovers a-t-il trop marqué l’auteur de ces lignes…

Folie du réel ou fait du surnaturel ?

Si le sentiment de malaise qui parcourt Hérédité a un rapport avec l’impuissance des personnages, c’est parce que cette impuissance parait parfaitement psychologique plutôt que physique durant une bonne partie du film. Jusqu’à ce que le dernier acte et son dénouement terminal n’éclaircissent définitivement la situation, on peut interpréter le titre comme une simple référence au lien de sang qui relie Annie à sa mère, et à la terreur que lui inspire la possibilité de finir folle comme elle. Parce qu’une des forces du film tient au fait qu’à quelques excentricités et un final près, il peut être apprécié comme un drame bien réaliste sur la maladie mentale. Comme dans The Witch, un bon moment passe avant qu’on puisse se dire : « okay, c’est décidé, ces pauvres gens ne sont PAS fous, et il se passe VRAIMENT un truc ». L’amateur d’horreur fantastique doté d’une capacité d’attention supérieure à celle d’un môme de quatre ans appréciera ses apparitions surnaturelles, ses histoires de possessions et ses visites inopinées de roi-démons, mais le sceptique du répertoire aura suffisamment à faire avec les ratés de la famille Graham… quant au chanceux, il appréciera la savante addition des deux. C’est cette deuxième lecture qui nous intéresse, dans ce chapitre : celle selon laquelle rien de ce qu’Annie et Peter voient n’est réel, et c’est juste eux qui partent en sucette. Hérédité, ou la crise de nerfs, sous l’effet d’un drame, d’une famille pétrie de problèmes et assez nulle en communication…Nous avons établi que les personnages, pions de forces extérieures, ne s’appartiennent pas. Mais ne peut-on pas dire la même chose des schizophrènes, ou des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, affliction plus terrifiante encore que le spectre du cancer parce qu’elle matérialise un cauchemar plus sombre que la mort ? La nuit où elle a failli cramer ses enfants, Annie est certes, a priori, sous l’emprise de Paimon… mais l’on peut aussi interpréter son acte comme ce qu’on appelle en psychiatrie une « fugue dissociative ». La vieille tortue démoniaque Ellen était officiellement atteinte de DID (multiple personality disorder) ; quelle autre interprétation pouvait en faire l’esprit rationnel ? Le fait que Steve, le père, soit à la fois la seule personne équilibrée du lot ET la seule personne sans lien de sang avec Ellen ajoute de l’eau au moulin des sceptiques : la maladie mentale est bien héréditaire, sorry, Annie. La décapitation est une « figure » récurrente du film, or, où se situe la folie, sinon dans la tête, et quel est le premier moyen d’identifier une personne, vivante ou morte, sinon son visage – pour revenir à la perte de son identité ? Rosemary’s Baby est également souvent cité en référence. De toute évidence, Aster a gardé ce film dans un coin de mémoire bien visible, comme (le mimolette) Ne vous retournez pas de Nicholas Roeg, mais au rayon Polanski, quid de Répulsion, avec Catherine Deneuve, huis-clos aussi génial que méconnu sur la maladie mentale que l’on recommande au passage à tout le monde ?

Pour finir, il a été suggéré plus haut que le dénouement cauchemardesque du film dissipe les doutes quant à la réalité de ce qui se produit. Mais les visions d’un fou ne lui semblent-elles pas aussi réelles que lui-même ? Peu importe cependant que les monstres tapis dans le noir soient une chimère d’esprits fragiles ou non : au bout du compte, le spectateur se retrouve dans le même cauchemar. Rares sont les films qui lui donnent l’impression de partager ne serait-ce qu’un millième du sentiment de perte de soi et de dépossession qui caractérise, entre autres, la démence. En général on veut bien croire que Machin ou Machine perd la boule, mais ça n’a rien de viscéral. Seulement, Hérédité brouille tellement les pistes, et le fait si bien, que le spectateur volontaire sera à plusieurs reprises VRAIMENT désarçonné par le spectacle – volontaire car il faut y aller avec l’esprit ouvert, comme à une séance d’hypnotisme, mais à moindre frais. Et lors du final, il se retrouvera à hauteur de Peter… soit pas exactement la place la plus convoitée.

Ainsi, dans Hérédité, quand le spectre de la folie ne se trouve pas au premier plan, il flotte quelque part, non loin de là, peut-être le masque trompeur de forces du Mal… ou source de paranoïa de l’héroïne. Quand le personnage de Joan (Ann Dowd), qu’elle n’a rencontré que deux fois, lui tombe dessus pour lui raconter ses bobards en la tripotant, Annie a toutes les raisons de tailler la route ; le problème est que cette dernière a trop peu confiance en elle-même pour agir de la sorte. Le paillasson aurait dû allumer un voyant bien rouge dans sa tête ; sauf que non, pour la même raison. En adoptant le point de vue de l’agnelle Annie, le film d’Aster prend des airs de basculement dans la démence… alors que cette dernière s’avérera, in fine, parfaitement saine d’esprit. C’est le tragique destin d’une femme persuadée d’être contaminée par une maladie mentale qu’elle prête à sa famille entière, sous l’emprise d’une génitrice vorace, se croyant carrément « responsable » de ce qui arrive, comme elle l’avoue au groupe de soutien psychologique, alors qu’il n’en est rien. Dans des temps anciens, la maladie mentale pouvait être interprétée comme une manifestation de possession démoniaque. L’ironie de notre histoire place ses personnages dans la situation inverse : ils se croient dans une descente aux enfers psychologique… alors que c’en est une littérale.

Ouais, enfin, ça fout un peu les jetons quand même

La messe est dite : l’horreur ne brille jamais d’un aussi noir éclat que lorsqu’elle est partie intégrante d’un tout plus grand qu’elle, et qui inspire l’angoisse sans avoir à sortir le moindre artifice. Face au concert de louanges dont Hérédité a fait l’objet entre le festival de Sundance et sa sortie en salle, nombre de critiques, surtout web, en ont pris le contre-pied avec plus ou moins de virulence. Aux défenseurs du film qui parlent de plus grosse frousse de ces dernières années, ils opposent une liste plus ou moins interminable de films de peur plus flippants. Quelques-uns ont eu le bon goût de citer Candyman, de Bernard Rose. Bon goût car c’est là un grand, grand film d’épouvante, auquel Hérédité PEUT faire penser… sans que ce dernier ne souffre de la comparaison. Comme lui, vingt-cinq ans plus tard, Candyman racontait une histoire épouvantable sur le plan humain avant de faire gicler le sang et surgir les visions ectoplasmiques.

Ne charrions pour autant pas : quand Hérédité ne plonge pas dans un profond malaise, il propose quand même une bonne demi-douzaine d’inoubliables moments d’effroi pur… car l’enfer, ça ne fait pas qu’aliéner, ça fait aussi flipper. Ari Aster, qui se plantera hélas royalement, l’année suivante, avec son trop mal préparé Midsommar, fait ici preuve d’une maîtrise impressionnante des codes visuels de l’épouvante, jouant avec le hors-champ et les coins de cadres, avec les blancs au montage et les silences plutôt qu’une musique forcément manipulatrice – on vous l’a dit, de l’artisanat cinq étoiles. L’improbablement authentique réaction de Peter, sous le choc, à la mort de sa petite sœur ; la tête de la principale concernée rongée par les asticots au bord de la route – qu’Aster nous impose sans donner l’impression de simplement « choquer pour choquer » – ; Peter se brisant le nez sur sa table de classe sous les assauts de Paimon ; Annie, possédée, tapie dans un coin sombre du plafond comme une putain de chauve-souris et espionnant silencieusement son fils ; encore elle, quittant la pièce dans un parfait silence lorsque ce dernier se tourne vers sa fenêtre, soit un de ces moments où l’on se dit « ENFIN un réalisateur qui a pigé ! » ; la première apparition discernable d’un membre de la secte des fous à poil, le sourire luisant dans la pénombre d’un placard ; Annie s’égorgeant à la corde à piano, à l’image… comme au son ; et bien évidemment, à chaque fois qu’elle ou Peter entendent le claquement de langue, idée topissime s’il en est… autant d’instants et de visions faits pour s’inscrire au fer rouge dans les mémoires des cinéphiles masochistes susmentionnés, qui redemandent donc de ce pain-là.

On ne saurait trop louer l’idée géniale d’avoir monté la conclusion du film, qui voit Peter/Paimon rejoindre ses sujets dans la cabane des enfers pour son couronnement, sur le glorieux morceau Reborn. La bande originale de Colin Stetson est splendide de bout en bout : c’est un nouveau classique de la BO d’épouvante, au même titre que ce qu’a fait Philip Glass pour Candyman, justement. L’évidence saute aux tympans dès le premier morceau, Funeral, qui prend un moment somme toute trivial de l’existence, une famille se préparant pour l’enterrement de la grand-mère, et y distille un sentiment de danger aussi perceptible qu’insaisissable car le spectateur n’a aucune idée de ce à quoi il doit s’attendre. Et Stetson ne manque de flanquer les chocottes tout au long du film, de façon tantôt discrète, tantôt brutale (la frénésie soudaine de violons quand des mains saisissent Peter par le cou), toujours sophistiquée. Mais rien ne nous avait préparé à ça : un déluge philharmonique de cuivres intimidants, semblant joué par des instruments aussi anciens que l’occulte, sous perfusion de Trent Reznor, et qui, avant d’exploser, s’offre une montée en puissance rappelant les premières minutes de L’Or du Rhin de Richard Wagner. Mais « ça », ce que « ça » a de génial, c’est surtout le violent contraste tonal de ce climax avec ce qui a précédé : ce n’est plus la triste déchéance des pauvres Graham, que Stetson accompagne, mais la glorieuse consécration d’un roi-démon. Ainsi, la fin de film la plus déprimante de mémoire récente s’accompagne-t-elle d’une musique triomphale (All hail Paimon !), dont les cuivres étaient annoncés plus tôt dans le film, en relation avec l’arrivée dans ce monde du roi-démon… puisqu’on vous dit que tout est chiadé, dans ce film. Le cerveau du spectateur est, de facto, retourné. Naturellement, le contraste tonal n’est pas ABSOLU, car depuis le début du film, l’enfer est à portée de destinée, mais à présent, on y est. En se perdant un peu dans l’écoute de Reborn, qui peut être traduit en anglais par « réincarné », on peut même en tirer la sensation d’assister à un lever de soleil depuis les rives du Styx, point de passage des Enfers. Selon la mythologie, l’arrivée de Paimon est précédée de trompettes, accompagnée d’une marche de goules, et finit sur son mugissement méphistophélique : Stetson n’a composé rien de moins qu’une procession, à la fois exaltante et terrifiante.

Ainsi, et en conclusion, Hérédité est une réussite totale, dont les six hallucinantes dernières minutes ne sont certainement pas de trop (même pas les toutes dernières lignes de dialogue, le monologue de Joan, qui ont pourtant été commandées par le studio pour ne pas TROP frustrer le spectateur qui n’aurait rien pigé !), et font au contraire tellement sens qu’elles laissent penser, un bref instant, que le film devrait plutôt s’intituler Paimon – Les origines, ou quelque chose dans le genre. Alors, aux spectateurs courageux : jouez le jeu. Acceptez une proposition de cinéma plus sensorielle qu’explicative. Acceptez le transcendantal, ne vous trompez pas de salle. Éteignez votre portable. Appréciez la danse funèbre pour ce qu’elle est, plutôt qu’en fonction des figures connues d’un genre trop souvent formaté. Et puis, si vous êtes chanceux, intégrez la secte des adorateurs d’Hérédité, spectacle à glacer le sang et faire frissonner les os.

Notes :

– L’idée de finir sur l’entraînant et jovial Both Sides Now, par Judy Collins : géniale. Le contraste presque absurde prête à la pauvre petite chanson innocente quelque chose de sardonique. Les deux côtés peuvent être d’abord les Graham, tragiques perdants de la lutte pour leurs âmes, et ensuite les membres de la secte d’adorateurs de Paimon, pour qui cette fin est une happy end, comme l’indiquait déjà le morceau musical évoqué plus haut. « Well, something’s lost, but something’s gained »… pas vrai, Peter/Paimon ?
– Apprécier la bande-annonce mentionnée au début de la présente critique assure déjà de prendre un minimum de plaisir devant le film, puisque c’est à la fois une des rares BA à ne pas tromper sur la marchandise, car elle s’est dotée d’une atmosphère et d’un esprit fort proches de ceux du film (pas vrai, Suicide Squad ?), ET un cas tout aussi rare de BA qui ne raconte pas tout le putain de film. Son glauque (les Anglais ont le terme « creepiness », qui est encore mieux adapté) est celui du film, point à la ligne. On doit même lui reconnaître d’une, l’extraordinaire fausse piste qu’elle s’est permise en faisant croire que la jeune Charlie était l’héroïne du film, et de deux le quasi-méga-spoiler qu’est s’est choisi pour DEUXIÈME plan (celui de l’enterrement de la gamine, que l’on prend pour celui de la grand-mère quand on n’a pas encore vu le film, donc pas VRAIMENT un spoiler). Et point de publicité mensongère dans ce cas-ci : si le spectateur croit à une version féminine de Damien : La Malédiction, c’est simplement parce qu’il est habitué à ce genre d’histoires à la con.

 

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