Bound (rétro-critique)
Corky (Gina Gershon), une ex-détenue dure à cuire récemment libérée, commence des travaux de rénovation dans un vieil immeuble. Elle fait rapidement la connaissance de Violet (Jennifer Tilly), la séduisante et mystérieuse maîtresse d’un gangster brutal nommé Caesar (Joe Pantoliano). Violet, lassée de sa relation abusive et du gangstérisme en général, voit en Corky une opportunité de changer de vie. Les deux femmes entament une intense relation amoureuse, et, dans le feu de la passion, élaborent un plan audacieux pour voler deux millions de dollars à Caesar, et fuir ensemble. Seulement, tout ne va pas se passer comme prévu… Allez, courons le risque de choquer : Bound, premier long-métrage des frères Wachowski – oui, désolé, c’est ce qu’ils étaient au moment du tournage –, est également leur MEILLEUR. Certains rétorqueront que ça ne veut pas dire grand-chose, étant donné le tournant quelque peu chaotique, pour ne pas dire foireux, qu’a pris leur carrière après l’incontournable Matrix (l’éreintante déception de Matrix Reloaded, l’insuffisant nombrilisme de Matrix Revolutions, le cauchemar kitschissime Speed Racer, le joli mais confus Cloud Atlas, le ridiculement abominable Jupiter Ascending, et la blague Toto périmée Matrix Resurrections), mais le simple fait de le placer DEVANT un tel classique devrait suffire, justement, non ? Et en réalité, Bound n’a nul besoin de parallèles pour prouver sa valeur. C’est une œuvre unique et inclassable qui tient d’elle-même, bijou de thriller indé américain confortablement niché au creux de la décennie 1990.
En y réfléchissant bien, on pourrait décrire Bound comme la rencontre diablement sexy, et quasi-fantasmatique, à la tombée de la nuit, dans une mégalopole art déco de pierre et de métal, du cinéma des frères Coen, pour son humour noir et ses gangsters décalés (tendance Blood Simple), de la série B, pour son appartenance au genre du polar et son budget TRÈS modeste (4 millions de dollars !), et du Sin City de Robert Rodriguez, pour son esthétique noir & blanc extrêmement soignée. Mais cette description ne suffirait pas à saisir l’essence de Bound, car ce dernier est à peu près UNIQUE en son genre, raison pour laquelle l’auteur de ces lignes avait nourri tant d’espoirs au sujet des Wachowski dans son adolescence. Il résulte de ce croisement un éclectisme qui en fait un film appréciable par une grande variété de spectateurs, des amateurs de cinéma indé sophistiqué aux fans de bains de sang sardoniques – les dialogues sont brillants et souvent hilarants, comme la scène du massacre se terminant par un « tire plus ! » mémorable –, en passant par les simples pervers pépères venus se rincer l’œil pour la partie saphique, exploitée avec audace par un duo de cinéastes ET un duo d’actrices sans peur et sans reproche.
Partant de là, Bound peut réunir les trois catégories de spectateurs susmentionnées dans l’admiration de son grand show, objet formel d’une minutie sidérante, des cadrages millimétrés à la photographie richement contrastée de Bill Pope, en passant par la direction artistique qui, avec son vieil immeuble d’architecture art déco aux intérieurs baroques, crée un oasis de raffinement dans l’univers néo-noir, avec son ornementation détaillée et ses matériaux luxueux ; ça sent toujours le tabac froid, mais le tabac est de choix. Ledit vieil immeuble devient presque un personnage à part entière, offrant un contraste saisissant entre le raffinement des décors et la brutalité des actes qui y sont commis. L’utilisation du clair-obscur par le trio Wachowski/Pope est sensationnelle, avec ses variations d’éclairage qui accentuent la dimension cartoonesque du film, en plus de son efficacité dramatique. Le montage, de son côté, enchaîne les idées de transition inspirées. Et en parlant d’efficacité dramatique, les cuivres intimidants du compositeur Don Davis donnent parfois à l’action des airs opératiques, cf. la marche funèbre du pauvre Shelly dans le parking de l’immeuble, l’arrivée en grande pompe du parrain Marzzone, ou encore l’approche des flics, où la tension est à son comble. Et, last but not least, la passion fétichiste avec laquelle les Wachowskis ont filmé leurs deux héroïnes, figures incroyablement complémentaires, ajoute une sensualité exacerbée au film (le choix entre Violet ou Corky – quel super nom – peut en dire long sur ses préférences sexuelles), dont la scène de sexe est une parfaite illustration, consistant en UN SEUL plan magistral à la fois puissamment érotique et étonnamment pudique. Oui, on était au milieu des années 90, soit en plein cinéma post-Basic Instinct, en pleine ère des scènes de cul BIEN gratuites, à la Highlander III… mais avec ce film-ci, il n’en a rien été. Bound n’est pas seulement une histoire de crimes et de châtiments, c’est aussi une exploration audacieuse de la sexualité et des relations de pouvoir. La représentation des héroïnes lesbiennes, jouée avec une belle authenticité par Tilly et Gershon, était incroyablement avant-gardiste, pour l’époque. Leur relation n’est pas exploitée pour le simple plaisir voyeuriste, elle est traitée avec respect et profondeur, ajoutant une couche de complexité à leurs personnages et à l’histoire en général.
En parlant de ça, remarque à l’intention des conservateurs facilement agacés par la « propagande woke » du cinéma amerloque : il est fortement recommandé d’ignorer l’entreprise de démolition du mâle alpha à laquelle se livre potentiellement le film (le gros bourrin qui se décontracte quand il réalise que sa femme était seule chez eux avec une autre femme !), entreprise potentiellement liée aux troubles identitaires des futures « sœurs » Wachowski, et de simplement apprécier le film pour ce qu’il est, un diable de petit thriller au scénario génialement retors, produit à une époque lointaine de tout le délire « LGBTQIA+ », comme on dit aujourd’hui. « Pour le plaisir », comme le dit si bien l’affiche française (1).
Les amateurs de thrillers à caractère apprécieront tout autant la mécanique narrative impeccable et les ficelles parfaitement maîtrisées d’une intrigue sans couac ni temps mort, dotée de quelques rebondissements qu’on osera même qualifier d’hitchcockiens, et jouant habilement avec les clichés du genre. C’est ce qui fait l’irrésistible charme du film : contre toute attente, et jusqu’à la toute fin (quoique l’ultime réplique fasse un peu plouf), le scénario des Wachowski se montrera digne du flamboyant emballage de leur film, notamment par sa capacité à nous faire vibrer pour le sort de son ANTAGONISTE, ce gros enfoiré de Caesar (il fallait le faire !), ou encore par son impressionnant accomplissement qu’est la scène où ce dernier accueille les Marzzone, filmé comme le protagoniste alors que le spectateur a QUATRE longueurs d’avance sur lui. Et en parlant de performances, saluons celles, formidables, du trio d’acteurs principaux : Jennifer Tilly, NÉE pour jouer les pin-ups, Gina Gershon, garçon manqué à la féminité quand même TRÈS marquée (ces lèvres !) et parfaite en nana qui voit clair dans ton jeu (2), et Joe Pantoliano, futur Cypher de Matrix, dans LE rôle halluciné de sa vie (brillant craquage de plomb dans l’appartement de Johnny).
La messe est dite : cinéphiles de la génération Z, si vous devez choisir, donnez sa chance au petit Bound plutôt qu’au techno-pudding philosophant de la tétralogie Matrix. Son ancrage très prononcé dans l’esthétique des années 90 ne rend pas moins intemporel son traitement du désir, de la quête de liberté, et de lutte pour sa survie. Et son féminisme, s’il s’en revendique, est de la catégorie rationnelle : les femmes qu’il met en scène sont suffisamment conscientes de leurs limitations physiques (Corky, celle du couple qui est censée jouer l’homme, se fait mettre plusieurs fois K.-O. par Caesar) pour ménager leurs cellules grises et battre un patriarcat trop confiant pour son bien. C’est à la fois un film néo-noir… et BIEN PLUS que ça.
Notes
(1) Vous savez, l’affiche qui spoile carrément [spoiler alert !] la mort de Caesar…
(2) Quelqu’un sait ce qui est arrivé à sa carrière, au juste ? L’échec retentissant de Showgirls et ce rôle de lesbienne à une époque où c’était moins accepté auraient suffi à la flinguer ?
Quelques captures d’écran supplémentaires, pour le plaisir :