Critiques

Gaspard va au mariage

Parce que le cinéma français peut ENCORE épater. Osons l’écrire : Gaspard va au mariage est le meilleur film de ce début d’année 2018 derrière le justement sanctifié 3 Billboards. Oui-oui, DEVANT le « génie » sorkinien (Molly’s Game), DEVANT un Winston Churchill aux airs oscarisables de Gary Oldman (Les Heures sombres), DEVANT Hong Sang-soo « au sommet » pour la soixante-dixième fois de sa carrière (avec – prétendument – Seule sur la plage la nuit)… et BIEN DEVANT les soporifiques Pentagon Papers d’oncle Spielberg. L’a priori n’était pourtant pas forcément positif, ce pour deux raisons. La première raison, avoir pour réalisateur Antony Cordier, dont les deux précédents longs-métrages n’avaient pas exactement emballés : Douches froides (2005) était sitôt vu, sitôt oublié, quant à Happy Few (2010), qui s’est surtout fait remarquer pour déshabiller deux heures durant Marina Foïs et Élodie Bouchez (pourtant pas une performance), c’était un monument de branlette ravie, même pas méta, dénuée de propos, bonne à enchaîner des scènes de cul tout, sauf révolutionnaires, à moins de considérer que quatre participants au lieu de deux et un anulingus le soient (désolé). La seconde raison, son affiche, qui ressemblait furieusement à celle de Captain Fantastic : désolé, mais le pompage n’incline pas à l’ouverture, surtout quand il ne ressemble à rien, et même s’il s’avère relever davantage du recyclage. (1) Et pourtant, l’auteur de ces lignes a donné sa chance à ce petit film, sans raison autre que sa curiosité éclairée. Et c’était l’idée du mois. Gaspard n’est pas seulement le meilleur film de son réalisateur ; c’est surtout son premier réussi de bout en bout. Sacrément réussi.

Réussi à tel point qu’on ne sait pas vraiment par quel bout le prendre, tant il est au cœur de ce qu’on appellera un « chaos contrôlé ». Ce qui frappe peut-être en premier, dans le film, ce sont non seulement ses qualités, mais aussi, surtout, l’aisance avec laquelle elles se déploient dans un même mouvement : l’humour tantôt absurde (« Ma mère a été mangée par un tigre. » « Oh, je suis désolée. »), tantôt jobard (toutes les charmantes excentricités de la petite sœur-ours), pose en moins d’un quart d’heure le film comme un nouvel incontournable du genre avant même que le spectateur, vite extatique s’il a la chance de partager le délire, ne tarde à apprécier sa qualité d’étude de mœurs (les liens familiaux et l’épanouissement sexuels sont généreusement abordés…), ainsi que son double-effet doux-amer… en résumé, ne vous attendez pas à simplement vous poiler, ce n’est pas une romcom un peu sauvageonne, on n’est pas à Hollywood. Le caractère, un caractère fou, une énergie personnelle BIEN trop rare au cinéma, déborde du celluloïd. Il imprègne les murs de la maison familiale, une des baraques les plus authentiques qu’on a eu la chance de voir dans un film de mémoire récente, ANTI-décor de cinéma intégral procurant une sensation de familiarité instantanée dont profiteront le plus ceux qui ont eu la chance de passer au moins une partie de leur enfance dans un cadre similaire. Puis il remplit les regards, ceux des personnages, tous plus réels et colorés les uns que les autres, colorés de leur couleur propre, comme ceux de leurs interprètes, sur lesquels on reviendra : dans Gaspard, aucun personnage n’est une vignette, du moins aucun des personnages nommés ; tous existent un tant soit peu, ont une histoire, et finissent par avoir tôt ou tard « leur » moment. Le réalisme de ces personnages pourtant follement excentriques, et la qualité des performances d’acteurs dirigés par un cinéaste visiblement dans son élément, sont en fait ce qui frappe le plus, dans Gaspard, plus encore que l’humour décalé. Sa liberté de ton parvient à étonner un spectateur français pourtant habitué culturellement à ce genre de choses. Peut-être parce que les conneries formatées dont on le gave à notre époque l’auraient, mine de rien, déshabitué ? Dans Gaspard, impossible de voir venir quoi que ce soit. Vers le milieu du film, Laura et Gaspard se livrent à ce qu’on peut interpréter comme une sorte de parodie de Pretty Woman, à la fois un joli moment de n’importe quoi, et… un vrai moment d’expression d’individualités, d’identités, parfaitement dosé. Équilibre improbable, recette indéchiffrable.

Dans tous les cas, le film d’Antony Cordier VIT, putain, et il JURE, et il crache, et il tripote, comme Laura demandant à Gaspard de la sentir parce que ça l’excite… rappelant par moments le meilleur de la Nouvelle vague, tendance Éric Rohmer, version punk, et quelques grands noms de la comédie dramatique indie US, du type Noah Baumbach (fan de Rohmer, et dont Cordier a repris le titre du film Margot va au mariage) et Wes Anderson (avec qui Baumbach a écrit La Vie aquatique, modèle de récit décalé d’un microcosme de plus ou moins joyeux hurluberlus !). Bien sûr, le cinéma de Cordier brille moins, d’un point de vue formel, que celui d’un Wes Anderson – en plus d’être davantage risqué moralement ! Mais d’une part, n’ignorons pour autant pas l’emballage TRÈS soigné de son film, dont les plans utilisés pour l’illustration de cette critique rappellent la grande variété, ni quelques très agréables pirouettes d’un montage plein de caractère ; et d’autre part, survivre une telle comparaison n’est-il pas un bon signe ? Ça part dans tous les sens, sans jamais se paumer, et c’est ça qui est fort.

Le chaos reste donc contrôlé, comme suggéré plus haut. Il y a eu un pilote dans l’avion Gaspard. Dès l’arrivée dans la maison familiale, sa caméra s’engage dans une chorégraphie de mouvements pas forcément spectaculaires, mais qui place le décor dans un état de révolution perpétuelle. Le film ne se montrera par la suite pas avare en jolis tableaux mouvants, comme les deux scènes de danse, notamment celle du slow où le décor disparait pour être remplacé par un univers mental, ou encore celle où la sœur-ours se retrouve en mauvaise posture au milieu de bois sombres. Zéro hasard, que le mouvement soit incessant : ce faisant, Cordier traduit à l’écran l’état de reconfiguration constante dans lequel se trouvent ses personnages. Ces derniers se cherchent tous, quels que soient leurs âges, de la nouvelle venue Laura, sorte de hippie 2.0 poussée par un vague projet professionnel à rejoindre une ville balnéaire dont elle ne sait rien (pétulante Laetitia Dosch, dont la légère vulgarité finit par faire le charme, et dont la familiarité donne au spectateur l’impression d’avoir connu toute sa vie son personnage), au patriarche Max, indécrottable original qui doit se résoudre à abandonner son zoo pour de basses raisons financières, en passant par la petite sœur Coline, qui doit, elle, sérieusement laisser tomber sa peau d’ours qui pue pour avoir la moindre chance de s’intégrer socialement, et, naturellement, Gaspard, ex-espoir de la famille qui n’a encore rien fait de sa vie, et pour cause : il est toujours en enfance (Moati, impeccable en grand garçon qui se laisse vivre). Gaspard va au mariage est un film étonnamment fort sur la sortie de l’enfance et sur le paradis perdu ; une de ses meilleures répliques, utilisée dans la bande-annonce, est que la chose la plus difficile, dans la vie, est de trouver quelque part quelqu’un qu’on aime PLUS que sa famille. Rien n’exprimera mieux cette cruelle réalité, trop souvent tue. On pense au Monde selon Garp, de John Irving. Et c’est une bonne chose.

On a qualifié le cinéma de Cordier de plus « risqué moralement » que celui de Wes Anderson. Ce dernier n’est en effet pas exactement connu pour sa dépravation. Mais il ne s’agit pas d’une simple débauche de chair. De ce point de vue, on peut même dire que Gaspard va au mariage se situe dans la moyenne haute du cinéma français, que l’on remerciera éternellement pour son exquise propension à déshabiller ses actrices pour un oui ou pour un non. Si un élément du film de Cordier risque de diviser, c’est plutôt l’intrigue quasi-incestueuse qu’il a écrite aux personnages de Gaspard et de sa petite sœur Coline (craquante Christa Théret, aussi à l’aise dans sa peau d’ours qu’en tenue d’Ève) : [Spoiler alert !] rien d’irréparable ne se passe, mais reconnaissons à Cordier d’avoir quand même un peu joué avec la limite, ce coup-ci, et c’est tant mieux, tout d’abord parce que le film ne fait en aucun cas l’apologie de la baise entre frère et sœur, ensuite parce que c’est différent EN BIEN (anticonformisme, toussa), et, pour finir, parce que ça donne lieu à une multitude de scène exprimant d’une façon délicieusement dégling’ le propos pourtant très sérieux du film. Des amis conservateurs, c’est-à-dire du même bord politique que l’auteur de ces lignes, se sont étonnés que ce dernier se montre SI élogieux à l’égard d’un film de gentils anars, de toute évidence, voire d’anars plus spécifiquement de gauche, à en croire le personnage de Peggy (Marina Foïs, à l’aise où qu’elle se trouve). Soit rien d’étonnant de la part de Cordier, qui, après tout, louait l’échangisme dans son précédent film. Mais alors, oui, pourquoi donc, affreux réac ? Eh bien, parce que Gaspard va au mariage est un MONDE, dont la complexité semble parfois échapper à ses créateurs. Par ailleurs, son mix d’anarchisme kawaii et d’apologie de la nature mère nourricière le rapproche justement plus d’un Captain Fantastic (100% de la théorie politique en moins) que d’un film de Robert Guédiguian. Mais en guise d’argument principal, on choisira cette très, très belle complainte du père Max (formidable Johan Heldenbergh) à ses enfants, aux premières lueurs de l’aube, sur l’absurdité occasionnelle du changement et le fait que ce dernier n’est pas intrinsèquement BON : peut-on faire plus conservateur que ça, en termes de sensibilité ?

Cryptique, on vous dit. Il aurait fallu être un putain de chamane pour anticiper qu’un gars comme Antony Cordier soit capable de donner au cinéma français une pareille œuvre, le genre d’objet filmique non-identifiable donnant l’impression d’un premier long-métrage de jeune cinéaste appelé à devenir un grand nom – si tout se passe bien. Certains trouveront cet état de fait un peu triste, à condition de voir le verre à moitié vide. Mais comme dirait l’autre, mieux vaut tard que jamais. Et à présent, tout ce qui reste à faire au cinéaste est de CONSERVER son feu sacré. Du gâteau. Il suffit de le laisser allumé.

Notes

(1) Je n’apprendrais qu’après coup la vérité à ce sujet : c’est en fait la même société qui a conçu les deux affiches, s’« auto-pompant », donc, au prétexte des quelques points communs entre les deux films, comme leurs familles dysfonctionnelles, leur rapport symbiotique à la nature, ou encore leur joyeux anticonformisme… mouais.

Ci-dessous, quelques plans sympathiques, pour le plaisir :

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