Dernier train pour Busan
Annonçons-le d’emblée : Dernier train pour Busan est un GRAND film. Il a fait figure d’oasis au milieu d’un été 2016 catastrophique pour le cinéphile, et intégré ILLICO le top 10 annuel de votre serviteur, alors qu’au départ, ce dernier attendait sérieusement de voir en dépit des excellents échos – et cette prudence a payé, la surprise n’en a été que plus explosive, comme une noisette de kimchi dans une tarte tropézienne, comme une de ces tartes filmiques que la Corée du sud distribuait alors occasionnellement. Au cas où vous auriez loupé l’info, Dernier Train pour Busan, que nous appellerons sobrement Busan, est un film de zombies. De zombies coréens, et même SUD-coréens, les pires. À l’époque, ça pouvait faire marrer, comme ça. Le cinéma anglophone de ces trente dernières années se l’était tellement approprié que voir des zombies bouffer de la cervelle AILLEURS que dans le Midwest ou à Birmingham avait de quoi surprendre. Le terme « zombie » a beau être haïtien (zonbi), le mort-vivant auquel nous sommes habitués, la pourriture ambulante se nourrissant de la chair encore chaude, donc matérielle plutôt que spirituelle, ne vient pas du folklore vaudou mais de notre bon vieux Moyen-âge : les zombies originaux étant des créatures fantastiques « réveillées » par des sorciers, la fiction anglo-saxonne s’est distanciée de la dimension magique pour s’intéresser au bactériologique, and the rest is history. Plus flippant, comme ça. Parce que moins… disons, surréaliste. Pas besoin de sorcier marabout pour devenir un mort-vivant : il suffit de l’attraper par simple morsure, ou par le sang (cf. 28 jours plus tard), ou simplement en mourant ([spoiler alert !] cf. The Walking Dead).
Un renouveau dans le genre ?
Le zombie étant associé à la hantise de la pandémie, plus cette dernière est efficace, plus terrifiant sera le phénomène. Ça, le réalisateur-scénariste Yeon Sang-ho, dont Busan est le premier long-métrage live (!), l’a bien compris, et son film est, à cet égard, un carnaval de fulgurances. Parce qu’il est impossible que Yeon n’ait PAS été influencé par la production américaine du genre, il parait évident que son film a, par exemple, lorgné du côté de World War Z, blockbuster peut-être raté mais également sous-estimé. Si les ressemblances se limitaient à la rapidité de la contamination et à la vélocité des zombies, on pourrait citer le plus mémorable 28 jours plus tard, où ces derniers galopent comme des oufs après nos pauvres héros à bout de souffle, maaaaiiiiiiiiiiiis les zombies de Busan ne se contentent pas d’être rapides, ils se piétinent. Busan est truffé de visions horrifiques de masses grouillantes et quasi-organiques rappellant furieusement le film avec Brad Pitt : par exemple, la scène où les zombies forment un boulet de dizaines de corps pour stopper le train dans lequel fuient les protagonistes rappelle celle de WWZ où une horde s’agrippe à un hélicoptère en plein décollage. Mais la comparaison s’arrête là, car Busan enterre ce grand-frère hollywoodien, et le spectacle qu’il propose, au-delà de ses inévitables emprunts à une fiction archi-référencée, porte avec lui un vent d’air putride qui a réveillé et comblé les amateurs du genre.
Bien sûr, il y a l’idée de départ : des zombies dans un train. Pas révolutionnaire, mais plutôt coloré quand même. Après tout, Des serpents dans l’avion avait cartonné pour moins que ça. Il y a bien eu ceux, là encore, de l’avion dans WWZ, mais ça passait trop vite. Dès le départ, le spectateur sait donc qu’il va voir quelque chose de NEUF. Mais ça ne s’arrêtera pas ainsi, fort heureusement. Par exemple, Busan annonce d’entrée de jeu la couleur en faisant de la première victime de son apocalypse zombie… une biche (communément appelée zombiche) : ce que vous aura épargné pendant des années The Walking Dead, dont l’action se déroule dans un monde étrangement dépourvu de faune, Busan n’hésite pas à vous le faire goûter dès ses trois premières minutes. Et ça permet, au passage, de prévenir l’audience : si le film a été capable de faire ça à une adorable petite biche innocente, que n’infligera-t-il PAS aux personnages humains ?
Mais surtout, Busan est divertissant dans le sens le plus noble possible. Une autre trouvaille scénaristique distinguera du reste les macchabées gesticulateurs de Busan : le fait qu’ils soient incapacités par l’obscurité. Elle permettra au cinéaste quelques jolies scènes aussi tendues que surréalistes, face auxquelles le spectateur désarçonné écrasera un rire tout en cogitant aux possibles conséquences sur l’action de ce nouvel élément, dont le scénario fera un plutôt bon usage, considérant son temps et son décor limités – vive les tunnels !
Le jour du cauchemar vivant
Mais même sans la moindre trace d’originalité, Busan en imposerait quand même, et d’entrée de jeu, parce qu’on a affaire à un bijou de maîtrise formelle, un spectacle d’une énergie démentielle alternant intelligemment scènes de foules bibliques et huis-clos sous tension, rempli de trouvailles visuelles, fort d’une maîtrise de l’espace remarquable (toute action est lisible, même lorsqu’elle implique trois gars, une batte et dix zombies dans douze mètres carrés sans climatisation), et d’un découpage chiadé au millimètre, le tout transcendant les limitations de ses décors généralement réduits ET fermés. Votre serviteur et un ami cinéphile ont débattu de l’appartenance ou non de Busan au genre de la série B. Son budget limité, aux alentours de huit millions de dollars, le suggère vaguement, celui d’une série B se situant généralement entre cinq et vingt… seulement, à aucun moment il n’aura l’air d’une série B. Il aura plus d’une grosse production réalisée par un artisan radical auquel le studio aurait miraculeusement donné carte blanche. Du commercial avec du chien et des couilles. Une illusion que ne parvenaient même plus à produire les Américains, au milieu des années 2010…
Pourquoi toujours parler des Amerloques, au fait ? Busan est le meilleur film de zombies depuis l’ESPAGNOL Rec, de Jaume Balaguero et Paco Plaza. Les qualités techniques susmentionnées ont été mises au service d’un cauchemar éveillé, insistons sur l’expression. Du début à la fin du film, le spectateur aura la sensation d’être tombé tête la première dans un cauchemar incessant, puisque son action ne s’arrête quasiment jamais, comme son train. L’unité de temps, conjuguée à la propagation fulgurante de l’épidémie, le garantit : les zombies tombent de partout, de la gauche, de la droite, d’en haut, d’en bas, comme les flots d’un tsunami s’infiltrant à travers toutes les brèches possibles et s’abattant sur un monde qui ne PEUT détourner le regard. Tout se passe sans transition, presque trop brutalement, tel l’enfer d’un songe que Seok-woo, le protagoniste principal, aurait fait alors qu’il dormait sur son siège, au début du film. D’aucuns pourraient presque prendre toute la suite pour un « véritable » cauchemar… mais non, l’action de Busan est bien « réelle », et c’est tant mieux, car toute sa violence est bien trop éloquente pour être fantasmée. Notons que la nationalité du film fait monter le suspense : autant, dans un film américain, on peut estimer en sécurité des personnages intouchables comme les enfants, les femmes enceintes, et les gentils chienchiens, autant tout est possible quand le film a été fait par ces sauvages !
La violence psychologique dont s’accompagne tout cauchemar ne manque pas : parce que c’est moins fun quand le héros n’a QUE sa pomme à sauver, la présence de son adorable gamine Soo-ahn, en plus de former le noyau dramatique du film, décuple les enjeux le concernant, car la détermination à sauver un être cher peut donner de plus puissantes ailes que la détermination à se sauver soi-même (si ce n’est pas positif, comme sentiment !). Témoigne aussi de la violence psychologique du film une de ses scènes les plus discrètement traumatiques : l’épouvantable moment où Seok-woo reçoit un coup de fil de sa vieille mère, qui lui demande s’il va bien… alors qu’elle est elle-même en train de se transformer en zombie – excellente performance de Gong Yoo dans cette scène, entre terreur et incrédulité.
Après, un film a besoin de petites pauses pour laisser le spectateur et ses personnages reprendre leur souffle, et développer un peu ces derniers, assurément. Et dans Busan, elles sont intelligemment dosées, ces pauses, et toujours utiles au développement de personnages humains, trop humains, auxquels on s’attachera étonnamment vite, à commencer par Sang-hwa, force de la nature et futur père interprété par l’explosif Ma Dong-seok. Mais même dans ces moments, ils ne seront nullement en sécurité : pas de bunker, dans Busan, ni d’enclave surarmée par des survivants qui en ont vu d’autres, ni de village perché en haut d’une montagne, loin du bazar… juste un putain de train aux portes de l’Apocalypse selon Saint-Yeon, et un tas de portes coulissantes pouvant céder à tout moment sous le poids des tripes ambulantes. Au passage, notons que le train KTX est un dérivé du TGV, et qu’il a été construit en parti en France par le français Alstom, d’où son étonnante familiarité qui ne manquera pas d’inspirer au chanceux spectateur français un étrange sentiment (« hé, mais je les connais, ces toilettes !! »)…
Un film plus intelligent qu’intellectuel (et c’est très bien comme ça)
Certains « critiques » peu inspirés ont comparé Busan au Snowpiercer de Bong Joon-ho, parce qu’il suffit d’un train et d’un réalisateur sud-coréen pour faire l’affaire, c’est bien connu. Ce parallèle est parfaitement bidon : alors que le discours politique est au cœur-même du Transperceneige, inspiré d’une bédé française profondément marxiste des années 80, puisqu’elle guidait sa progression dramatique en faisant de son train une incarnation ferroviaire de la lutte des classes, sorte de pyramide couchée que le vaillant prolétaire devait traverser au prix d’immenses sacrifices pour atteindre le wagon de tête rempli de bourgeois forcément décadents, Busan n’a RIEN de tout cela, sinon une sacrée tête de con en première classe et une critique sociale qui demeurera en retrait. Ça ne l’empêche pas de proposer une vision pertinente de la nature humaine, et l’on préfèrera toujours un propos simple mais équilibré à celui, dangereusement simpliste, d’un Land of the Dead marxisant réalisé par un vieux Romero aux combats politiques en retard de cinquante ans.
Ainsi, ce n’est pas parce que Busan n’est pas un brûlot politique qu’il en est moins intelligent. Au contraire, nous avons vu que la première catégorie peut fournir des crétineries sans nom. À l’exception d’un élément critique un peu trop simpliste de son scénario, sur lequel on reviendra, Busan est un film malin, parce que rares sont les films de zombies qui auront proposé des zombies aussi… signifiants. Dans le film de Yeon Sang-ho, ces derniers ne tombent effectivement pas « comme ça ». Ils ont un sens. Ce sens, c’est le pire de l’humanité, car c’est presque le pire de l’humanité qui l’a engendré, et c’est toujours lui qui entretient son horreur : une humanité égoïste, vaniteuse, veule et sans idéal, reine pathétique d’un monde aussi délétère qu’éphémère ou règne l’individualisme, où prime la jouissance du présent sur l’avenir (incarné par le métier de spéculateur boursier du protagoniste), et de soi-même sur sa progéniture (incarnée par la gamine), enfer urbain du moi-je où l’inconséquence de boursicoteurs cupides et l’incompétence de scientifiques du privé sont en grande partie responsables de la fin du monde. Nous étions devenus des zombies vis-à-vis des autres, puis vis-à-vis de nous-mêmes, nous voilà arrivés au dernier stade de la mutation, semble dire le film. Et non content d’être responsables du pire, certains survivants l’entretiendront en se comportant de la pire manière possible, pires que des hyènes. Quand les zombies se piétinent et finissent par former une masse indistincte, quasi-organique, inspirant une épouvante viscérale, c’est ce pire qui tente de rattraper les héros… qui tente d’entraver les gens de bien. De les tirer avec eux vers le fond du fond. Du fond.
Cette peinture n’est pas pour autant sans cafouillages : on pense au personnage de Yong-suk (cf. l’image ci-dessous), susmentionné businessman de la première classe prêt aux pires saloperies pour survivre. Faire de l’homme le VÉRITABLE antagoniste dans un film de zombies se tient parfaitement, la plupart des films du genre usent plus ou moins de cette figure. À un point donné, l’homme peut devenir la plus grande menace de l’homme, air connu. Et zéro problème de principe avec les personnages d’authentiques pourritures. Encore faut-il… qu’elles ne dépassent pas les limites de l’insupportable pour cause d’écriture médiocre. Et sur ce plan, Yong-suk passe progressivement de « simple » figure du parfait salaud à… sorte d’ordure démoniaque indestructible jetant un personnage innocent dans la horde pour la ralentir, puis un deuxième, puis un troisième, au point que la haine qu’on lui voue finir par devenir, disons, contreproductive. Les méchants qu’on aime détester sont toujours préférables à ceux que l’on… déteste détester. Avec Yong-suk, c’est juste too much. Ajoutons à cela une résolution parfaitement insatisfaisante de son intrigue, et nous tenons le très évident maillon faible du film. C’est peut-être son seul problème, mais il n’en est pas moins notable, tant il fait basculer sa vision de l’homme dans un pessimisme un poil caricatural. Par exemple, la scène où Yong-suk parvient à retourner contre les gentils protagonistes TOUT un wagon de première classe sous prétexte qu’« ils sont peut-être infectés », alors qu’il est évident depuis déjà un moment que la période d’incubation est de trois secondes, alors que l’union fait trop clairement la force, est un peu forte de café. On sent le scénariste qui avait envie, voire besoin d’appuyer un bon coup sur le trait à ce moment, et c’est un peu dommage.
La rédemption, décidément une belle figure
C’est d’autant plus dommage qu’à cette exception, Busan brosse de beaux portraits de personnages. Tous ne sont pas de la même qualité, cf. le jeune joueur de baseball et sa copine pom-pom girl dont la bouille crie davantage « quéquette » qu’« Actors Studio » ; on pense surtout au noyau dur, le père indigne, sa fille, la force de la nature, et son épouse enceinte. Le père indigne et protagoniste principal, Seok-woo, fait un modèle parfaitement crédible de type à la base sympa que le cadre concurrentiel et l’ère du temps ont transformé en tête de nœud, parce qu’il est tellement plus simple de réussir quand on en est une. Ce portrait est d’autant plus pertinent dans une société sud-coréenne actuellement au bord de la crise de nerfs, où les collégiens se suicident à la pelle et où le formatage dans un cadre compétitif exacerbé crée des générations entières de névrosés. Seok-woo n’est pas un mauvais bougre, il n’attend qu’une bonne occasion pour revenir à ses bases et montrer à sa fille quel chic père il peut faire, et son évolution n’en sera, de fait, que plus réaliste (il lui suffisait d’une petite apocalypse zombie pour réaliser ce qui compte vraiment, dans la vie !). Pas d’idéalisation. Pas de personnage tenant sur un ticket de métro.
Blague à part, la dimension rédemptrice du récit fonctionne très bien, et le casting est à saluer. Face à Gong Yoo, la petite Kim Soo-an s’en sort comme une championne, rappelant combien le cinéma asiatique est davantage capable de proposer des personnages d’enfants crédibles que l’Hollywood actuel, qui se sent souvent obligés de leur faire réciter du Kant pour les rendre intéressants (pas vrai, Le Cercle ?). L’alchimie entre les deux acteurs est excellente, et la fin [spoiler alert !] n’en est que plus déchirante. En fait, la rédemption de Seok-woo rappelle beaucoup celles des anti-héros de The Chaser et de The Host : à croire que les Sud-coréens soient amateurs de la figure. En même temps, ce sont les plus chrétiens d’Asie…
Busan fonctionne donc très bien, d’un point de vue dramatique, et l’on relèvera une autre raison de cette réussite : la quasi-absence de cette hystérie typiquement sud-coréenne qui contamine l’écriture dramatique et le jeu des acteurs, et plombe bon nombre de leurs films, comme The Strangers, qu’on a déjà cité. Ici, à l’exception de Monsieur l’enfoiré de service, la plupart des personnages évitent cet écueil. La situation apocalyptique invite naturellement aux réactions les plus vives possibles, on n’est pas dans Arabesque à l’heure du Earl grey, mais le scénariste n’a pas artificiellement abruti ses personnages au nom du show. On n’est pas dans un sans faute (de goût) absolu : [spoiler alert !] la scène archi-tarte de la mort du protagoniste, pleine de potentiel tant on a appris à apprécier ce personnage à sa vraie valeur, est presque ruinée par l’usage grossier de violons et de flashbacks immaculés de la naissance de sa fille pour bieeeen tirer un max de chaudes larmes (tout est quand même SUPER-blanc, dans cet hôpital). On ne pouvait pas espérer 0% de matière grasse dans un film sud-coréen. Mais le film se rattrapera avec le très beau plan de sa mort, figurée par un saut de l’ange de son ombre [/off]. Et puis c’est si peu, dans un film si généreux !
Voici donc où nous en sommes. Un film généreux. Et plein d’autres substantifs. Que Dernier train pour Busan soit une série B ou non importe peu, au fond. L’important, c’est la tarte, son goût, et sa vélocité. L’année où Na Hong-jin se plantait avec The Strangers, son cadet Yeon Sang-ho déboulait tout en bruit et fureur sur la scène cinématographique internationale… comme pour prendre la relève. On peut lire ça ainsi. Cette lecture présente l’avantage de donner l’espoir d’un regain de popularité du cinéma sud-coréen à l’étranger, après des années de vaches maigres. Depuis quand ne nous avait-il pas retourné le cerveau comme ça ? The Chaser, peut-être. Ça remontait. Profitons donc du trajet… le cadre est explosif.
Note
– Mise à jour 2022 : quel dommage que la catastrophique suite du film, Peninsula, ait fait dégringoler d’une traite l’aura de ce pauvre Yeon Sang-ho ! Il est des classiques auxquels il ne vaut mieux pas toucher…
Quelques captures d’écran supplémentaires, pour le plaisir :