Critiques

Arcane – saison 1

C’est l’histoire d’un truc que personne n’a vu venir. D’une association de gens de talents ET de moyens en discordance complète avec ce broyeur d’originalité que devient « Hollywood » – pour ce que vaut encore le terme de nos jours. D’un gigantesque studio de jeux vidéo, Riot Games, créateur et propriétaire d’un MOBA (Multiplayer Online Battle Arena) joué par 180 millions de gens à travers le monde et portant le nom un chouïa grandiloquent de League of Legends, qui s’est payé une série d’animation de plus de six heures à 80 millions de dollars, « la plus chère du monde » à ce qu’on dit, avec, à la musique, des pointures comme Sting et Woodkid, parce qu’il le voulait, parce qu’il le pouvait. De fait, c’est aussi l’histoire d’un rare cas de figure récent où l’argent n’a, ironiquement, pas tout ruiné après avoir tout rendu possible. C’est l’histoire d’une série qui est sortie de nulle part, à l’initiative de gens qui n’en avaient jamais produit, créée par deux gars qui n’avaient jamais écrit UNE page de scénario, et qui s’est retrouvée dans la stratosphère malgré tout, ou peut-être grâce à cela. C’est l’histoire de ce qu’on peut qualifier, en cette période d’intense conformisme, de merveilleuse anomalie. Ça pourrait être l’histoire d’une blague qui commencerait par « Une boite de jeu de baston online » et finirait sur « va produire une fiction animée qui enfoncera la majorité de ce que font Disney et les Nippons depuis très, très longtemps ». Une blague qui aurait encore fait marrer des gens début novembre 2021, avant qu’ils ne se ravisent, trois semaines plus tard, au plus tard. Une blague drôle, avec un peu de recul.

Dans sa vidéo dithyrambique consacrée à Arcane, le critique de cinéma américain John Campea a rappelé trois vérités de ce monde : la mort, les taxes, et le fait que les adaptations de jeux vidéo sont pourries… pour en tirer la conclusion qu’Arcane est, de fait, un phénomène. L’improbable adaptation de League of Legends (LoL) (pas lol, hein, LoL) (ok, excusez l’humour de vieux), jeu auquel l’auteur de ces lignes, qui s’exprimera dans ce dossier à la première personne parce qu’il en a le droit et vit dans un pays libre (enfin, à peu près), avoue n’avoir JAMAIS joué, n’étant absolument pas fan du genre, et tenant à sa vie sociale ainsi qu’à sa santé mentale. Précisons dans cette entrée en matière qu’il n’est donc PAS nécessaire d’avoir joué audit jeu, ni même de connaître son univers, pour apprécier la présente série (vous le savez déjà, puisque vous avez déjà vu la série, puisque cet article né pour spoiler n’est réservé qu’à vous, mais je le rappelle au cas où un aventureux passerait par là). Les connaisseurs du jeu ont établi que le travail de Christian Linke et Derek Yee, les géniteurs de LoL et d’Arcane, dont rien ne garantissait qu’ils feraient de grands conteurs, est TOUT, sauf du fan-service : Linke et Yee se sont promis de respecter le « fandom » en se gardant de dénaturer des personnages adorés par des millions de joueurs, mais face à l’évidence que ces personnages manquaient cruellement d’épaisseur, les deux gars ont compris qu’ils allaient devoir les développer massivement pour que fonctionne leur entreprise, ont compris qu’ils devraient prendre des risques et les assumer jusqu’au bout, aussi Arcane est-elle l’ANTI-série de fanboy, tout à fait capable d’exciter les fans, ce qui n’a pas manqué d’arriver, mais pas vraiment conçue pour leur faire une gâterie. Le néophyte loupera des références, mais ces dernières ne seront pas non plus LÉGION, et l’on ne ressentira jamais ce narcissisme plus ou moins assumé qui caractérise trop souvent les films ou séries bouffis d’autoréférences (pas vrai, Marvel ?). Allons plus loin : pour le néophyte regardant Arcane sans connaître d’avance l’avenir de certains personnages-clés du jeu, l’expérience n’en sera que MEILLEURE, puisqu’il ne sera pas spoilé d’avance. Cette glorieuse ignorance m’a permis de recevoir en pleine poire, à Mach 18, le déluge d’action et de rebondissements et de tragédies que la série a en réserve. Toute sa puissance dramatique. Arcane exprime, en six lettres, pourquoi aller à l’aveugle à la rencontre d’une œuvre de fiction peut être la meilleure des idées.

Comme l’indique la longueur historique de ce texte, que je qualifierai en fait davantage de dossier que de critique, et qui ne doit pas te faire peur, lecteur, j’ai eu BEAUCOUP de choses à dire. Sa structure assez élémentaire vient du fait que j’avais initialement prévu d’écrire un texte simple, dans lequel j’aurais abordé chaque aspect, l’un après l’autre, sans me prendre plus la tête que ça. Puis j’ai réfléchi, comme ça m’arrive parfois… et la créature m’a échappé. En espérant que ça ne te fera pas détaler comme un lapin (le sommaire ci-dessous devrait t’aider un peu). Ce n’est pas de ma faute, à moi. C’est Arcane. J’ai donc eu BEAUCOUP de choses à dire, et à ma grande stupéfaction. Comme jamais, pour être franc. Sans être parfaite, Arcane a quelque chose, quelque chose d’unique, d’inédit et d’irrésistible. Essayons de comprendre quoi.

Quand le générique annonce la couleur

Avant toute chose, abordons un point qui n’a pas l’air fondamental mais, l’air de rien, cimente la réputation d’une série : son générique. S’il existe un tas de séries réussies dotées de génériques assez oubliables, comme celui à deux de tension de la saison 2 de The Wire (les autres saisons ne font pas bien mieux) ou encore ceux assez ennuyeux de Twin Peaks (je vois où ils ont voulu en venir, ça ne marche pas pour moi), Mad Men (concept intéressant, exécution plan-plan) Dark (qui abuse un peu trop et n’importe comment de son effet visuel), The Expanse, Deadwood ou encore Battlestar Galactica (là, on peut parler de tragédie), rares sont les séries RATÉES qui en ont un GÉNIAL, curieusement – je pense à ceux, sensationnels, de True Detective, Succession, Bojack Horseman, The Crown, ou encore, dans une moindre mesure, ceux de la mésestimée Bosch, de Boardwalk Empire, de Yellowstone ou encore de Daredevil. Dès les premières images, qui m’ont justement rappelé cette dernière, j’ai su que quelque chose se passait. Question de classe, j’imagine. Vi et Powder apparaissant comme des sculptures inachevées dans un même bloc de pierre, Viktor prenant forme un peu plus clairement, un rayon de lumière révélant la silhouette de Caitlyn sculptée dans un mur blanc, le visage de Jayce apparaissant en gros plan derrière son précieux cristal… l’apparence statuesque des personnages sied parfaitement à la dimension mythologique que Linke et Yee semblent vouloir donner à leur série sur le long terme. Comme la série qu’il propulse, ce générique brille au jeu du « teasing », montrant JUSTE ce qu’il faut en entretenant une aura de mystère (à commencer par celui qui entoure le personnage masqué…), et prenant très au sérieux, à raison, les personnages avec lesquels il joue. La première image du générique, ci-dessus, peut être vue comme le prodrome du drame central qu’est la séparation des deux sœurs, la grande, éclairée d’une lumière rose, disparaissant dans l’ombre à mesure qu’une lumière bleue éclaire le visage de la petite… dans tous les cas, ça marche. Il faut dire qu’avec son refrain catchy en diable, la chanson d’Imagine Dragons, Enemy, aide bien, même si c’est la première partie, la montée en puissance, qui me parait la plus inoubliable. Ce générique incarne et annonce, à raison, une aventure d’une énergie folle et un ensemble musical d’une très grande qualité sur lequel on reviendra.

Vous avez dit « Fortiche » ?

Attaquons… non pas par le commencement, puisque ce dernier est davantage à situer du côté du pitch, mais par ce qui frappe le plus vite et le plus fort : l’emballage d’Arcane. Depuis la diffusion d’Arcane, suffisamment de monde s’est suffisamment répandu en éloges sur le « style Fortiche » (du nom du studio à qui l’on doit ledit emballage), et à raison. Tout porte à croire que le public a rarement, voire jamais été aussi enthousiasmé par le mélange de 3D, car il s’agit avant tout d’une série d’animation en 3D, notamment pour les personnages et bien des objets et structures sur lesquels ont été projetés des textures peintes à la main, et de 2D, essentiellement pour les arrière-plans et les effets comme les flammes et la fumée : la fusion des deux est prodigieuse à un tel point qu’au début, on n’ose vraiment cligner des yeux. On pense un bref instant à la technique du « cel shadding » pour les contours noirs sur les volumes 3D, comme dans le jeu vidéo Borderlands, par exemple, mais on en est très, très loin – seule l’inégale mais par endroits superbe série Love, Death and Robots survit à la comparaison. Arcane, c’est la 2D la mieux gaulée et la 3D la plus canon faisant des galipettes filmées, chacune au service de l’autre dans un même élan fusionnel et lubrique, avec un petit à la clef. À cet égard, Arcane, c’est une sorte de porno, mais d’utilité publique.

(Je recommande le visionnage de cette vidéo YouTube à quiconque s’intéresse à l’aspect technique.)

Petit retour en arrière. Le CV du studio Fortiche est rempli de perles, du clip déjanté du DoYaThing de Gorillaz à celui, très charmant, du Hurts Like Heaven de Coldplay (qui a un personnage appelé… Mylo), conçu au début des années 2010, en passant par la vidéo promotionnelle spectaculaire de l’hélas très mauvais jeu vidéo Agents of Mayhem, sorti en 2017. Ils sont vraiment passés aux choses sérieuses au contact de Riot Games avec le clip de Get Jinxed, en 2013 (chanson qu’Arcane fera écouter à Jinx dans l’épisode 4, dans un grand moment méta) et celui de Warriors, déjà chanté par Imagine Dragons, en 2014 (première image ci-dessous). Sans que la Jinx de Get Jinxed n’ait grand-chose à voir avec celle, torturée, qu’on découvrira huit ans plus tard, et malgré les limitations graphiques de l’époque, le clip donnait un aperçu de ce que le studio pouvait faire de ce personnage complètement barré – on y trouve des plans et des situations qu’on retrouvera dans la série, du plan de ses pieds sous une pluie des douilles à celui d’une de ses grenades-surprises filant dans l’air en claquant des dents, en passant par cette image d’elle accoudée au comptoir d’un bar avec son singe mécanique à ses côtés. C’est dans le clip de Rise, vidéo officielle de l’édition 2018 du « championnat du monde » de LoL (deuxième image ci-dessous), qu’on peut trouver des signes graphiques avant-coureurs du spectacle à venir, peu importe que l’objet de la vidéo soit discutable (ruiner un peu plus la vie sociale d’ados acnéiques en leur faisant croire qu’ils se lancent dans l’aventure de leur vie) et que la chanson soit de la soupe soft-rock (2018 étant l’année où le studio aura consacré tout son talent à de la musique de merde, voir Pop/Stars) : sur les plans de l’esthétique, du design, et de la mise en scène, Rise est assez proche d’Arcane, Riot Games ayant d’ailleurs utilisé des images du clip pour son premier teaser de la série. Rien qui ne préparera pour autant au choc à venir.

De la maestria formelle

Contrairement à ce qu’elle a fait pendant tant d’années, la 3D d’Arcane ne fige PAS les visages, ce qui est plutôt une bonne chose pour une histoire aussi riche en scènes dramatiques. Et c’est peu de le dire : alors qu’on n’est plus censé, en 2022, s’étonner que le regard d’un personnage de dessin animé soit capable de nous communiquer autant d’émotions qu’une vraie personne, bien des amateurs du genre ont confessé avoir eu, par moments, l’impression de voir un film en prises de vue réelles, comme si ça leur était arrivé pour la première fois. C’est vrai : rares sont les spectacles d’animation dont l’expressivité des personnages est par moments presque intimidante. Par exemple, on voit rarement aussi complexe, en matière d’animation faciale, que celle du personnage de Vi grimaçant de douleur après avoir frappé sa petite sœur dans LA scène-pivot de la saison, à la fin de l’épisode 3. Par exemple, on a rarement vu aussi émouvant qu’un simple regard triste de la petite sœur en question, un des principaux effets spéciaux d’Arcane : sans elle, les épisodes 4 à 9 qui allaient suivre n’auraient pas eu leur impact dramatique dévastateur. La scène de la crise de panique de son personnage, dans l’épisode 3 – on ne fera pas aussi viscéralement humain avant un moment. – est un exemple de combien cette sophistication de l’animation s’est mise au service tout entier de cette approche viscérale : quand un personnage de la série sera secoué par l’émotion, ce ne sera pas beau à voir, ça grimacera, ça pleurera, ça coulera du nez, ça coulera de la bouche, et ce travail acharné de réalisme secouera le spectateur, qui sera désormais à l’affut de la moindre micro-expression des personnages dans les scènes dramatiques. Prenez son deuxième craquage de plomb, à la fin de la scène du dirigeable de l’épisode 4, lorsqu’elle pense avoir tué Vi et, frénétique, vide son « mini-gun » dans le décor. Prenez cette scène, vers le milieu de l’épisode 7, où Silco lui rappelle, alors qu’elle lui en veut d’avoir gardé le silence sur le retour de Vi, qu’il est sa VRAIE famille. Regardez son expression, dans chacune de ces scènes, expression de transe dans la première et de confusion dans la seconde. Faite avec talent, l’animation a le pouvoir d’amplifier l’expression des sentiments sans que cela ne rappelle au spectateur qu’il a affaire à de l’animation ; au contraire, elle amplifie la vérité desdits sentiments. Arcane est un quasi-enchainement de moments d’inspiration stupéfiants, mais la profondeur de ses regards est sa première grande réussite.

Je parle des visages, mais que dire de l’animation des corps dans un spectacle par moment troublant de réalisme ? Que dire, sinon « mazeltov ! », ou encore, « encore ! » face au spectacle de Jinx remuant comme l’adolescente qu’elle est au rythme de la chanson qui passe dans ses enceintes, réjouissant petit ballet au centre d’une scène qui n’est pourtant pas vraiment clé ? L’animation d’Arcane, qui hisse très tôt la série au niveau d’un film d’animation bénéficiant d’une sortie en salle, que dis-je, la hisse bien au-dessus de l’écrasante majorité des films d’animation bénéficiant d’une sortie en salle, la place dans le peloton de tête de ce qui a été produit ces dix dernières années, aux côtés d’Alita : Battle Angel et surtout Spider-Man : Into The Spider-Verse, dont elle partage en partie le style. Qu’on ne vienne pas pour autant dire qu’Arcane doit quoi que ce soit au Spider-Verse, car cette patte visuelle était déjà celle de Fortiche des années avant que Marvel ne s’essaie au genre, comme le précédent chapitre l’a suggéré. Le travail de storyboarding, dont la gestation longue de six mois explique la gueule phénoménale, a visiblement pas mal mâché le travail aux animateurs, leur laissant le temps de se concentrer sur d’autres choses, comme la mécanique des corps (traduction littérale de « body mechanics »). On ne perçoit aucune coupe budgétaire, dans Arcane. Le paquet a été mis. Il se voit dans chaque milliseconde de cette animation d’une fluidité exemplaire. La simple animation de Powder mangeant le sandwich au début de l’épisode 1, avec le salami élastique et le soupir de satisfaction qui se dessine sur son visage quand elle constate qu’il est vraiment bon, désolé, ça n’a rien à envier à du Pixar. En d’autres termes, Riot Games n’a pas été aux pièces – bien qu’ils auraient pu investir encore davantage, vu leur chiffre d’affaires colossal. Et ça se voit, partout, tout le temps. Et l’on comprend que la conception de la série ait pris tant de temps. Six ans. Par intermittence, hein. Non-stop, les types auraient claqué bien trop tôt d’épuisement pour finir le boulot.

Stylistiquement, Arcane bat donc à plate couture la concurrence – désolé, What If, Invincible, Castelvania (qui m’a laissé froid), et autres séries animées de la même année louées par la critique. Arcane, c’est de l’art conceptuel prenant vie, parfois de la peinture à l’huile en mouvement. Contrairement à pas mal de productions, on tient là un spectacle dont la technique en béton armé est au service de la direction artistique, comme la majesté de la forme sera au service de la beauté du fond. Si la description de ses accomplissements esthétiques devait tenir en une courte phrase, ce serait qu’elle est une œuvre d’art dont les deux-tiers des plans sont des tableaux – une storyboardeuse qui a travaillé sur la série m’a dit, dans un bref échange, que c’était justement l’idée. Lancez la lecture d’un épisode… attendez tout au plus trente secondes… et ça tombera. Je viens d’en (re)faire l’expérience en lançant l’épisode 8 à partir de la scène où Finn vient au pub pour tenter de débaucher Sevika : moins de trois minutes plus tard est tombé le plan panoramique de Mel et sa mère marchant le long du port, tout en bas d’un plan rempli d’un ciel et d’une mer bleu azur avec lesquels tranche le rouge vif de la tenue de la seconde. Les deux femmes se retrouveront dans un autre plan superbe l’épisode suivant, quand cette dernière demandera à sa fille de revenir au pays pour gouverner à ses côtés, avec la magnifique fresque que Mel a peinte en arrière-plan, et encore ce rouge vif pour couleur d’une dynastie de guerriers – quand on vous dit que les plans sont pareils à des peintures. Oui, le bébé de Fortiche sidère, dans ce domaine… mais pas seulement par sa splendeur visuelle : par la constance de cette splendeur sur un récit de plus de six heures. À quand remonte la dernière fois que l’on avait pu compter les fautes de goût sur les doigts d’une main ? La créativité saute aux yeux et enchante du début à la fin, MÊME lorsque la série dévie momentanément de sa charte graphique, à l’occasion de deux parenthèses hip-hop qui ont une sacrée, sacrée gueule. En parlant de contrastes, on peut voir un autre modèle d’inspiration dans le traitement visuel du traumatisme de Jinx que sont ces apparitions impromptues d’esquisses au crayon de Mylo et Claggor, d’une simplicité enfantine puisqu’émanant de l’esprit de Powder prisonnière de Jinx, agitées par des secousses frénétiques qui atteindront leur climax… eh bien, lors du climax de fin. La dernière fois que la qualité de l’animation d’un film m’avait enthousiasmé remonte au très beau mais très ennuyeux Les Enfants du temps, de Shinkai Makoto… et c’était visuellement brillant, mais pas à ce point.

En parlant de contrastes, le choix de donner à la cité de Piltover une esthétique steampunk, avec une palette de couleur riche qui rappelle par endroits la ville de Columbia dans le somptueux jeu vidéo Bioshock Infinite, et au district souterrain de Zaun une esthétique cyberpunk à la dominante verte pour illustrer la mauvaise qualité de l’air, en assumant pleinement ces choix sur le plan esthétique, fait des merveilles. Les deux lieux ne se démarquent pas seulement par l’opposition entre les esthétiques steampunk et cyberpunk : quoiqu’associé aux bas-fonds, le cyberpunk apporte, comme son nom l’indique, son lot d’inventions technologiques, cf. les hoverboards des Firelights ou encore la technologie d’augmentation humaine. On a, d’un côté, l’art déco, riche, géométrique, ordonné, rappelant le Metropolis de Fritz Lang, avec des modèles d’architecture grandiose comme le dôme mécanique de la salle du Conseil ; et de l’autre, non pas de vulgaires bidonvilles, mais de l’art nouveau, proche d’un tableau de Klimt, organique, fluide, vibrant, fait de verre et de céramique là où le premier préfère le grandiose. Mais je n’irai pas jusqu’à parler d’opposition stylistique franche. Si les créateurs de la série avaient voulu cela, ils auraient plutôt associé Zaun au genre brutaliste, limite soviétique, pour l’opposer à la richesse et au chic de l’art déco. ÇA, c’est l’inverse de la décoration et du luxe. En fait, Piltover et Zaun veulent la même chose. Zaun, peu importe ses rêves d’indépendance, deviendrait volontiers ce qu’est Piltover, nous le verrons dans le chapitre dédié à l’aspect sociopolitique de la série. L’art déco et l’art nouveau sont tous deux nés de l’innovation et de l’industrialisation, et sont tous deux les produits d’un optimisme post-guerre, nés dans une brève parenthèse de paix. En phase avec le décorum, les costumes sont tous superbes et richement détaillés. La série est, de toute façon, superbe à tous les niveaux de détails, du macro au micro, jusqu’à la crinière rouge de Vi virant au rouge foncé sous la pluie, jusqu’aux différences de dentitions entre les personnages, jusqu’aux doigts de porcelaine de Jinx lorsqu’elle ouvre délicatement la main pour laisser rouler une de ses grenades-surprises, à la fin de l’épisode 7. JUSQU’AUX DOIGTS. Du travail d’orfèvre.

(Remarque : au moment des événements d’Arcane, Zaun est en fait désignée par le nom d’« undercity », traduit par « basse-ville », cette dernière n’étant en réalité qu’un arrondissement qui ne deviendra Zaun qu’une fois gagnée son indépendance… je reviendrai plus tard sur ce flou artistique.)

Bien que l’esthétique soit en bonne partie affaire de goûts – contrairement à la technique –, je me hasarderai donc à qualifier également d’évidente la superbe du character design. Et celui d’à peu près tous les personnages, d’une grande diversité, à commencer bien sûr par celui de Jinx, œuvre d’art à lui tout seul dont le fort contraste entre la blancheur de sa peau et ses grands yeux noirs renforce son impact dramatique, sans oublier ces deux longues tresses bleues, pas forcément super pratiques pour le combat mais un délice à regarder. Et attention, ces tresses sont bien le seul élément « WTF » du character design, c’est-à-dire qu’on ne parle pas seulement des gueules, on parle aussi des TENUES, dans leur savant dosage de commodité, qui les rend réalistes en tant que tenues de combat, et de, disons, sex-appeal, les personnages restant malgré tout des bôgosses et belgosses dont la plastique DEVAIT être mise en valeur, de façon pas trop racoleuse, simplement. Deux autres bons exemples sont, d’abord, le design de Vi, avec son blouson rouge tout droit sorti du clip vidéo de Thriller, de Michael Jackon, et son physique pour le moins athlétique, car il aurait été ridicule de la faire grâcieuse et pulpeuse alors qu’elle a passé des années à taper contre un mur de prison, ensuite, celui inoubliable de Silco, qu’il s’agisse de l’affreux méchant un brin caricatural du début, avec sa moitié de visage défigurée et son œil mort, ou de la figure tragique d’une profondeur poignante à la fin, et qui gardera des épisodes 4 à 9 la même tenue incroyablement distinguée, au croisement du second empire et de la Belle époque, à faire jouir tout amateur de cosplay. Quand on voit le design des deux sœurs dans les cinématiques pourtant très travaillées de LoL, dont je louerai mes préférées à la fin de ce dossier, tout ça, c’est bien mignon, mais un peu superficiel en comparaison de ce qui a été accompli sur Arcane. Christian Linke et Fortiche Production ont fait le choix d’une approche plus réaliste et sombre qui a complètement tranché avec l’esprit du jeu, et c’est tant mieux pour eux. Et pour nous. Et pour tout le monde.

Dishonored ? Not.

Certains qualifient la série d’unique. Alors, unique dans sa luxueuse association des techniques et partis pris esthétiques susmentionnés, c’est fort probable. Mais si l’on s’en tient à la direction artistique, c’est inexact. Nulle question ici du STYLE, car dans ce cas, on citera immédiatement les clips qu’a réalisé Fortiche pour Gorillaz, dont les similarités avec Arcane sont flagrantes, dans le design comme dans la gestion de la 3D… non, on parle de look. Et sur ce plan, la parenté flagrante est à trouver du côté de la (géniale) franchise de jeux vidéo Dishonored, et surtout Dishonored 2 : de l’architecture de la ville (Piltover dans Arcane, Karnaka dans Dishonored) au design des costumes influencés par la même période historique, en passant par le character design (Caitlin m’a rappelé Emily, Silco m’a rappelé Jindosh) et le mélange d’Art déco et de steampunk, tout ce qu’on voit dans Arcane aurait pu émaner du studio à qui l’ont doit Dishonored… Arkane – ça ne s’invente pas.

Ce n’est pas un reproche, du moins pas à mon sens, car j’ai toujours trouvé la direction artistique des Dishonored somptueuse. J’aime au contraire penser qu’avec Arcane, on a eu ce qui s’approchera le plus d’une série Dishonored

Chefs d’orchestre à garder

Je dirais bien que ce qu’on fait les Américains avec Arcane est d’une importance similaire à celle de la cultissime série de Bruce Timm Batman (qui date de 1992 et a donc pile trente ans)… SEULEMENT, toute la gueule qu’elle a, vous savez, ce qui retourne le cerveau avant que la qualité de l’écriture ne se constate, eh bien… ce n’est pas à des Américains qu’on le doit. Puisque Fortiche Productions est français. Ses locaux sont situés à une minute de la station Bibliothèque François Mitterrand. Juste devant le Bagelstein. Hum.

Sans vouloir être chauvin, il est difficile pour un cinéphile français de ne pas tirer un soupçon de fierté du fait que la série de Riot Games a été réalisée par deux de nos gars, Pascal Charrue et Arnaud Delord. Tout cet univers esthétique, tous ces choix architecturaux, tous ces character designs et costume designs devaient être filmés à leur juste valeur, et ils l’ont été. D’ordinaire, le générique d’une série se clôt sur le nom de son créateur, ici Christian Linke, techniquement cocréateur avec Alex Yee ; ici, il se clôt sur le nom de ces deux gars, qui sont aussi les fondateurs de Fortiche. La plupart des fictions télé sont mises en scène par des réalisateurs différents, sous l’influence de la méthode américaine. On ne va pas critiquer cette tradition car elle a engendré des shows comme The Wire ou Mad Men, un bon réalisateur sachant s’adapter à l’identité d’une série, et un bon « showrunner » sachant s’assurer de la cohésion de l’ensemble… mais quand on a vu un premier épisode aussi époustouflant que celui d’Arcane (alors que c’est celui qui l’est le moins de toute la saison, soit dit en passant), difficile de ne pas se réjouir de la, euh, tradition INVERSE, tant ce que Charrue et Delord ont fait rappelle le meilleur du cinéma de grands metteurs en scène de films d’animation hollywoodiens du type de Brad Bird, réalisateur des Indestructibles 1 et 2, ou encore du duo Phil Lord / Chris Miller, à qui l’on doit La Grande aventure Lego. En encore plus aventureux. Leur travail sur Arcane m’a tellement ébloui que je peux citer LE choix de réalisation qui m’a déplu en NEUF ÉPISODES, au moment du flashback de la funeste nuit que déclenche chez Jinx l’explosion du cristal bleu sur lequel elle tentait une petite expérience, dans l’épisode 5 : on y revoit les images des morts de Mylo et Claggor alors que le flashback est censé adopter le point de vue de Jinx, alors qu’elle n’était pas présente pour assister à leur mort… un peu paresseux. En dehors de ça, rien à signaler, que du topo-bingo.

J’évoque le premier épisode. La première chose qui caractérise la mise en scène de Charrue et Delord, c’est sa maîtrise affolante du « storytelling » cinématographique, la capacité à raconter une histoire sans s’encombrer de blabla, par la seule force des images, comme tous les metteurs en scène aspirent à le faire – surtout depuis qu’Orson Welles a retourné les cerveaux avec son Citizen Kane. Il ne s’agit certainement pas de négliger leur sens aigu du symbolisme. L’observateur ne manquera pas d’en voir un peu partout, comme, par exemple, dans les plans montrant Viktor et Jayce au rebord de bâtiments, qui symbolisent la dangerosité de leur quête scientifique, ou encore dans cette scène où Viktor, encore lui, enfin capable de marcher grâce au Hexcore, court à perdre haleine le long du quai au point de dépasser les navires à l’horizon, magnifique moment où aucun mot ne sera prononcé et où pourtant tout sera dit, combinaison de la virtuosité de l’animation et de celle de la mise en scène. Il ne s’agit pas non plus de négliger leur art tout aussi consommé de la transition visuelle – citons, entre mille exemples, celle qui joint le plan de la tête de la jeune prisonnière politique basculant de son cou à celui de l’épée ensanglantée que son exécutrice baisse dans un même mouvement oblique, dans l’introduction de l’épisode 8. Le « storytelling » visuel est simplement celui qui retourne le cerveau en premier.

Cette maîtrise saute aux yeux DÈS LA PREMIÈRE SCÈNE, muette à l’exception d’un court passage de Dear Friend Across the River que fredonne fragilement baby Powder, et qui parvient malgré tout à nous dire l’essentiel : a) que ces deux gamines ont perdu leur mère, peut-être le reste de leur famille, b) que la grande sœur est tout pour la petite sœur, c) que l’homme à la carrure intimidante qui les approche n’est pas un danger sitôt son regard bon posé sur elles, d) qu’il laisse derrière lui son passé de guerrier pour s’occuper d’elles lorsque tombent ses gantelets sur le sol, e) que le récit va traiter, entre autres, d’un conflit de classe en révélant que ce paysage d’apocalypse n’est rien d’autre que les flammes d’une bataille perdue que surplombe, intacte et superbe, une tour d’ivoire figurant une élite inatteignable, et f) que la grande sœur nourrira une haine féroce à l’encontre du système. Tout ça, sans dialogue. En deux minutes et trente secondes. Il serait cependant injuste de ne pas mentionner l’intelligence derrière le choix de cette chanson, dont les paroles disent, de leur côté, que cette guerre dont on voit les cendres était profondément inégale, et que cette injustice est ancrée jusque dans l’esprit des enfants : « Dear friend across the river / My hands are cold and bare / Dear friend across the river / I’ll take what you can spare / I ask of you a penny / My fortune it will be / I ask you without envy / We raise no mighty towers / Our homes are built of stone / So come across the river / And find… », le passage manquant étant « A world below » – ce monde des bas-fonds étant, évidemment, Zaun. C’est probablement à l’écriture du scénario que cette idée est venue, mais finalement, cela fait partie intégrante d’une autre force de la mise en scène, son « world-building » de compétition – désolé pour l’abus d’anglais – qui fera très tôt de Piltover et Zaun des lieux vivants, habités, en dépit du fait que l’aventure fait TRÈS peu de pauses.

Un autre brillant exemple est la confrontation entre Jinx et Ekko, où Charrue et Delord ne nous racontent rien de moins que l’amitié qu’ils partageaient dans l’enfance EN MÊME TEMPS qu’ils nous les montrent s’affronter, possiblement à mort. Sans dialogues. Le jeu de la montre, Jinx comprenant immédiatement où Ekko veut en venir – bien avant le public – et se mettant en position, mais aussi Jinx n’ayant pas changé, et Ekko n’ayant rien oublié. Autre exemple : dans l’épisode 1 apparait cet étonnant plan large de la bagarre générale entre notre joyeuse troupe et une bande de délinquants, au centre duquel se trouve Powder, toute petite, le dos au mur, encadrée par les corps en mouvement, qui dira tout son sentiment d’impuissance, pire, d’inutilité, parfaitement injustifié, que l’on ne ratera pas grâce à l’utilisation du ralenti. Autre exemple : l’introduction de l’épisode 4, où Heimerdinger évoque les effets aussi bénéfiques que fulgurants de la technologie de Jayce sur Piltover et son rôle dans sa modernisation : deux lignes de dialogues, une poignée de plans de la ville, les violons du compositeur Alexander Temple, sur qui nous reviendrons, et l’on sent que quelque chose d’historique est en train de se dérouler sous nos yeux… le tout bien aidé, il faut dire, par un travail sonore phénoménal qui, lui aussi, saute à l’ouïe dès la première scène post-générique du premier épisode, sur les toits de Piltover, avec ce dirigeable qui traine nonchalamment sa masse au-dessus de nos personnages. Autre exemple : le flashback consacré à Mel, au début de l’épisode 8 (déjà évoqué plus haut), glace le sang en UN plan, celui d’un trône de pierre au sommet détruit, traversé par une éclaboussure de sang, faisant comprendre que le régicide a été bien salissant. Le duo de réalisateurs ménagera ses effets avec brio du début à la toute fin, en choisissant, par exemple (c’est le dernier, promis), de ne rien faire dire à Jinx dans les premières secondes de sa première apparition, lorsqu’elle émerge d’un épais nuage de fumée dans un silence quasi-religieux, pour laisser au spectateur le temps d’imprimer, et de croire qu’il retrouve Powder, à l’air ingénu qu’elle a sur le visage… Ce « storytelling » visuel s’exprimera jusque dans la palette de couleurs, le rose, comme le rose des cheveux de Vi adolescente, apparaissant souvent lorsque le traumatisme de Jinx refera surface.

Les détracteurs de la série reprochent à son intrigue de ne pas être d’une grande originalité – à l’exception de l’histoire des deux sœurs, exception d’une sacrée putain de taille, vous en conviendrez. D’une, en admettant qu’ils aient raison, c’est LÀ qu’interviendra la mise en scène et la puissance évocatrice des images. Au moment où le vénérable Heimerdinger mettra Jayce en garde contre les périls de la poursuite scientifique, ce qui n’a rien d’original sur le papier, Fortiche foudroiera l’écran de deux images représentant les conséquences catastrophiques de l’hubris humain sur les civilisations, dont provient a priori son traumatisme vieux de plusieurs siècles, images qui, couplées à des chœurs épiques, nous inspireront un sentiment d’anxiété qui fera passer l’avertissement de Heimerdinger comme une lettre à la poste. De deux, ce relatif manque d’originalité d’une partie de l’intrigue sera largement compensé par la force du récit (à distinguer de l’intrigue, l’intrigue étant la substance de l’histoire et le récit la façon de la conter), sa complexité dramatique, et la beauté toute aussi inattendue de ses PERSONNAGES – j’y reviens bientôt. C’est avant tout à travers eux que s’imposera Arcane, et la mise en scène de Charrue et Delord épousera cette approche en usant fréquemment de plans subjectifs (où l’objectif se place du point de vue d’un personnage) très inspirés, que ce soit pour mettre le spectateur dans le feu de l’action, ou bien pour mettre en valeur l’impression qu’un personnage va faire sur un autre, ou encore en usant fréquemment de très gros plans sur les visages, à se croire dans un film de Sergio Leone.

Caméra improbablement embarquée

Une autre force de la mise en scène, qui n’oubliera jamais d’en imposer, des ralentis sur des scènes de combat d’un niveau de maîtrise « snyderien » (Zack Snyder étant connu pour ses ralentis) à de simples plans de personnages s’asseyant sur un siège (Jinx s’asseyant sur son trône à la fin), sera son utilisation d’une « caméra » virevoltante, baladeuse et parfois insaisissable, variant les types de cadrages, aussi à l’aise dans le chaos aux coupes rares que classieux dans le champs contre-champs classique, jouant avec les focales et allant se poser là où on ne l’attend pas (contre la main de Vi alors qu’elle aiguille la longue-vue de fortune qu’elle a donnée à Powder pour lui faire voir quelque chose, par exemple, les réalisateurs ayant évité le paresseux cadrage de l’intérieur de la longue-vue, là où d’autres n’auraient pas pu faire mieux). Cet effet de caméra libre… mieux, de caméra À L’ÉPAULE, parti pris des partis pris dans un spectacle d’animation, bénéficie ici d’une maîtrise éclatante du système de caméra virtuelle. Il aurait pu se retourner contre la mise en scène s’il avait été mal employé et eu cet effet « gadget » superflu, mais ici, il ne fait que renforcer cette impression de se retrouver dans un monde physique, matériel de voir un film en prises de vues réelles. Alors que l’animation libère littéralement le réalisateur des limitations physiques du filmage à la caméra, Charrue et Delord ont fait le choix d’EMBRASSER ces contraintes en reproduisant leurs effets dans des scènes qui paraitront ainsi avoir été filmées… pour de « vrai », impression renforcée par des effets malins (cf. cette contre-plongée sur Sevika se réveillant ligotée au fauteuil de Silco, où une sorte de point virtuel est fait, ou encore ces gouttes de pluie tombant sur l’« objectif » dans cette autre contre-plongée, sur Silco, lorsqu’il se penche au-dessus Powder, à la fin de l’épisode 3…). Ce qu’on appelle LA physique en langage « gamer » est spectaculaire, dans Arcane, le plus impressionnant étant peut-être les deux tresses de Jinx (arrêtez-vous sur elles dans les moments les plus mouvementés et appréciez le boulot). C’est surtout face aux scènes de combat à mains nues, essentiellement le mélange de boxe traditionnelle et de Muay Thai pratiqué par l’héroïne, que le public comprendra qu’il assiste à un spectacle inédit dans l’animation : toutes chorégraphiées, exécutées, minutées avec brio, elles n’ont rien à envier à celles de grands films d’action « live », fortes d’un rapport sidérant aux lois de la gravité qu’on aura rarement autant « ressenties », chaque tarte dans la gueule, chaque bond dans les airs, plaçant le spectateur « dans » l’action, comme s’il regardait un des films de la saga Jason Bourne (sans le montage supercut et la caméra épileptique) ou Iko Uwais dans The Raid. Et tout cela… sans motion capture. SANS MOTION CAPTURE. En s’y prenant à l’ancienne, avec de « simples » keyframes. L’incroyable empoignade entre Vi et Sevika, à la fin de l’épisode 5, a laissé en état de béatitude totale bien des animateurs et aspirant-animateurs. Gens cosmopolites, vous voyez le slogan « It’s not TV, it’s HBO » ? Ici, on pourrait dire : « it’s not animation, it’s Arcane ».

Si Arcane détruit la majorité de la concurrence sur le plan esthétique, à commencer par Marvel avec son sympathique What If, ce n’est pas une simple affaire de budget. Sans « good vibrations », une entreprise de cette ampleur, qui aura sollicité trois cents personnes et se sera étalée sur six ans, aurait été remplie d’une myriade d’« à peu près », de bâclages apparaissant une fois qu’on fait pause et s’arrête sur les détails, un peu à la manière d’un Cyberpunk 2077, dans les limites de la comparaison avec un jeu vidéo. Il est depuis longtemps évident que les gros studios « hollywoodiens » (l’expression a de moins en moins de sens avec l’explosion de l’industrie, mais bon) n’ont pas assez confiance en leurs artistes, qu’ils voient plus comme de simples exécutants au service de leurs produits de plus en plus formatés, piégés dans la normalisation cadencée de la production – tout, sauf l’approche de Riot Games et Fortiche Productions. Le long-métrage de Disney Encanto est sorti au cinéma le même mois qu’Arcane a été diffusé sur Netflix. Un film impeccable sur le plan technique, derrière lequel on sent la compétence d’artisans chevronnés et la taille du budget, bieeeeeeeen supérieur à celui d’Arcane. C’est, sans surprise, très pro. C’est aussi, sans surprise, du réchauffé un peu déprimant. Tout ça pour ça ? De l’autre côté du spectre des méthodes, la production d’Arcane n’a eu qu’une poignée de « riggers » (les responsables de l’articulation des personnages, qui permet à l’animateur d’opérer des mouvements fluides) là où une production Dreamworks peut en compter jusqu’à vingt (!). Mais justement, c’est là qu’on reconnait le talent. Fortiche n’avait pas l’argent pour des arrière-plan de la qualité de ceux dont bénéficient les productions Disney ; qu’à cela ne tienne, ils ont opté pour des superbes arrière-plans peints à la main qui les ont aidés à façonner l’identité de la série sans que cela ne fasse le moins du monde cheap. Fortiche n’avait pas les techniques d’éclairage numérique d’un blockbuster Marvel ; qu’à cela ne tienne, leurs artistes de textures se sont chargés de produire une impression de lumière atmosphérique pour un rendu unique… et toujours pas cheap. Ne faisons donc pas l’erreur de TROP mettre en avant les réalisateurs de ce qui est, sans vouloir paraître tarte, le résultat brillant d’un travail collectif. Franchement, les coulisses d’Arcane, ça a dû ressembler à une pub Manpower (pardon, Justin Trudeau, « Peoplepower »). Ça parait bête, mais cet aspect-là du processus créatif dans une production de cinéma, ou de « télévision », est souvent négligé, voire ignoré par le public, qui s’imagine que tout ce qui est formidable vient du dieu-réalisateur. Et tous les tournages ne sont pas des modèles de… « peoplepower ». Arcane fait partie de ces films, ou séries, dont on peut sentir le goût du travail bien fait, l’amour du médium, la passion pour la méticulosité dans le détail, dans chacun de ses plans, et donc chez chacun de ses artisans. Oui, le détail est un des aspects les plus saisissants de la série, de celui des costumes à celui des arrière-plans, en passant par celui de de la peau, toujours couverte d’aspérités, du vernis à ongle de Jinx, dont les marques d’usure sont souvent visibles (et qui n’est pas si trivial puisque ses doigts alternent bleu et rose, pour elle et sa grande sœur), ou encore du torse de Caitlyn se bombant lorsqu’elle inspire alors qu’elle est étendue à terre, inanimée, EN ARRIÈRE-PLAN. Ah oui, et Vi remue une jambe lorsqu’elle est tendue. Les gars ont décidé de faire ça. Ils auraient pu s’en passer, personne ne l’aurait remarqué, ils l’ont quand même fait. La majorité des productions considèreraient ces choses comme superflues, ou dispensables ; ici, chaque détail donne l’impression de cacher une histoire. Et l’instant d’après, le degré atteint est tel que l’on miserait plutôt sur une IA. On ne sera absolument pas surpris d’apprendre que Fortiche Productions a la réputation d’un studio où il fait bon travailler, aux antipodes d’un… CD Projekt, par exemple (Cyberpunk 2077).

Il arrive que des films d’animation dotés de caractère soient produits par de gros studios, c’est vrai. Dreamworks a bien sorti Dragons, Sony a bien sorti son Into the Spider-verse, et Disney, le chef-d’oeuvre Vice-Versa. Mais c’est de plus en plus rare. Le succès public ET critique d’Arcane a mis en lumière comme nul autre combien l’industrie du spectacle est devenue dangereusement frileuse. C’est dans cet état d’endolorissement général qu’une alliance comme celle de Riot games et Fortiche fait TOUTE la différence, et donne un coup de pied supermassif dans cette fourmilière sous Tranxène.

Besoin d’en rajouter ? Peut-être que oui, sans doute que oui… mais il faut passer au reste, à TOUT le reste. Concluons alors cette partie en qualifiant Arcane de merveille d’une cohérence difficilement attaquable sur le plan formel, et non, ce n’est pas exagérer. Je PAIERAIS pour voir ce truc en salle. Sur un grand écran. Et je paierais du vrai argent, hein, pas de l’argent de Monopoly. Et je paierais le DOUBLE pour le voir en IMAX. Non, le triple. Que dis-je ? Je sacrifierais mon premier-né pour cette expérience. En même temps, j’en ai pas, c’est peut-être pourquoi ça me parait si facile. Dans tous les cas, je paierais le prix, et ne vendrais l’expérience que j’en aurais tirée pour tout l’or du Rhin.

Avis aux mélomanes

Musicalement aussi, Arcane propose au spectateur une aventure qui ne le lâchera… qu’à la toute, toute fin. La composition d’Alexander Temple et de son talentueux co-compositeur Alex Seaver est riche, ample, et surtout incroyablement versatile – bien qu’il soit aisé de percevoir leur préférence pour les violons et le synthé sur les instruments à vent ainsi que leur recours récurent aux effets sonores. Elle est aussi accessible que complexe, aussi à l’aise dans la symphonie orchestrale, servie par le violoniste Ray Chen (cf. les morceaux Fallout et Romance, qu’on entend respectivement dans la scène de la douche à la fin de l’épisode 8 et dans la scène d’amour entre Jayce et Mel dans l’épisode 5), que dans la grosse artillerie zimmerienne (cf. le morceau Revenge, dans l’épisode 3, qui rappelle un peu Inception et ce qu’a fait Brad Fiedel sur les Terminator), ou encore dans les symphonies plus douces rappelant les cordes de Bear McCreary dans Battlestar Galactica (cf. l’introduction de l’épisode 4 sur A Bicentennial) ; aussi à l’aise dans l’enjoué que dans le mélancolique, dans le maelstrom d’effets sonores (Remember Who You Are, quand Jinx doit choisir entre Vi et Silco à la fin) que dans le ramdam guerrier (ASC Assailliant, à la toute fin de l’épisode 4, qui rappelle la puissance de la musique de Jóhann Jóhannsson, The Firelights, qui laisse l’action parler à la place d’une mélodie), la simplicité poignante (Promise Me, quand Viktor demande à Jayce de détruire le Hexcore) ou même le romantique désuet (la partie de Romance où Jayce et Mel échangent leur premier baiser). Cette bande originale est un accompagnement digne des meilleures productions hollywoodiennes, c’est-à-dire pleine de caractère sans être envahissante. En parlant de Hans Zimmer : avec Alexander Temple, on a peut-être affaire à un futur grand. Et on parle d’un gars qui n’a même pas encore de fiche Wikipédia. Qu’est-ce qu’il a, pour l’instant ? Vous savez ce qu’il a ? Tout juste un profil Linkedin. Allez, les gars, on se ressaisit.

Et ça ne s’arrête pas à la musique orchestrale : empruntant la tradition disneyenne des chansons originales composées et chantées pour leurs films, la série laisse gravés dans la mémoire du spectateur un classique instantané de la pop baroque (Guns For Hire, chantée par le maître Woodkid – aaaah, The Golden Age), une chanson qui passerait sans mal pour un tube de motown vieux de cinquante ans (Our Love), une autre qui aurait parfaitement collé au générique de Matrix ou à celui de Strange Days (Dirty Little Animals), un trip de hip-hop tonitruant (Dynasties & Dystopia), ou encore What Could Have Been, chantée par Sting, sensationnel accompagnement musical de la dernière scène de la saison sur lequel nous reviendrons, évidemment. Christian Linke travaillait sur la musique pour Riot Games, c’est un mélomane, cela n’a pu QUE jouer dans le soin particulier qui a été apporté à la composition ET à l’utilisation de la musique originale, il suffit de voir la dégaine de véritable clip vidéo qu’ont la plupart des passages montés sur les chansons de la BO – qui mérite ici cette appellation, contrairement à la plupart des « BO » de films composées de chansons déjà existantes. Delord coréalisera d’ailleurs le merveilleux clip de la chanson Enemy d’Imagine Dragons, qui sert d’irrésistible chanson de générique d’intro à Arcane. On regrettera simplement UNE chose : que les réalisateurs n’aient pas inclus, dans la toute dernière scène, le solo de violon de Ray Chen qui porte What Could Have Been aux cimes, comme si cette partie de la chanson n’avait pas encore été prête au moment du bouclage… ? Je ne trouve pas d’explication sur l’interweb.

Au rayon musical, difficile de ne pas mentionner le dernier, inoubliable plan de l’épisode 3, Silco tenant Powder dans ses bras face aux flammes alors que la « caméra » s’éloigne d’eux, s’engouffrant dans ce tunnel noir où Vi vient d’être enlevée, la lueur des flammes qui les entourent rapetissant lentement dans le noir avant de disparaître dans les abysses, telle la dernière lueur de raison de Powder : tout inoubliable soit-il, son moment n’aurait pas eu un tel impact sur les esprits sans la musique de Ramsay, Goodbye, sa mélodie trouble, la voix fragile de la chanteuse, et, évidemment, ses paroles en parfaite harmonie avec la situation : Where is my home? / I don’t recognize the faces anymore, no / Where is my friend? / The one I’ve known since I was only just a kid / I think it’s time to say goodbye

Alors, si Arcane est un spectacle éminemment musical, son et lumière, l’utilisation toujours inspirée qu’en font les réalisateurs participant souvent de l’effet « wow », l’emploi de la musique sera en accord avec l’intelligence de tout le reste : contrairement à bien des réalisateurs de films ou séries d’animation qui ne peuvent s’empêcher de l’utiliser dans 99% des scènes, comme s’ils n’avaient pas confiance en leur boulot ou en la force de leurs images (l’exemple récent le plus atroce sur ce plan étant peut-être la série Berserk de 2016), Charrue et Delord n’ont jamais oublié d’aménager des moments dispensés d’accompagnement musical – comme nous l’a enseigné la série The Shield, L’ABSENCE de musique peut produire un effet plus puissant en accompagnement d’une scène dramatique que la plus belle musique. On pense, par exemple, à la dernière scène de l’épisode 3, que je viens de mentionner (pour la centième fois, et ce n’est pas fini), où Silco prend Powder dans ses bras et murmure quelques paroles réconfortantes, avec le bourdonnement de la pluie pour seul accompagnement sonore ; à la longue première scène entre Silco et Jinx, où il se dit pourtant des choses importantes sur leur relation ; à la scène où Caitlyn s’en va chercher du shimmer pour soigner Vi dans l’espèce de vallée des toxicos, dans l’épisode 6 ; à la scène de l’épisode 8 où le conseil débat de ses options avant l’arrivée de Vi et Caitlyn, la pluie faisant là aussi office d’accompagnement musical ; au silence de mort qui suit celle de Silco, où l’on n’entend plus que le souffle du vent ; ou encore à ce moment de l’épisode 7 où, à l’issue du renversant intermède hip-hop, Ekko opère son attaque millimétrée sur Jinx : en coupant la musique durant ces quelques secondes cruciales, la série coupera littéralement le souffle du public.

Une histoire d’adultes anciennement enfants

Quand on a une telle gueule qu’Arcane, saisir PRESQUE autant par la force de son fond que par celle de sa forme n’est pas un maigre accomplissement.

Très court instant dédié à moi-même mais pour la bonne cause : je suis le DERNIER à excuser un scénario pourri. Je suis même le PREMIER à me plaindre de la nullité pathologique des scénarios de la plupart des blockbusters hollywoodiens actuels, souvent impeccables sur le plan technique, terriblement conventionnels sur le plan artistique, et dramatiquement prévisibles (un peu ce dont je parlais en mentionnant Encanto), produits par des studios plus petite bi… euh, timorés que jamais, épouvantés par la notion même de prise de risque, et dont l’idéal semble être de passer les prochaines décennies à pondre des suites, reboots, suites de reboots et remakes de suites écrits par des yes-men émasculés et mis en forme par des équipes d’ouvriers-artisans suffisamment qualifiés pour faire illusion et continuer d’endormir leur monde – rien n’illustre mieux cette dynamique mortifère que le calendrier du MCU. Les exemples de gaspillages de sommes astronomiques sont légions : rien que l’année dernière, on s’est tapés King Kong vs Godzilla, Fast & Furious 9 (avec celui-là, on peut parler de crime contre l’humanité), ce pauvre Matrix Resurrections, le dernier insipide James Bond Mourir peut attendre, Army of The Dead côté Netflix, et deux films du MCU sur trois (Black Widow et The Eternals, à jeter, Shang-Chi, récupérable). C’est précisément pour ÇA que quand des films à gros budget viennent détonner par leur originalité et leur caractère, eh bien, ça rafraîchit forcément – mais pas suffisamment pour qu’on pardonne ses défauts à un Tenet, hélas. L’écriture d’Arcane est de qualité. Si je viens de tartin… euh, de consacrer huit pages à sa forme, c’est uniquement parce qu’elle est spectaculaire à un point historique, pas parce qu’elle a dû compenser une quelconque faiblesse de la forme. Parce que le scénario de Linke et Yee, accompagnés de Ben St. John, Mollie Bickley St. John, Ash Brannon, David Dunne, Nick Luddington, Amanda Overton et Conor Sheehy est à la hauteur (le récit ne sera NATURELLEMENT pas exempt de cafouillages et incohérences, mais le reste, soit à peu près 97% du produit fini, les pourcents qui NI ne cafouillent, NI n’incohèrent, noieront nos griefs dans leur réjouissant chaos). On pourra presque parler de tour-de-force, venant d’« amateurs ». Arcane est un récit d’aventures épique, dont un des DEUX seuls défauts sera la trop grande concentration de son action, car le tout aurait clairement pu respirer davantage, nous reviendrons là-dessus. Mais bon, mieux vaut trop que pas assez, comme dirait l’autre…

Plus fort que les stéréotypes

J’écris ce paragraphe en réaction aux propos ridicules qu’a tenus le youtubeur Durendal (celui qui a pleuré de joie devant Lucy), selon qui l’engouement autour d’Arcane tient au fait que les gens se sont « fait avoir » par l’emballage de qualité, sous-entendant que le fond serait médiocre, ce qui n’est, au passage, pas DU TOUT prendre les gens pour des demeurés. Les quelques détracteurs vocaux de la série, esprits chagrins s’il en est, insistent eux aussi bien là-dessus. Allez, disons qu’ils ont raison (ce qui n’est pas le cas, l’intrigue de la présente série n’étant pas si simple du tout, mais disons) : d’une, il y a un monde entre une intrigue simple et une intrigue médiocre, et confondre les deux est une erreur de discernement confondante ; de deux, le cinéma est avant tout un média visuel. MÊME si l’écriture d’Arcane n’avait pas volé haut, l’enthousiasme du public n’aurait pas signifié qu’il se serait « fait avoir » par l’emballage : il aurait simplement apprécié quelque chose d’appréciable. Voir dans l’éclatante réussite de la direction artistique, de l’animation, de la mise en scène, du montage, ou encore des performances d’acteurs des cache-sexes des carences scénaristiques, c’est affirmer que la forme prime LARGEMENT sur le fond, et revient à dire : « ouaiiiiis, en fait, si t’aimes bien cette chanson, c’est parce que t’es complètement aveuglé par le solo de guitare génial du milieu, la qualité de l’orchestration, et la voix du chanteur ! ». À cela, on a envie de répondre : « ok… ? ».

De toute façon, comme j’espère le rendre limpide dans ce dossier, cette conversation n’a pas lieu d’être. AUCUNE série, AUCUN film ne peut créer un tel engouement s’il n’a rien à offrir de fort dans le fond. Que quelqu’un me donne un contre-exemple. Je ne dis pas que la masse ne peut pas occasionnellement se montrer bonne poire, elle réserve bien des cartons aux séries de cette aberration biologique de Shonda Rhimes comme Grey’s Anatomy… mais là, avec Arcane, l’engouement est d’un autre calibre, les critiques d’un autre niveau. Aucune des conneries de Shonda Rhimes n’a, à ma connaissance, fait l’objet du moindre culte, a fortiori en un temps records. Comment est-ce qu’un film ou une série qui a fait primer la forme sur le fond pourrait-il, ou elle, faire vivre à son public une des scènes les plus péniblement tragiques qu’il ait vu depuis des lustres ? Impossible. Non, c’est plutôt le Durendal qui s’est « fait avoir », par des a priori, peut-être, sans doute, mais surtout par le recours de la série à des stéréotypes… qui tomberont pourtant tous, l’un après l’autre, à mesure que l’histoire progressera – à croire que le type n’a pas vu la série en entier. Totale transparence : quand j’ai vu la bande-annonce d’Arcane, dans le courant de l’été 2021, cette dernière, si efficace soit-elle, ne m’a pas emballé-EMBALLÉ. Elle m’a donné l’impression d’une série remplie de clichés (les archétypes m’ont trompé !). Il y a aussi eu mon a priori négatif vis-à-vis de Netflix, responsable d’une majorité de séries médiocres, ou bien réussies au début puis foirées sur la durée. J’étais si mal disposé que je ne me rappelle même pas m’être au moins dit… que ça avait quand même une sacrée gueule, ce truc. En gros, j’ai fait mon Durendal. Enfin, seulement un peu… parce que dans mon cas, je réagissais à la promo.

Oui, face à l’affiche qui montre Jinx assise sur son trône telle qu’elle l’est à la fin de la saison, si l’on ne connait pas la série, on peut trouver la pose gangsta un brin cliché. Or, est-ce ce qui caractérisera la scène dont provient cette image ? « Cliché ? » Pas vraiment, non. Les traumatismes d’enfance remontant à la surface, les fratries éclatées par des événements tragiques, les anciens frères d’armes devenus ennemis jurés, à la Xavier et Magneto, les histoires de cités du haut réservées à l’élite et de bas-fonds où grouillent les opprimés (et le propos marxiste qui en découle), l’univers steampunk, l’opposition entre la foi aveugle en la science et son rejet réactionnaire, tout cela, oui, on l’a déjà vu, air connu. Mais dans ce cas, tout a déjà été fait, tout a déjà été vu. Et puis les plus grands classiques de Disney n’ont pas un pitch phénoménalement innovant. Prenez Le Roi Lion : l’oncle frustré tue le père et laisse le fils pour mort, le fils non-mort passe les années suivantes à préparer sa vengeance, revient au bled et zigouille l’oncle régicide, the end – et en plus, c’est inspiré de Hamlet. L’essentiel ne tient pas tant à l’originalité de l’histoire, à moins bien sûr qu’on frôle le plagiat, qu’à la qualité de l’exécution. De ce que l’auteur fait de ces figures, de ces postulats, de ces stéréotypes. Et les scénaristes d’Arcane n’ont cessé, neuf épisodes durant, de bousculer les stéréotypes auxquels leur histoire avait initialement recours, de faire en sorte que leurs personnages les dépassent de plusieurs têtes, parce que la série a de la ressource et du caractère à revendre, comme nous allons le voir. Par exemple, à l’exception de sa relation à l’antagoniste Silco, dont la complexité lui donne en cours d’épisode 3 un relief inattendu, Vander a un parcours cousu de fil blanc, on sait qu’il mourra tôt ou tard car tel est son rôle, il est la figure du mentor bienveillant et boussole du protagoniste dont seule la mort permettra à ce dernier de s’accomplir, et au feu d’artifice central de se produire… mais le personnage est écrit de telle manière, et son interprète JB Blanc l’interprète avec une telle chaleur et un tel esprit, que dès sa deuxième scène, on ne verra plus en Vander L’OMBRE d’un stéréotype.

Dans ses premiers épisodes, Arcane est le récit diablement divertissant des aventures d’un groupe de jeunes sauvageons et d’un scientifique idéaliste de part et d’autre d’un univers dystopique ; on croit avoir identifié la série, ses personnages principaux, et même ses limitations, mais ce n’est pas un problème, le tour de montagnes russes en vaudra la peine. L’introduction de l’épisode 3, qui révèle une connexion entre Vander et Silco, laisse entrevoir quelque chose de plus nuancé qu’on ne l’anticipait. Peu après, un dialogue entre les deux hommes établit le conflit éthique qui a fait de ces anciens frères de révolte des ennemis, leur divergence tenant au fait que Vander a fait primer la vie des membres de sa communauté sur le reste, et donc accepté de collaborer avec Piltover, tandis que Silco, lui, estime qu’aucune vie, pas même la sienne, ne doit primer sur la cause. Là, on se dit qu’ok, c’est plus complexe qu’on ne l’anticipait. Mais l’on s’attend toujours à ce que le conflit de l’épisode, le kidnapping de Vander, se résolve de manière plutôt carrée et prévisible. Vient alors l’acte de la petite Powder, aux conséquences tragiques que l’on sait, et qui fait comprendre au spectateur que tout ce qui avait précédé n’était qu’une préparation du terrain, que ce premier acte n’était qu’un prologue aux deux suivants (le passé n’en est qu’un, rappelait Shakespeare) et rien de moins que l’« origin story » de Jinx, probablement une des meilleures « origin stories » de méchant jamais pondues (quoique qualifier Jinx de méchante est réducteur), et là, rien ne va plus. Et ça ne fait que commencer.

L’épisode qui pose le ton (violemment)

Parlons un peu de cet épisode 3, qui a instantanément intégré mon top 10 des meilleurs épisodes de séries de l’histoire de l’ère moderne aux côtés de Possible Kill Screen (The Shield), An Endless Cycle (Dark), Fish Out of Water (Bojack Horseman), eps3.4_runtime-err0r.r00 (Mr Robot), This Is Not for Tears (Succession), Chicanery (Better Call Saul), The Suitcase (Mad Men), The Battle (Game of Thrones), et The Most Powerful Man in the World (The Leftovers) – oui, que du beau monde. Un épisode de la stature d’un « season finale », grand huit émotionnel s’achevant sur une des scènes les plus déchirantes de l’histoire de l’animation, pas bien loin de la fin du Tombeau des lucioles ou de la mort de la mère de Bambi. L’épisode qui se serait sans doute intitulé Celui qui calme ta race si Arcane s’était intitulée Friends, et qui fait franchir à la série de Riot Games et Fortiche une bonne cinquantaine de paliers dramatiques, lui donnant ses galons de tragédie majuscule. (Moquer le fond, la qualité d’écriture, d’une série dotée de quelque chose d’aussi fort relève décidément de l’humour involontaire.)

Autant dire que la règle des trois épisodes, selon laquelle il est inutile de persévérer dans le visionnage d’une série si l’on n’a toujours pas accroché à la fin de son troisième épisode, n’aura jamais autant fonctionné : sortir blasé du visionnage de The Base Violence Necessary for Change requiert d’être soit très distrait, soit mort à l’intérieur – okay, pas besoin d’aller si loin. À l’exception d’une ou deux bricoles, tout ce qu’on y voit est sensationnel, et non, ce n’est pas la dernière fois que vous croiserez ce terme. Son introduction, qui montre le méchant Silco se laissant couler dans des eaux sombres alors qu’un monologue introspectif puissamment inspiré de son personnage, fait comprendre au spectateur qu’Arcane sera peut-être un peu plus qu’une version fantasy des Goonies, que l’histoire qui lui est contée a peut-être autant à offrir que l’univers esthétique. Tous les échanges entre Silco et Vander, qui donnent une idée du degré de nuance dont bénéficiera en fait l’intrigue des deux actes à venir en faisant du grand et brave Vander le méchant de l’histoire du méchant… son final historiquement inattendu, a fortiori pour le néophyte de League of Legends qui ne connait rien des personnages de Jinx et Vi et n’a pas fait trop attention à l’imagerie du générique d’intro… et de fait, cette funeste décision de Powder, sont de ces surprises pour lesquelles on se plonge dans la fiction. C’est surtout cette partie qui a retourné les cerveaux. C’est là que la mise en scène pousse les curseurs de l’épique au maximum, cf. tout ce qui se déroule sur la passerelle, long tour de force qui semble à un moment un puit intarissable de frissons, mais ce n’est pas qu’elle. Si ça marche, point, ce n’est pas QUE grâce à elle. La tragédie est une vraie tragédie, comme je le suggérais plus tôt en y ajoutant le terme de « majuscule », point que je développerai plus tard. MÊME si le reste de l’intrigue d’Arcane nageait dans la pire espèce de déjà vu, ses détracteurs, comme Durendal, devraient s’armer de la pire mauvaise foi possible pour ranger dans le même panier l’intrigue des deux sœurs. Parce que les meilleures tragédies sont celles où il n’y a pas de gentils d’un côté et de méchants de l’autre.

La « funeste décision » de Powder est celle d’avoir tenté une opération de sauvetage qui a entraîné la mort de ses deux « frères » et, indirectement, celle de son père adoptif, Vander. Déjà, une adorable gamine tuant involontairement la moitié de sa famille et manquant involontairement d’en tuer l’autre, ça se pose là – et n’a ABSOLUMENT RIEN de cliché –, mais c’est surtout bien plus complexe que ça. Vi et Powder ont perdu leurs parents très jeunes, événement traumatique qui a rempli de colère la première, habitée par une volonté de revanche contre Pilotver façon « rage against the machine », et de vulnérabilité la seconde, petite créature fragile dont sa sœur est tout l’univers. Quand Vi décide d’aller secourir Vander avec l’aide de Mylo et Claggor, elle rembarre la petite, et, alors qu’elle la sait instable, alors qu’elle la sait débordante d’envie de prouver son utilité à ses aînés, la laisse SEULE avec cette histoire bidon de fusée éclairante qui la fera magiquement apparaître si Powder a besoin d’elle, plutôt que d’au moins la confier à Ekko – comportement hélas plus stupide qu’irréaliste. Tout n’aurait-il pas été évité si elle avait agi intelligemment ? Et en même temps, n’est-elle pas, elle aussi, une gamine sous pression ? Sur la toile, les fans se disputent comme si on avait traité leur maman : « Si, tout est sa faute, c’était l’ainée ! » « Non, Powder est la seule responsable ici, qu’elle soit adorable ne l’innocente pas ! » « De toute façon, ils étaient foutus ! » « Tu déconnes ? Vander et les gamins étaient sur le point d’être tirés d’affaire avant que ces foutus cristaux n’explosent ! »… voilà ce que l’épisode 3 a fait à l’interweb.

Arcane, c’est du sérieux (même de bonne humeur)

La formule peut paraître un peu légère, mais Arcane ne rigole pas. Arcane, ce n’est pas pour les enfants – non pas que les adultes ne savent pas rigoler, hein. J’ai suffisamment tartiné sur le brio des scènes d’action et sur le rapport saisissant de l’animation à la gravité. C’est un accomplissement visuel, indéniablement, mais en osmose avec l’esprit d’une entreprise qui n’est pas tout public. Ça fume, ça jure, les baisers ressemblent à des vrais (enfin, le), et quand ça cogne, oh, quand ça cogne, le poids des coups se ressent, dès la PREMIÈRE scène de bagarre, pourtant parfaitement anecdotique en termes de violence car c’est juste une petite rixe de ruelle mal éclairée entre « vauriens », et la gravité physique prépare le terrain à la gravité du récit : on comprend que dans cette série, les coups auront du poids, que ce poids ne cessera de croître, et on ne le comprendra que TROP bien lorsque Violet giflera Powder. En d’autres termes, ceux qui s’attendaient à du Disney déchanteront rapidement, et sévèrement. Histoire d’enfoncer le clou : parce que tout n’est pas à jeter dans la culture des plateformes streaming, la série de Riot Games a su profiter, modérément mais sûrement, de la liberté de jurer offerte par Netflix. Rares en 2022 sont les gens à encore croire qu’un « dessin animé » est forcément pour enfants, ET POURTANT, entendre un « fuck you » ou un « I don’t give a shit » fera ici son petit effet. Arcane n’est pas un spectacle d’une brutalité sauvage et sans concession à l’image pleine de poussière et de sang : si on devait la comparer à un Batman (parallèle comme un autre), il se rapprocherait plus du Dark Knight de Christopher Nolan que du récent The Batman de Matt Reeves. C’est violent, c’est sombre, c’est complexe, mais c’est accessible. Et inversement.

Le ton, que l’on peut voir comme le caractère d’un récit, est donc ici sombre. Tout ou presque se caractérise par, et désolé si l’emploi du terme sonne un peu prétentieux, de la GRAVITAS. C’est sombre parce que la série a pleinement embrassé les tourments intérieurs de ses personnages, et parce que l’univers desdits personnages est un univers impitoyable qui donne un poids démesuré à toute action. Notre histoire pourrait se résumer à une série d’actions bien intentionnées aux conséquences catastrophiques, de tous les côtés, même de ceux dont on n’attend rien de dramatique à la base. Tromper le spectateur avec deux premiers épisodes au ton à peine plus noir que celui d’un shônen pour tout passer à la broyeuse dans le troisième, ça frôle le sadisme. Tuer un enfant innocent (tous ne le sont pas), comme dans Sans un bruit ou dans Ça, c’est bon pour marquer le public, mais tuer des adolescents que l’on prenait pour d’importants seconds couteaux de l’aventure à venir PUIS faire de l’adorable gamine qu’on suivait jusqu’ici la responsable, c’est bon pour déprimer. Un ami familier de LoL, et donc au courant de l’avenir de Powder dans les grandes lignes, a comparé Arcane à cet autre objet de culte qu’est le chef-d’œuvrissimesque manga Berserk, de Miura Kentarô (voir l’image ci-dessous), dont l’action démarre sur les traces d’un guerrier noir aussi doué à semer la mort que traumatisé par un mystérieux événement, puis opère en cours de tome 3 un flashback qui lui fera croiser la route d’une bande de jeunes mercenaires casse-cous dont on suivra les aventures jusqu’au tome 13, et à laquelle on s’attachera plus que de raison… car on n’oubliera jamais totalement que tout cela se finira très mal. Nul doute que certains ont revécu, dans une certaine mesure, ce qu’ils avaient traversé avec Berserk. Ce dernier traite beaucoup du destin et la notion de causalité y occupe une place proéminente, ce qui lui fait un autre point commun avec la présente série. Autant dire que je le recommande à quiconque aime les choses bien et ne l’a pas encore lu.

Un autre gros écueil qu’évite Arcane, et qui contribue à sa noirceur, c’est cette obsession de la blagounette qui mine la majorité des films à grand spectacle hollywoodiens, exemple de domaine dans lequel la série a bénéficié du fait de ne pas avoir dû passer par le rouleau-compresseur uniformisateur d’un studio Disney pour exister : il y aura des touches d’humour, carrément nécessaires dans un récit tragique, MAIS le dosage sera impeccable (à partir de l’épisode 5, l’humour proviendra surtout du « buddy movie » que formeront Violet et Caitlyn), et l’humour ne paraitra jamais forcé, ni de trop, ni là juste pour s’assurer que les scènes ne sont pas TROP sombres au goût d’un public de demeurés juste là pour se divertir… soit l’exact opposé de la philosophie du MCU, à quelques exceptions près. Le personnage de Jinx ne manquera pas de faire sa fofolle d’une façon similaire à celle d’une Harley Quin, on pensera surtout à elle quand elle se soignera à l’agrafeuse ou fera tourner Sevika ligotée sur le fauteuil de Silco, avec une légère touche de Joker, je reviendrai sur le parallèle, mais jamais sa charmante exubérance ne fera oublier au spectateur la tragédie qu’est sa vie, là où c’est généralement le cas avec Harley (les films n’ont pas aidé). La série est tellement sûre de ses effets qu’elle se permettra carrément un gag visuel – en lien avec les cupcakes – EN PLEIN dans son putain de climax pourtant archi-dramatique, sans que ça ne parasite l’atmosphère. Pour dire, on aura même droit à la petite bestiole meugnonne de service avec l’animal de compagnie de Heimerdinger, un poro, à mes yeux mi-chien, mi-cochon d’Inde : alors que j’avais fini par ne plus supporter la moindre manifestation du quota kawaii à mon époque de consommation intensive d’anime, ici… ça a marché miraculeusement. Le fait qu’il apparait très peu, à peine une minute sur six heures, a sans doute joué, mais sa kawaiiness est discrète : ni couleurs criardes, ni voix aigüe à donner envie de se faire harakiri. Et il porte une moustache similaire à celle de son maître. Si ça, ce n’est top moumoute.

Des scènes sans dialogues ont été prises plus haut en exemple pour illustrer la force des images et la maîtrise de l’art du « show don’t tell » (l’art de communiquer une information au spectateur via l’image et l’action plutôt qu’à travers les dialogues) dont ont fait preuve les réalisateurs. Pour autant, les passages dialogués, heureusement majoritaires parce que six heures, ça fait quand même long, n’ont rien à rougir des poignants silence. Ils sont souvent inspirés, et les mémorables ne sont généralement pas tape-à-l’œil, pas d’obsession ici de la « réplique qui tue » qui mine tant de films. Les brillantes ne manquent pas, de l’inoubliable « In our pursuit of great, we failed to do good » du personnage de Viktor (maaaiiiiis oui, Arcane, ce n’est que du fond et zéro forme) aux « What is truth, but a survivor’s story ? » et « You hold your chin so high you fail to see the opportunities below » de Silco, en passant par les « I will give you the world, child… if you prove you can take it » et « I fear you’ll end up like general Parlek, slaughtered with your eyes closed » de la reine Medarda, sorte d’intrusion ambulante de Game of Thrones dans une série initialement plus proche du jeu Bioshock. J’ai cité une réplique de Silco, mais ce n’est qu’une parmi tant d’autres dont jouit un personnage dont chaque mot est une arme, discrète et perçante.

Nous parlons quand même d’une série qui consacrera la seconde moitié de son dernier épisode, là où l’on s’attendait à un feu d’artifice de boum-boum, à une scène de table, hommage crépusculaire à la « tea party » du Chapelier fou d’Alice au Pays des Merveilles où les personnages ne feront que parler, fût-ce un flingue à la main. À une thérapie de groupe baroque, en même temps un des sommets esthétiques du show, au passage. À l’INVERSE de la méthode Marvel, là encore, selon laquelle l’acmé dramatique du film doit FORCÉMENT s’accompagner d’un déluge pyrotechnique : dans Arcane, UN SEUL coup sera tiré, et le spectateur n’aura même pas droit au « boum » que semblait promettre la roquette. Et ça ira comme ça. Arcane a eu confiance en l’intelligence de son public. Il était évident que les amateurs d’action allaient être comblés par la série, la bande-annonce n’avait laissé la place à aucune ambiguïté sur ce plan ; le spectacle allait être son et lumière, et l’on en a eu pour notre argent. Ce qui était moins évident, c’est qu’on soit touché si profondément.

Pour finir au rayon adulte (hum), la série a effectivement pris quelques risques en évitant de nous prendre par la main dans les scènes où est abordée la technologie Hextech. Pour peu que la science l’ennuie, pas mal de choses sont susceptibles d’échapper au spectateur, qui imprimera tout juste les grandes lignes, ne loupant par exemple pas le fait que l’avancée ultime de la technologie est atteinte dans sa fusion avec l’organique via la scène de la goutte de sang de Viktor, mais pourra passer à côté de certaines choses, comme les divers stades d’évolution de la technologie Hextech, ou encore son articulation avec le shimmer. D’aucuns pourraient suggérer que c’est le PROPOS sur la science, que nous aborderons bien plus loin dans ce dossier, qui importe davantage que le détail, mais la science en elle-même n’est pas négligeable. La technologie Hextech et sa dualité avec le shimmer sont parties intégrantes de l’intrigue d’Arcane, cette dualité fonctionnant avec celle agissant sur Piltover et Zaun. Les Hexgates, portails faisant office de passerelles de téléportation à travers le monde, ont donné à Piltover la voie de navigation la plus puissante du monde, ce qui change tout avec ses relations internationales, dont celle avec le royaume de Noxus, dont est originaire Mel ; les gemstones sont la version 2.0 des cristaux bleus du premier acte, avec la même puissance, mais sans l’extrêmement dangereuse instabilité, en faisant des sources d’énergie illimitée adaptables à une infinité d’outils accessibles à tous… en théorie ; et le Hexcore, ou, comme le décrit Viktor, « Hextech capable d’évoluer », est un organisme intelligent, capable de croître de façon autonome, incarnant de facto toutes les peurs de Heimerdinger. Le rôle que joueront les notes posthumes de son assistante Sky, le détail des espèces de hiéroglyphes à sa surface, sont deux sujets à théories parmi tant d’autres. Rien, dans Arcane, ne sert à rien. Pour autant, l’intelligence et la grande fluidité du récit permettent de traverser son premier visionnage sans se sentir pénalisé par sa nullité dans ce domaine. Merci, Riot Games.

Aux antipodes du manichéisme

Fun fact : Arcane est une série qui, en six épisodes, a réussi à faire passer le spectateur de la détestation qu’il ressentait à l’égard de son antagoniste dans l’épisode 3… à quelque chose PROCHE de l’empathie, à la fin de l’épisode 9… ce sans exiger de lui une « suspension d’incrédulité » intenable, ni tordre Silco dans tous les sens pour faire rentrer le rond dans un carré ; non, « simplement » par la force de ses personnages qui, comme il a été écrit plus haut, finiront tous par s’affranchir de leurs stéréotypes. Comment ? Tout d’abord parce qu’Arcane est avant tout une série au service non pas de son intrigue mais de ses personnages, ce qu’on appelle en anglais un show « character-driven » (« piloté par ses personnages ») plutôt que « plot-driven » (« piloté par son intrigue »). On trouve sur YouTube des ESSAIS d’une demi-heure, une heure, et même des analyses psychologiques des personnages, à commencer par ses plus complexes que sont Jinx et Silco, réalisées par des professionnels. On parle d’un jeu vidéo de baston. UN JEU VIDÉO DE BASTON. Le monde n’était pas prêt. En tout cas, pas moi.

Au-delà de leurs designs canonissimes et du fait qu’ils ont largement profité de la capacité des réalisateurs à raconter un maximum de choses par l’image, les personnages d’Arcane sont donc une grande réussite « simplement » parce que l’écriture de la série est une grande réussite. Tous ont une dynamique interne dont ils ne se départiront pas : Vi veut récupérer sa petite sœur, Jinx aimerait bien se trouver ENFIN, Jayce veut réhabiliter la magie et poursuivre sa quête scientifique pour le bien commun, Viktor partage ce désir et y ajoute le besoin de trouver un remède à sa maladie, Mel veut trouver avec Jayce la gouvernance la mieux équilibrée, entre souci de pragmatisme et aspiration au meilleur, Caitlyn veut prouver son talent d’enquêtrice et, par la même occasion, s’affirmer aux yeux de sa mère… Mais parce que le public est habitué aux stéréotypes puisqu’habitués à la médiocrité, ce malgré notre époque post-The Shield, Les Sopranos et Breaking Bad qui nous a appris à apprécier les anti-héros (le terme relevant parfois de l’euphémisme), il passera la série entière à chercher tantôt du noir, tantôt du blanc. À SOUS-ESTIMER la série. Car les personnages « secondaires », dans le sens de ceux qui ne sont ni Cheveux Rouges, ni Cheveux Bleus, ceux qu’on sous-estime aisément, déjoueront la plupart des pronostics : Mel semblait une manipulatrice cynique en sa simple qualité de riche politicienne… elle finira la saison en jeune femme émancipée de l’ombre vorace de sa mère (ENCORE une mère !), force positive sur qui compter, et compagne fidèle ; Jayce, après être entré dans la série plein de bonnes intentions, semblait par instant sur le point de succomber à l’ivresse du pouvoir ou de se laisser dépasser par la logique du « quoi qu’il en coûte »… il y résistera en fin de compte, et s’affirmera, lui aussi, en leader vertueux parfaitement complémentaire de Mel ; Viktor avait tout pour finir malgré lui en savant fou mis au pied du mur par sa maladie… il finira aussi noble et humble qu’il ne l’était au début ; Heimerdinger semblait l’archétype du sage, avec son âge avancé, sa bonhommie poilue et sa méfiance envers le Progrès… il s’avèrera également un dirigeant médiocre et inconséquent en grand besoin de rédemption, rédemption qui l’enverra jusque dans les bas-fonds et fera ENFIN concorder son âge vénérable et sa connaissance du genre humain ; Marcus semblait un simple ripou irrécupérable… il restera un gros bâtard pour ce qu’il a fait à Vi, et finira certes sans gloire, mais au bout d’une existence d’idiot utile, otage de Silco, et doté malgré tout d’une conscience probablement en lien avec sa fille (ENCORE une fille !), sans oublier cette dernière réplique d’une noirceur marquante, « Tell my daughter… » (quelques mots inspirés et bien placés peuvent faire toute la différence) ; même la mère Medarda, toute impitoyable soit-elle, parviendra à se faire comprendre du public lorsqu’elle expliquera à sa fille pourquoi elle l’a envoyée en exil ; j’ai gardé le meilleur pour la fin, Silco semblait être un méchant stéréotypique, avec son œil mort et sa face de rat… il finira la saison en père aimant (fût-ce de la façon la plus tordue possible et tout en restant un salaud, hein, attention) devenu exactement ce qu’il reprochait à Vander d’être devenu, soit un homme refusant de sacrifier à sa cause un être cher, ceci faisant décidément de lui un des meilleurs méchants fictionnels de ces dernières années, insistons là-dessus. (Caitlyn est clairement le personnage « secondaire » qui évolue le moins, mais sa découverte de l’amour auprès de Vi suffira à la rendre par moment surprenante, et ce sera déjà très bien !)

Le monde d’Arcane n’est pas noir ou blanc, il est gris (un gris qui coexiste évidemment avec une incroyable palette de couleurs…). Même quand Silco tuera Vander, l’entremêlement de la scène avec des flashbacks de ce dernier tentant de le tuer de sang-froid rendra la chose complexe à apprécier. Non, ce ne sera pas simple. Rien ne sera simple. Aucun personnage ne se réduira à une idéologie ou un système spécifique qui le rangera soit du côté des gentils, soit du côté des méchants. Les sentiments seront forts, mais irrigueront un monde dominé par l’ambiguïté. Dans une scène assez drôle, Jinx accroche une sorte de grenade au dos du barman de la Dernière goutte (génial, comme nom de pub, on est d’accord ?) : pas mal de spectateurs ont carrément cru, l’espace d’un instant, que c’était une de ses VRAIES grenades-surprises, et qu’elle était VRAIMENT prête à tuer le gars, comme ça, comme si une vie humaine n’avait pour elle aucune valeur sous prétexte qu’elle est dérangée (et qu’on l’a vue descendre des ennemis au combat ?)… affligeant, mes amis, affligeant. (J’aborderai plus tard la question de sa morale.) Une des nombreuses raisons de regarder deux fois Arcane est qu’on passe tout son premier visionnage à sous-estimer ces personnages. La perversion est même poussée plus loin : dans l’épisode 9, Jinx se retourne contre Silco parce qu’elle a mal interprété les mots qu’il a prononcés au pied de la statue de Vander, « is there something as undoing as a daughter ? »… en d’autres termes, elle aura sous-estimé sa propre série. La bouffonne.

Le méchant de chaque histoire

C’est le rêve de tout auteur dramatique : faire en sorte que le spectateur, ou lecteur, a) comprenne les motivations de TOUS les personnages de son histoire, b) s’identifie à la plupart d’entre eux, le degré d’identification variant évidemment selon les cas, et c) ait du mal à prendre parti en cas de conflit. Il n’y a rien de plus douloureux et excitant à la fois que d’aimer quelqu’un qu’on déteste, et d’haïr quelqu’un qu’on adore (pas dans la vraie vie, hein). J’ai entendu quelqu’un dire qu’Arcane est l’incarnation, en série télé, de l’idée qu’« on est tous le méchant de l’histoire d’un autre ». Toute accrocheuse qu’elle soit, cette formule raconte un peu n’importe quoi, MAIS on comprend où elle veut en venir en regardant Arcane, histoire d’un conflit entre gens qui ne savent rien les uns des autres, croient tous agir dans le bon sens, et commettent éventuellement l’irréparable en étant animés des meilleures intentions. Je l’ai suggéré plus haut : Si Silco est, par défaut, le méchant de l’histoire, Vander est, lui, devenu le méchant de SON histoire lorsqu’il a tenté de le tuer pour une raison qui lui parait très clairement injuste ; Powder devient une sorte de méchante dans le dernier tiers du troisième épisode lorsqu’elle zigouille plus de gentils que, euh, le méchant ; Caitlyn fait au départ partie des méchants dans l’histoire de Vi en sa qualité de « pacifieuse » au service de l’élite ; Jinx, ex-Powder, a zigouillé cette fois-ci de sang-froid plusieurs membres des Firelights (et bien, bien plus de monde encore par le passé au service de papa) ; Jayce et Viktor s’avèreront être des méchants de type oppenheimerien en ce qu’ils sont les artisans hélas consentants d’une technologie destructrice… En parlant de Jayce, RIEN n’est simple dans l’antagonisme qui l’oppose à Heimerdinger : on sait que ce dernier a raison, qu’il a l’expérience de son côté, et en même temps, on comprend sans mal les motivations de son « traître » de disciple. Lorsque le Conseil doit décider de l’attitude à prendre vis-à-vis de Silco, dans l’épisode 8, on comprend également les positions de chacun : la disposition de Jayce à la négociation, l’attentisme de Mel, le refus en bloc de Vi. Mais le moment où cette complexité atteint le plus spectaculairement son objectif est le duel entre Jinx et Ekko : d’un côté, un personnage qu’on est en droit d’associer au camp des méchants mais qu’on a appris à adorer en petite fille trois épisodes durant ; de l’autre, un que l’on connait un peu moins, mais qui, des deux, est indubitablement le vertueux, celui qui défend une noble cause, celui qu’on est en droit de vouloir voir triompher – après tout, l’instant d’avant, Vi, sa grande sœur censée la secourir, l’a fuie avec Caitlyn parce qu’en fait, sa petite sœur commençait à la faire un peu flipper. Un duel entre héros et salaud parfaitement définis peut évidemment donner un chef-d’œuvre, mais on aimerait être plus souvent pris ainsi aux tripes, non parce que l’on craint pour la vie d’un des deux partis… mais pour celles des deux. En fait, rares seront les morts satisfaisantes, dans la série (okay, sauf celle de Finn). Nous l’avons vu : même celle de Marcus aura un arrière-goût d’amertume. La tragédie d’Arcane est si tragique que même les gros cons y vivront la tragédie d’être des gros cons.

Dans le grand show de Riot et Fortiche, personne n’est responsable à 100%, ni victime à 100%. Il n’y a que des personnages plus ou moins moraux, plus ou moins bien intentionnés de leur point de vue, et, au bout du compte, seuls face aux conséquences de leurs actes. Avec ses personnages faillibles, la série, exploration de la nature humaine sous des dehors de spectacle d’action, explore plus spécifiquement la notion de responsabilité et de conséquences. Une des répliques les plus importantes viendra du personnage de Vander à une Violet tête brûlée, dans le premier épisode : « When people look up to you, you don’t get to be selfish. (…) Whatever happens, it’s on you ». Vi a beau être la gentille, en tant qu’ainée, elle sera responsable de tout ce que la bande de petits rascals feront dans leurs équipées plus ou moins inspirées, et une d’elle a sacrément mal tourné. Arcane est une fable sur le prix de l’ambition. Chaque action a une contrepartie, règle qui se rappellera au bon souvenir de Jayce et Viktor dans l’épisode 8. Chaque personnage est tiraillé par un conflit. Avec Hextech, en parlant d’eux, Jayce a le potentiel de hisser Piltover vers des sommets, et le duo qu’il forme avec Viktor est le mieux intentionné de tous… mais leur technologie est aussi le fantasme de toute armée. Silco n’aspire à rien d’autre que l’indépendance de son district, de sa « nation de Zaun », et c’est un objectif parfaitement compréhensible, mais il est, jusqu’à un point donné de la série, prêt à TOUS les sacrifices pour y arriver. Au nom de son rêve de revanche de Zaun sur Piltover, le Vander révolutionnaire a participé à l’orchestration d’une guerre futile dans laquelle les parents de Violet et Powder ont tragiquement perdu la vie ; face à cette responsabilité, l’homme a dû faire un brin d’introspection, compris qu’il n’était plus prêt à faire ce genre de sacrifice, et pris la relève des parents, passant le restant de ses jours à s’occuper d’elles et à prêcher la paix. Vi, après avoir exprimé et manifesté dans le premier épisode et demi son désir d’en découdre avec les enfoirés d’en haut, est ramenée à la raison par Vander lorsqu’il lui demande si elle est prête à mettre Powder en danger. De toute évidence, non. Et pourtant…

Powder n’anticipe pas non plus les conséquences de son acte. À la fin de l’épisode 3, brisée, se croyant abandonnée POUR TOUJOURS par sa grande sœur, elle s’accroche à la première personne qui se penche sur elle, en l’occurrence, Silco. L’homme responsable de la mort de sa fam… merde, non, c’est elle, la responsable. À moins que ce ne soit Heimerdinger ? Son refus catégorique, dogmatique de laisser l’université se pencher sur les ambitions du prometteur Jayce, alors que l’inéluctable quête de progrès technologique ET L’EXISTENCE DE LA MAGIE poussent irrémédiablement les nouvelles générations de scientifiques dans cette direction, conduira Jayce à faire des expériences dans son coin, dans un environnement non-sécurisé. Mais dans ce cas, Jayce est, lui aussi, responsable. En même temps, le Conseil de Piltover n’est-il pas lui aussi à blâmer, puisque sans sa politique impitoyable à l’égard des gens d’en bas, ces derniers n’auraient pas ressenti le besoin de monter la dévaliser, comme Vi et les autres l’ont fait ? Arcane nous dit que la traque du responsable conduit parfois à une impasse, lorsque le responsable n’est autre que… l’erreur humaine. Chaque personnage est à la fois innocent du crime et porteur d’une part de responsabilité, si bien que l’on ne peut pointer du doigt que… la société. Incarnée à la fois par Piltover ET Zaun. Une explosion provoquée involontairement par Powder, une habitante de Zaun, dans Piltover, est l’événement central du premier épisode, tandis que celui du dernier épisode sera une explosion provoquée volontairement par une roquette tirée par la même personne, contre la même cité : satané boomerang. Powder, génératrice d’une tragédie mais produit d’une précédente, personnage maudit, en quête d’amour, aveuglé par la conviction que seule la force pourra lui apporter cet amour car c’est la faiblesse qui l’en a privée, et qui finira par tuer, en tant que Jinx, LA personne qui l’aimait comme elle était, Silco. Jinx et Powder, Powder et Jinx. Il est souvent dit qu’une des erreurs de Vi a été de laisser seule sa petite sœur, dans l’épisode 3… mais quid du fait que l’explosion du laboratoire dans l’épisode 1 est survenue lorsque Powder s’est retrouvée… seule ?

Le passé

En récit « character-driven », Arcane avait largement de quoi se permettre quelques petits flashbacks, peu importe son goût pour la communication d’informations par l’image : l’identité d’une personne repose sur l’articulation de son présent avec son passé. Aussi la plupart des personnages ont-ils eu droit à un petit flashback, qui nous permet de mieux les connaître : on voit Vander avec les deux sœurs dans le prologue de la série, Jayce enfant sauvé avec sa mère de l’hypothermie par un sorcier super-balaise, Viktor enfant rencontrer l’alchimiste Singed (et Sky, de loin !), Mel adolescente recevoir une leçon de vie des plus tranchantes par sa mère, Caitlyn adolescente lors d’une de ses parties de chasse et d’une discussion déterminante avec Grayson, et, bien sûr, Silco, plus jeune, alors qu’il était à deux doigts de mourir aux mains de Vander – seul le passé de Heimerdinger reste un mystère complet pour l’instant. L’influence de leur passé sur nos personnages prendra plusieurs formes, comme leur attitude vis-à-vis de ce passé. Reprenons l’exemple de Mel : le tableau écarlate qui surmonte son lit et dépeint ce qui est peut-être son plus grand traumatisme, et la fresque du Bastion Immortel sur laquelle elle travaille durant les actes 2 et 3, disent toute l’emprise qu’a encore sur elle son passé de noxienne, tandis que les éclaboussures de peinture que sa mère découvre à la fin sur la fresque défigurée signifient son émancipation définitive. Le passé occupe le troisième rôle dans le duel entre Jinder et Ekko : alors que son traumatisme à elle l’a empêchée de grandir, celui d’Ekko l’a FORCÉ à grandir, ce qui lui donne l’avantage et explique le « jeu » dans lequel il l’entraîne par une manipulation élémentaire (la montre), parce qu’il sait qu’il peut la battre… avec le passé.

Arcane excelle aussi dans la préfiguration. La série est remplie de parallèles qui sont autant d’échos d’un passé destiné à ne JAMAIS être oublié, de la même façon qu’il est impossible, pour nos personnages, d’échapper à leurs responsabilités. Elle est remplie d’images fugaces, de paroles réminiscentes, et de renvois parfois très subtils. Le plan de la main de Jayce tendue vers la « Hexgate » se fermant en un poing victorieux au moment où une téléportation s’effectue dans un halo de lumière bleue renvoie au flashback de son sauvetage par le mystérieux magicien, dont il est clairement le plus grand fan. Son « am I interrupting ? » à Viktor dans l’épisode 8 renvoie à celui de Viktor à Jayce dans l’épisode 2, tous deux ayant pour effet d’éviter un suicide regrettable. Le plan de Viktor courant devant un bateau qu’il finit par dépasser glorieusement grâce à sa jambe euh bionique renvoie à celui qui le montre trébuchant alors qu’il tentait de rattraper son petit bateau lancé à toute allure dans un ruisseau. Le plan où Caitlyn, qui a enfin décidé de suivre son désir, se retrouve sous la pluie à demander à Vi de rester à ses côtés, renvoie à celui d’elle, adolescente, s’abritant alors de la pluie après avoir sagement obéi à l’ordre de sa mère d’ignorer Jayce – on la retrouvera sous la douche à la fin du même épisode, comme par hasard. Dans le dernier épisode, Silco parle à la statue de Vander de la réunion qu’il a eu avec Jayce, et du fait que ce dernier lui a offert sur un plateau TOUT ce qu’ils n’avaient jamais voulu, sans même marchander, renvoyant à cette scène du premier épisode où Ekko parle à Claggor du même Jayce, ce client de Piltover qui a acheté à Benzo tout un tas de babioles… « sans même marchander ». L’air que fredonne Jinx dans la scène du pont à la fin de l’épisode 7 renvoie à la chanson que fredonne Baby Powder dans la première scène de la série, sur le même pont. Dans la même scène, Jinx achevant un « pacifieur » à terre renvoie à l’introduction où l’on voit un « pacifieur » achever un rebelle de la même manière. Le duel entre Jinx et Ekko dans le même épisode renvoie à un jeu auquel ils jouaient, enfants. Le poignard avec lequel Silco tue Vander est celui qu’il lui a pris pour se sauver de la noyade. La boîte à musique du dernier épisode, qui symbolise la fin de l’innocence, est celle que Powder a trouvé dans le premier. Viktor, mis au dos du mur par son danger de mort, fera sur lui-même ce qu’il avait jadis reproché à Singed de faire sur la pauvre créature Rio, tandis que Silco, en refusant de sacrifier Jinx pour la « cause », fera ce qu’il avait jadis reproché à Vander. Quand Jinx, à la fin, dira à Vi qu’elle aurait aimé que sa grande sœur puisse aimer celle qu’elle est devenue, malgré le fait qu’elle soit différente, cela renverra cruellement à ce que cette dernière lui a dit alors qu’elle était petite, dans l’épisode 2, « ta différence, c’est ta force » – soulignant, au passage, combien cette réflexion était idiote. Et quand Jinx, toujours elle, demandera à sa grande sœur de faire disparaître la pauvre Caitlyn lors du final, ça renverra à l’habitude que Vi avait de faire disparaître les monstres imaginaires de Baby Powder. La scène de l’épisode 6 où Vi et Caitlyn se planquent dans la maison d’enfance des deux sœurs est emblématique, à cet égard. Le passé y apparait partout, dans des images fugaces de Baby Powder faisant du coloriage sur les murs, dans une image toute aussi fugace de leur mère entraperçue l’espace d’un rêve, ou encore dans la voix de feu-Vander…

Un monde de dualités

L’acte générateur de l’intrigue du côté des deux sœurs de sang Violet et Powder est de pénétrer par effraction dans le laboratoire de Jayce contre l’ordre de Vander. L’acte moteur de l’intrigue du côté des deux frères d’armes Jayce et Viktor est de pénétrer par effraction dans le laboratoire de Heimerdinger contre l’ordre de ce dernier. Dans les deux cas, une explosion s’est ensuivie ; la première pour un résultat catastrophique, la seconde donnant naissance à une nouvelle ère dans une atmosphère d’excitation et d’espoir. Laquelle a eu le plus d’importance ? Peu importe, peut-être. L’important est que ce sont les deux faces d’une même pièce.

Toute cette belle complexité tient aussi à ce que fait le scénario de la notion de dualité, corollaire de la tension presque métaphysique qui anime le récit. Elle est partout, cette dualité, le haut et le bas, la science et la magie, l’huile et l’eau que mentionnera Vi vers la fin, et les deux sœurs, justement, SURTOUT les deux sœurs, la petite et la grande, le rose et le bleu, dualité qu’on observe DÈS l’apparition du vinyle du plus beau style Belle Époque au début de chaque épisode, immédiatement après le logo Netflix classique, sur lequel sont gravés leurs portraits, vinyle tournant sur lui-même comme un ouragan, comme celui qui tournoiera autour des deux personnages et sèmera ainsi le chaos.

Dualité entre les deux énormes gantelets avec lesquels Vander refait le portrait d’un « pacifieur », dans la première scène de la série, et sa décision de les raccrocher pour porter dans ses bras les deux fillettes – frissons. Powder adulte se retrouve elle-même habitée par une dualité avec la création de Jinx, qu’on aimerait voir comme son alter ego maléfique… mais qui est bien plus que ça. Jinx est tiraillée par un conflit entre le passé et le présent, entre Vi et Silco. Vander et Silco sont, eux aussi, les deux faces d’une même pièce, deux révolutionnaires animés par la même noble ambition de voir un jour leur nation indépendante, avant qu’une question de morale ne les oppose. Silco et Vander, Vander et Silco. Silco et Ekko, aussi, dans leurs approches du monde, le premier humant avec fierté l’air toxique des bas-fonds, le second rassemblant sa communauté autour d’un gigantesque arbre aux feuilles d’un vert plus vif que celui du plus vif des gazons. En parlant de figures incompatibles, Heimerdinger, la figure du scientifique mesuré, trouve un antagoniste parfait dans le personnage de Singed, archétype du scientifique fou. Piltover est la cité de l’opulence, tutoyant les cieux, Zaun est le district des laissés pour compte croupissant dans les bas-fonds, élite versus prolétariat… même si c’est plus complexe que ça, Zaun ayant elle-même sa classe privilégiée qui vit à la surface. Ne pas oublier non plus l’incarnation géographique de cette dualité-ci, le pont qui sépare les deux endroits, théâtre de plusieurs événements cruciaux comme la bataille sur les cendres desquelles commence la série et la confrontation nocturne de l’épisode 7. Flash forward : la technologie Hextech et la drogue de Silco, nommée le shimmer, sont toutes deux capables du meilleur comme du pire – comme dirait l’autre, la différence entre le médicament et le poison tient au dosage –, et se reflètent en fait l’une dans l’autre : Hextech, le carburant du progrès de Piltover capable de détruire les civilisations s’il est entre de mauvaises mains, a enlevé des vies (Mylo, Claggor, Sky, le gamin de l’usine…), alors que le shimmer, source d’addiction à Zaun, a également été utilisé pour en sauver (Vi, Jinx, Viktor, pour le meilleur et pour le pire…). La « tea party » de Jinx, la chapelière folle, atteindra son climax dans la lutte entre Vi et Silco pour ce que Râ aurait appelé la « possession de son âme » (©Platoon), avec, à la clé, un choix de siège pour le moins existentiel : celui de Jinx, ou celui de Powder. Enfin, la série commence sur la fin d’une guerre… et finit sur l’aube d’une autre. Autant dire que ce paragraphe et celui sur le passé sont très complémentaires…

La symétrie est donc partout, dans le fond comme dans la forme, MAIS une partie de cette symétrie s’avère trompeuse. La dualité est parfois prise À TORT pour une opposition car ce qui paraît opposé ne l’est parfois pas : la vilaine « pacifieuse » Caitlyn joindra la cause de Vi et Ekko, le fils de Zaun Viktor collaborera dans l’épopée du progrès scientifique avec les gens d’en haut, Heimerdinger et Ekko se lieront clairement d’amitié à la fin. Arcane racontera aussi cette erreur d’incompréhension vieille comme le monde, je reviendrai là-dessus (putain, je vais devoir revenir sur un tas de trucs).

Le récit d’Arcane est remarquablement équilibré sur tous les plans : les deux intrigues de la saison, d’un côté l’histoire des deux sœurs, unies puis séparées, de l’autre la poursuite scientifique de Jayce et Viktor, avec tout ce qu’elle entraine comme problématiques éthiques et politiques, sont d’une qualité à peu près égale. À aucun moment l’on ne se dira « bon, c’est bien cool, tout ça, mais quand est-ce qu’on revient à X ? » : que ce soit le « buddy movie » trop meugnon de Violet et Caitlyn (l’expression désignant l’association au début difficile de deux personnages que tout oppose, à la L’Arme fatale), les pérégrinations glauquo-loufdingues de Jinx, sa relation fascinante avec Silco et l’univers de ce dernier, ou encore la grande aventure politico-scientifique de Jayce, Viktor et Mel, TOUT captivera, ou du moins suscitera l’intérêt. Tout marchera, et tout s’articulera impeccablement, le moment venu, dans un récit qui ne perdra jamais son fil : le cambriolage du laboratoire du premier épisode, qui restera jusqu’au bout le catalyseur de tous les événements à venir. Si l’on a été tant convaincu par sa cadence de diffusion en trois fois trois épisodes, à mi-chemin entre la culture traditionnelle de la diffusion hebdomadaire et la culture des plateformes invitant au binge-watching, c’est parce que sa structure en trois actes est une réussite : sans être ABSOLUMENT vitale, elle n’a RIEN de superflu contrairement à ce que je craignais, et apporte au contraire un certain équilibre et une dynamique originale à l’intrigue. Elle donne presque l’impression d’avoir vu trois films d’une saga de science-fiction. Bien sûr, la démarcation entre les épisodes 6 et 7 est bieeeen moins franche que celle entre les épisodes 3 et 4, aucun saut dans le temps ne l’accompagnant, mais elle est là, réunissant les deux sœurs pour mieux les séparer par les caprices du destin, en accord avec les attentes d’un public amateur de drama et désormais dûment préparé pour le dernier acte.

Au bout du compte, une tragédie au sens classique

Trois actes. Ça ne vous rappelle rien ? La chose finit par sauter aux yeux de quiconque est familier à la tragédie antique : comme on dit de nos jours, Arcane coche toutes les cases, Sophocle-style – sans le chœur chanté, cela va sans dire. Elle a, donc, la structure en trois actes, qui ont chacun leur thème. Elle a a) la prépondérance du destin, comme je l’ai soulignée dans mon parallèle avec le manga Berserk, b) les conflits familiaux (Vi et Powder, Silco et Jinx), c) des héros tragiques (Vi), et d) de l’angoisse existentielle (la plus grande de toutes étant naturellement celle de Jinx, qui doit décider de son identité). Elle a les trois éléments distincts qu’Aristote prête à l’action dramatique : a) la péripétie, péripétéia, quand la situation se renverse, quand tout s’effondre sous nos pieds (la nuit funeste de l’épisode 3, la chute abrupte de Heimerdinger), b) la reconnaissance, anagnorisis, passage de l’ignorance à la connaissance (Vi réalisant que sa petite sœur est derrière l’explosion, puis, plus tard, ce qu’elle est devenue, Caitlyn réalisant que Jinx est la sœur de Vi, Viktor réalisant qu’il risque de se transformer en Singed, Silco réalisant qu’il tient à Jinx plus qu’à sa cause), et c) la catastrophe, pathos, une action violente et douloureuse (l’acte terroriste final). Auxquels il a ajouté deux éléments : l’imitation, la tragédie représentant la vie (moins important pour nous car cela s’est banalisé depuis longtemps), et la catharsis, que ce soit celle d’un personnage (Jinx, en tirant sa roquette ?), ou celle du spectateur (euh… quelqu’un a une idée ?). L’intrigue doit également s’accompagner d’un seul thème central : il me semble être, dans Arcane, celui de la responsabilité, comme je l’ai abordé plus haut. Attention, la tragédie, dans Arcane, n’est pas entièrement calquée sur le modèle grec : par exemple, elle correspond davantage au modèle shakespearien dans son entremêlement de plusieurs intrigues et dans son usage résolument plus moderne de l’humour, ce qui n’est pas plus mal. On n’en demeure pas moins à deux doigts du b.a.-ba.

Le fatalisme est partout. Le héros tragique ne peut être ni complètement bon ni complètement mauvais : Vi veut bien faire du début à la fin – comme la plupart des personnages du récit – mais elle a ses défauts, des défauts qui lui causeront un tort irréparable, et elle a ses fautes. Le héros tragique subit son destin parce qu’il ne réalise jamais vraiment ce qu’il a sous les yeux : pour reprendre l’exemple de Vi, la dangerosité du cambriolage du laboratoire de Jayce et l’étendue du traumatisme de sa petite sœur. L’ironie est partout, qu’elle soit tragique ou dramatique : a) les personnages prononcent des paroles qui se retourneront contre eux ou ceux qu’ils croient défendre, et b) ils affichent leur ignorance contre le savoir d’un autre personnage, ou du public. Dans le premier cas, on a Vi disant à Powder de ne pas parler des cristaux bleus à Vander, et dans le second, ça saute aux yeux avec Jayce et Viktor, en premier lieu, les deux zouaves ignorant, par hubris et naïveté, les avertissements de Heimerdinger contre la contrepartie de l’arcane… dangers qui paraissent évidents au spectateur. Le destin, qu’on appellera autrement selon sa croyance, contrôle tout : dans la tragédie grecque, il s’agit naturellement du contrôle des dieux sur les hommes, MAIS ça peut aussi être une mécanique supérieure tirant les ficelles et orchestrant l’action sans que les personnages n’en soient conscients… quelque chose que nous appellerons, dans ce cas, la fatalité. Comme je l’ai établi plus haut, tous les personnages d’Arcane finissent dépassés. Vi est dépassée du début à la fin, croyant pouvoir tout régler par les poings et croyant pouvoir ramener Powder à la vie : elle est condamnée à perdre (du moins pour l’instant). Jayce est dépassé du début à la fin, ignorant la contrepartie pourtant grosse comme une maison de sa technologie, puis s’en servant dans l’épisode 8 comme d’une arme qu’il croit maîtriser : il est condamné à la désillusion. Silco est dépassé, ignorant les effets délétères de sa « stratégie » censée servir Zaun par le feu, et ignorant sa propre nature puisqu’il sera au bout du compte pareil à Vander : il est condamné à mourir pour permettre à Jinx de naître. Viktor est dépassé, aveuglé par sa peur de la mort et prenant le Hexcore pour son allié : son inconscience condamne à mort son assistante. Même Mel est dépassée, croyant les intrigues de coulisses capables de tout régir, mais incapable de voir venir les événements de la saison, et rattrapée par son passé lorsqu’entre en scène sa mère. J’ai entendu quelqu’un citer Aristote au sujet d’Arcane : « une tragédie est le moment où le héros fait face à sa véritable identité » (pas mal, non ?). On croirait presque que Linke et Yee se sont renseignés intensivement sur le sujet avant d’entamer l’écriture de la série…

(Une question que je me pose au sujet de la péripétéia : est-ce ce à quoi l’on a affaire lorsque les personnages d’Ekko et Caitlyn foutent en l’air la réunion tant attendue des deux sœurs, à la fin de l’épisode 6 ? À un point fort émouvant des retrouvailles, un semblant d’espoir semblait poindre… avant que tout ne s’effondre lamentablement. Caprice de la fatalité ?)

On parle aussi d’hamartia, faute du héros de tragédie provoquant sa chute. Tous les personnages ont des faiblesses qui leur apportent d’inévitables ennuis, que ce soit l’ambition, l’idéalisme, la vanité, la peur, ou, aussi cruel que cela puisse paraître, la croyance et la passion. Par exemple, la fierté de Jayce le conduit à tout déballer auprès du Conseil, contre les recommandations de Heimerdinger. Viktor, lui, craint maladivement la mort. L’hamartia donne à l’intrigue une sensation d’inévitabilité (on revient au destin) car les ennemis des personnages sont, en fait… eux-mêmes. Peut-on faire plus tragique que ça ? Rares sont les séries à avoir proposé mieux, dans le domaine de la tragédie, qu’Arcane avec Jinx, qui est l’héroïne tragique ultime. La giga-explosion qu’elle provoque pour sauver sa famille est la péripétie SUPRÊME. Elle ne peut gagner puisqu’elle est l’ennemie d’elle-même, nous reviendrons là-dessus dans le chapitre dédié au personnage.

Les petits détails

La série ayant été écrite et réalisée par des maniaques, elle est remplie de détails, ce que les anglophones nomment « trivia », qui rendent son deuxième visionnage encore plus divertissant qu’il ne devrait l’être. Florilège.

Powder avait UNE tresse, Jinx en a deux, d’abord pour se démarquer, mais peut-être exprimer inconsciemment la dualité qui la tiraille. Son verni à ongles alterne le bleu et le rose pour montrer combien elle ne s’est jamais remise de la disparition de sa sœur, ce qu’exprimeront également les « VI » apparaissant en graffitis dans ses moments de stress intense. En parlant de la louve, Vi a le chiffre VI tatoué sur sa joue gauche. Elle nomme Caitlyn « Cupcake » ; on aperçoit une poignée de cupcakes prenant l’air lors de la sortie de la virée de la troupe sur les toits de Piltover, au début du premier épisode, et vers la fin du dernier, au désormais fameux moment « What’s in the booooox ? » (©Se7en) de la série, Jinx révèlera un cupcake sous cloche (cela a-t-il une signification, aucune idée, en tout cas, c’est amusant à noter). Dans l’épisode 5, la mère de Vi et Powder apparait fugacement à une Vi délirante : la couleur de ses cheveux ? Violette, soit le mélange du bleu et du rose. Dans l’épisode 2, Mel offre un casse-tête pour enfant à un des membres du Conseil – montrant combien elle le porte en estime –, et, quelques épisodes plus tard, ce casse-tête réapparaitra, irrésolu, montrant combien l’homme est, effectivement, un abruti fini. L’œil de Silco et le bras de Vander préfigurent leurs retrouvailles durant deux épisodes entiers avant même qu’on ne les sache connectés. Le bazooka-requin de Jinx a un œil fêlé, en référence à Silco, parce qu’elle le fabrique pour lui, amateur de monstres marins, et Silco a, sur son bureau, plusieurs traces de la présence de sa fille adoptive, comme un mug colorié en fluo (on frôle le cliché du mug « World’s greatest dad » et on aime ça). Jinx, toujours elle, a des nuages bleus tatoués sur le corps ; c’est avec de la fumée bleue qu’elle appellera Violet. Cette saison, bien des spectateurs ont négligé l’ampleur du lien qui l’unit aux corbeaux, probablement parce que le public est habitué à ce que le cinéma les emploie juste parce qu’ils sont super-cools. Dans cette première saison d’Arcane, ils apparaissent sporadiquement autour d’elle, tels des vautours attendant que leur proie ne passe l’arme à gauche à force de jouer avec le Diable ou bien tels de mystérieux observateurs à l’agenda inconnu, on l’ignore… Jinx descend au moins UN d’entre eux, dans l’épisode 5, comme elle aurait descendu un vulgaire pigeon, laissant croire qu’elle ne les porte pas particulièrement dans son cœur… et en même temps, elle collectionne leurs plumes, qu’elle glisse dans son journal intime, et décorera de ces plumes le trône sur lequel elle s’assoira à la fin de la saison… sans oublier ce corbeau géant apparaissant derrière elle lors de son duel hip-hop contre Ekko… ça ne s’invente pas. Et l’on est apparemment loin d’en avoir fini avec ces foutues bestioles. Et je suis probablement loin d’avoir listé TOUS les détails-bonus parsemant la première saison de la série.

La dernière larme de la saison, qui coulera sur la joue de Jinx, la sœur de Violet… sera de couleur violette. Comme les cheveux de leur mère, que j’ai citée à l’instant. Et lorsque Jinx pressera la détente de son bazooka-requin, ce sera d’un doigt à l’ongle peint en rose… couleur des cheveux de Violet (qui paraissent plus rouge après l’épisode 3, mais on s’en fout). Et attention, là, on bascule dans le maniaque : la forme du X présente un peu partout sur la tenue de Jinx, celle du V présente un peu partout sur la tenue de Violet, et l’uniforme de Caitlyn comporte deux motifs du cupcake (véridique). Ce degré de détail était-il nécessaire ? Nope. Est-ce génial ? Yup.

Les Personnages

Un film, ou une série, peut survivre à une mauvaise intrigue, mais certainement pas à de mauvais personnages. Ceux d’Arcane sont indéniablement sa deuxième immense réussite, après sa forme, et pile avant son intrigue foisonnante et captivante.

Le fait que le show de Linke et Yee n’ait pas UN protagoniste – dans le sens d’un héros central –, qui s’avèrera un des attraits de l’histoire, n’empêche étrangement pas d’avoir l’impression d’en suivre une bonne poignée, de protagonistes. Je viens de parler des détails : son si grand attachement à ses personnages se retrouve dans des détails qui contribuent à leur donner du corps et à humaniser ceux dont on doute, au début, de l’humanité. Un exemple, dans l’épisode 5 : mettre Caitlyn, un personnage tout juste survolé dans les trois premiers, puis intriguant mais un chouïa schématique dans le quatrième, en position de devoir se bricoler une fausse identité face à un client de la maison close, ça n’a l’air de rien, mais c’est ingénieux, car sa gaucherie l’humanise instantanément. Dans l’épisode suivant, lors de la magnifique scène du baptême, Silco, le type tiré à quatre épingles, s’immerge en entier dans les eaux sombres de Zaun et en ressort les cheveux en pagaille, plaqués sur le front. Des petits riens. Des petits riens qui, disséminés dans le grand tout, donneront aux grandes actions et aux grands choix des personnages une épaisseur inattendue qui les fera sortir, l’un après l’autre, des cases auxquelles ils semblaient assignés – les fameux stéréotypes. Commençons par la plus importante.

Jinder : la cause et la conséquence

Une première chose est certaine : les indéniablement talentueux géniteurs du personnage original de Jinx, August Browning, Graham McNeill et Katie de Sousa, ne sont PAS les brillants esprits à qui l’on doit Jinx telle que vue dans Arcane. La fiche du personnage sur le site de LoL propose une fille dont on ne sait RIEN des origines et qui semble essentiellement animée par la volonté de foutre le chaos et de s’amuser par la même occasion (son nom de code étant « Psycho Arsenal », ça donne une idée) : voilà qui la rapproche du personnage du Joker, ce qui fait totalement sens puisque ce dernier a fait partie des inspirations desdits géniteurs en plus de… euh, Gollum et Helena Bonham Carter, mais dans sa forme la plus superficielle, à mille lieues de celle, très cérébrale, du Dark Knight de Christopher Nolan. La Jinx d’Arcane a conservé ses trois caractéristiques essentielles que sont a) ses deux interminables tresses bleues, b) son artillerie lourde, bien trop lourde pour son gabarit, et c) son goût pour le boum-boum, mais la série a fait primer sur ces caractéristiques une autre, une nouvelle : POWDER. La Jinx d’Arcane, non contente d’entrer dans nos vies sous la simple forme d’une petite fille marquée par un traumatisme identifié, ne sera jamais réductible à un personnage caricatural de frappadingue déjantée, et aucun des précédents designs du personnage (j’aborderai en fin d’article quelques cinématiques de Riot Games dans lesquelles on la retrouve) n’arrive à la cheville de ce qu’ont fait les artisans de Fortiche en matière de charisme, d’intensité et de profondeur. Dans Arcane, Jinx n’est pas vraiment Jinx : place à JINDER.

(J’ai essayé le mot-valise inverse, mais « Ponx » ne marche pas des masses.)

Powder, dix ans tout au plus, un des personnages les plus adorables et tristes jamais conçus – difficile de voir un plan d’elle gamine sans avoir envie de l’adopter –, est l’arme fatale de la série. La tragédie de Jinx a beau être d’un sadisme exquis comme nous l’avons vu, elle ne suffisait pas : il fallait réussir Powder. Pour briser quelque chose, il faut avoir quelque chose à briser. Et de ce point de vue, on ne peut qu’admirer la méticuleuse façon dont est démontée la gamine dans l’épisode 3, en vue de la traumatisante conclusion du premier acte. D’abord, l’isolement, quand sa grande sœur la laisse seule, peut-être pour la première fois depuis la mort de leurs parents. Ensuite, le crime, avec cette explosion cataclysmique qui, au début, lui apporte une intense satisfaction, quand elle croit avoir sauvé sa famille, mais ne lui laissera au final qu’une déchirure définitive. Pour finir, ce qu’elle interprète à tort comme un rejet par sa grande sœur, autrement dit la pire trahison possible en ce monde. Un point que les critiques ignorent un peu trop souvent, dans leur appréciation d’un spectacle d’animation, est la qualité des performances vocales – chez le commun des mortels, cela s’explique par le fait qu’une performance de qualité finit par se « fondre » dans le personnage. Ne commettons pas cette erreur : Mia Sinclair Jenness, onze ans au moment de l’enregistrement des répliques de Powder, a effectué un travail d’une qualité époustouflante pour son âge, conférant à son personnage de môme un supplément de personnalité inespéré, et l’on pourra carrément qualifier de rarissime, digne de toutes les récompenses du monde, sa performance dans le final de l’épisode 3, éprouvant à la lecture, et, grâce à elle, carrément déchirant à l’écran.

Vient alors Jinx. Non, Powder. Rien que ça, on ne le voit pas tous les jours : pas seulement un personnage changeant de nom en cours de récit, mais le public se demandant parfois comment l’appeler. D’où mon « Jinder ». Jinder, le traumatisme à visage humain, mélange de Jinx, âme torturée telle qu’elle s’est construite sur son souvenir à moitié trompeur de cette nuit funeste et sur ce que Silco lui a enseigné, et de Powder, petite fille que les motivations les plus pures ont conduite à la folie – pas mal, comme « character-building ». Au risque d’une overdose d’hyperbole, Jinder est un des plus extraordinaires personnages dont l’animation nous a faits grâce. Chacune de ses scènes, que ce soit dans sa tanière ou à l’air libre, sont des classiques instantanés. Tout fascine. Cette infime part d’elle-même qui n’a pas décollé de la gamine qu’elle était, et explique son besoin d’affection… ainsi que son côté tactile. Ces incarnations décoratives de son (deuxième) traumatisme que sont les poupées bien glauques de Mylo et Claggor, qui n’expriment pas tant un sentiment de culpabilité que son incapacité à se remettre de ce qu’il s’est passé, leur présence physique lui donnant peut-être l’impression qu’ils ne sont pas tout à fait morts, et qu’elle ne les a donc pas tout à fait tués – d’un autre côté, Mylo n’apparaitra jamais comme une victime innocente mais comme le fantôme du petit con qui nourrissait, par ses remarques méchantes, son complexe d’infériorité. Son talent inné pour la mécanique. En parlant de talent, les artisans de Fortiche ont réussi à donner à Powder et à Jinx deux visages dont les similarités ne peuvent qu’aggraver le sentiment de confusion du spectateur : en termes de caractère, d’état psychologique, et de compétences physiques, Jinder est très, très différente de Powder, ça n’aura échappé à personne… mais les gars ont fait en sorte que sous cette esbrouffe, sous les réaménagements cosmétiques et capillaires de la super-tueuse Jinx, on distingue… Powder. Le regard – toujours ces regards –, la morphologie, les expressions et micro-expressions. Le médium animé a rendu possible quelque chose qui demeure impossible dans un film en prises de vue réelles, où les inévitables différences physiques entre l’interprète enfant et l’interprète adulte limitent l’« expérience », peu importe la qualité de la mise en scène et le talent des acteurs.

Et encore une fois, c’est en grand, grand amateur de la japanimation que je parle. Zéro minimisation de la contribution capitale de l’archipel à cet art. Avec Jinder, on est simplement passé… au niveau supérieur. Et l’on parle ici du personnage dans son ensemble, pas seulement de son écriture, mais aussi de son design, de son animation, de son interprétation vocale. J’ai mentionné Mia Sinclair Jenness, l’interprète de Powder. L’interprète de Jinx, Ella Purnell, que j’ai découverte dans l’épatante série semi-horrifique Yellowjackets et qui est à l’origine de cette HEUREUSE chance que j’ai donnée à Arcane, mérite autant, SINON PLUS de prix encore, génératrice de moments collectors (« Oh you’re a class act, sister. Sister thought I missed her. Bet you wouldn’t miss her… ») dans le rôle d’un personnage aux troubles psychiatriques complexes. Une performance qualitativement pas si éloignée de ce qu’a fait Melina Juergens pour le jeu vidéo Hellblade, en matière d’interprétation de la folie : toujours juste, parfois infiniment touchante, et brillant également dans quelques moments d’humour (« Sheesh, I’m not THAT crazy ! »). On préfèrerait ignorer que la plupart des acteurs ont enregistré leurs répliques seuls dans la cabine, pratique évidemment influencée par la situation sanitaire : Ella Purnell n’a, par exemple, pas rencontré Hailee Steinfeld avant le tapis rouge (je sais, WTF). Quand on dit qu’Arcane est unique, ce n’est décidément PAS une exagération : contrairement à l’écrasante majorité des cas, les acteurs de la série ont interprété leurs rôles sans l’aide d’aucune image ou presque, puisque les enregistrements ont été faits il y a des années, alors que la production de la série n’en était qu’à ses débuts : en d’autres termes, ils ont performé comme dans une pièce radiophonique, CRÉANT ainsi… non pas à partir de rien, puisqu’ils avaient leurs répliques, mais tout de même d’une sacrée dose d’imagination. Soit le métier d’acteur dans son plus simple et viscéral appareil. Jinder aurait-elle bénéficié de deux performances d’actrices aussi inoubliables en des circonstances normales ?

Retour au sujet. Jinder est un personnage poignant, aussi vraie en allumée tantôt amusante, tantôt inquiétante, qu’en petite fille fragile dont la sœur est le monde entier. Nous avons mentionné le cas haut en couleur de Harley Quinn : si l’on devait établir un parallèle entre Jinder et un personnage de DC Comics, Harley serait effectivement le choix le plus avisé, toutes deux étant des personnages loufdingues, à la fois dangereux et capables d’un amour infini, et, tout naturellement, dramatiques (avec Harley, on tient quand même une brillante psychiatre tombée amoureuse d’un terroriste maniaque qui l’a rendue aussi tarée que lui). Néanmoins, quand certains qualifient négativement Jinx de version « emo » de Harley, ils passent totalement à côté du personnage, qui, quoique pas tout blanc, est infiniment plus tragique et inspire infiniment plus d’empathie que Harley. Une fois complété l’épisode 3, les scénaristes d’Arcane ne se sont pas reposés sur leurs lauriers, ils ne se sont pas dits qu’ils avaient réussis un des personnages les plus touchants de l’histoire de l’animation, à faire passer Bambi pour un terroriste de Daech, et pouvaient donc s’amuser avec Jinder sans trop se prendre la tête : ils ont fait d’elle le PROLONGEMENT de Powder, un prolongement littéralement incroyable, et donc fascinant. Jinder.

Du début à la fin, les scénaristes garderont le cap du personnage. Il commence la saison en Powder, caractérisé par a) son complexe d’infériorité, dont découle son désir de prouver qu’elle a une utilité, b) sa peur pathologique de se retrouver seule, et c) son attachement maladif à sa sœur, trois traits dont l’accumulation la conduira à la tragédie que l’on sait ; il la finit en Jinder, mais en dépit des apparences, aucun des trois traits n’aura tiré sa révérence. Tous trois seront toujours là, comme le regard de Powder dans celui de Jinder. La saison commence avec une tragédie arrivant à Powder et la finira avec une tragédie arrivant à Jinder. J’ai parlé plus haut de tragédie antique, et du fait que Jinder est une héroïne tragique classique. Elle l’est en ce qu’elle est prisonnière de sa propre tragédie. Sa lutte intérieure, un des aspects les plus intéressants de la série, est vouée à l’échec, car elle ne peut gagner, puisque son ennemie est elle-même. En voyant Powder adulte, certains croiront voir la dénommée Jinx, s’imaginant une entité à part, mais ce ne sera pas le cas, ce sera la même gamine paumée et torturée par les mêmes démons. Quand Silco, dans l’épisode 4, lui dit de faire un break, et qu’elle s’empresse de lui répondre qu’elle n’a PAS besoin d’un break, c’est comme Powder exprimant pour la millième fois sa peur de ne servir à rien. Quand elle demande à sa sœur, dans le season finale, de lui dire quel siège choisir, celui de Powder ou celui de Jinx, elle ne lui demande rien de moins que de la définir parce qu’elle veut être acceptée, quitte à changer, et n’ose prendre toute seule la décision. Elle lui demande de choisir à sa place. Powder tue accidentellement son père adoptif, Vander, pour sauver Vi, dans l’épisode 3 ; Jinder tue sans le vouloir son second père adoptif, Silco, pour sauver une seconde fois Vi… cette fois-ci avec succès, mais cela importe peu. Elle reste le même échec à ses yeux, à la fois pour et à cause de sa sœur, et c’est pourquoi elle fait l’ultime choix de s’aliéner cette dernière, d’abord pour éviter davantage de dégâts, ensuite parce que l’amour qu’elle ressent à son égard sera à jamais mêlé de ressentiment.

Nous parlions de « petits riens » pour caractériser le degré de nuance de l’écriture des personnages. La fixation que fait Jinder sur Caitlyn JUSTE parce qu’elle l’a vue avec sa Vi est une idée incroyable à cet égard : c’est totalement raccord avec le complexe de Powder – le fait que Caitlyn ait, elle aussi, les cheveux bleus, n’aide absolument pas. Durant la scène de l’épisode 8 où elle soigne à l’agrafeuse (!) sa jambe blessée, dans un état de frénésie, elle cherche à se rappeler son prénom, Caitlyn. Ça n’a l’air de rien, au début, parce qu’on commet l’erreur de la prendre pour une grande fille, alors qu’elle n’est, au fond, qu’une version XL de Powder brisée – malgré tous les louables efforts de son père adoptif, et ça aura au final une influence cruciale sur le cours des choses. Au beau milieu des hallucinations cauchemardesques qu’elle fera dans le laboratoire de Singed, alors qu’elle sera aux portes de la mort, hallucinations qui diront toute la survivance de son complexe, on retrouvera cette pauvre Caitlyn, objet de sa jalousie totalement irrationnelle, et ça sera à la fois ridicule et tristement authentique. Et expliquera le « you’ve changed too » qu’elle dira à Vi à la fin de la série, croyant que cette dernière ne la place plus EN PREMIER dans ses priorités…

Jinder, quoiqu’anti-héroïne d’action capable de prendre les initiatives les plus explosives, quoique directement responsable de la tragédie autour de laquelle tourne la moitié d’Arcane, est avant tout l’incarnation même de la conséquence – ce qui fait d’elle une sorte de victime. La conséquence de tout un tas de choses. De la guerre du début de la série, donc de ce qui y a conduit. Du mauvais encadrement de la jeunesse dans la basse-ville là où un BON encadrement, dans une société saine, aurait su exploiter pour le meilleur ses évidents talents d’ingénieure, et lui permettre de cultiver une confiance en elle qui aurait tout changé. La conséquence de ce petit con de Mylo, qui entretenait en elle ce complexe qu’elle était haute comme trois pommes – on peut voir là un échec de Vander et Vi en tant que « parents ». De l’endoctrinement de Silco – dont on ignore néanmoins l’ampleur en l’absence d’informations –, lui-même une réaction à l’oppression de Piltover. J’ai abordé plus haut la question de la responsabilité, centrale dans la série : tout le monde comporte sa part. Mais qu’y a-t-il, derrière tout ça, au juste ? Eh bien, Piltover. Jinder est la conséquence du « système ».

Et où va-t-elle, cette victime du système ? Eh bien, lui rendre la monnaie de sa pièce. À la surprise générale ? Il serait gros de prétendre qu’on a vu venir son geste final. Pour autant, était-on certain qu’elle finirait la saison en Jinx, laissant définitivement Powder sur le carreau ? La tension entre les deux facettes du personnage était fascinante. Une grande question des épisodes 4 à 9 est : où est Powder ? « Ah, là, je viens de l’apercevoir ! Enfin, je crois… » Et pour apprécier la série à sa juste valeur, il importe de BIEN comprendre ce qui est arrivé au personnage, et qui permet de parler de tragédie majuscule.

Powder, c’est la petite sœur de Vi. C’est ce qui la définit. Dans le prologue, alors que les gamines contemplent les sanglantes conséquences de la bataille qui vient de se produire, la « caméra » est à hauteur de baby Powder, alors que le visage de Vi, lui, est hors-champs, et c’est seulement quand la première ose écarter les doigts de sa petite main qu’elle gardait fermement plaquée sur ses yeux, et lève ces derniers au ciel, qu’on aperçoit le visage de la seconde, dans une contre-plongée immersive ce qu’il faut. Oui, sortira de ce traumatisme supermassif une Powder à la fois aspirante-casse-cou et fragile comme de la porcelaine, comme sa crise de panique de l’épisode 3 l’établira… mais on s’en fout, la force de l’amour d’une petite fille pour sa grande sœur n’a pas besoin de justification, fût-elle déraisonnable.

Jinx, c’est Powder sans Vi. Et qu’est-ce que Powder sans Vi ? Powder perdue, Powder presque sans vie (d’où… Jinder). À chaque fois que Powder est sur le point de perdre pied, lorsqu’elle se remémore le passé par exemple, un mot apparait à l’écran sous la forme d’une myriade de graffitis frénétiques, un mot constitué de deux lettres : V et I. Le premier plan d’elle montre ses pieds marchant d’un pas ferme vers l’ennemi, ainsi que le bout de ses deux longues tresses bleues, d’un bleu qui permet au spectateur de l’identifier immédiatement, et des tresses d’une longueur correspondant à celle de cheveux qu’on aurait laissé pousser durant… allez, six, sept ans ? Comme je le disais plus haut en abordant son duel avec Ekko, Powder n’a pas grandi. Elle a beau être devenue une redoutable combattante, ce n’est qu’un costume. La véritable « elle », celle qu’on trouverait SOUS ce costume, est celle que viennent régulièrement tourmenter des apparitions de Mylo et Claggor (surtout le premier) sous la forme de gribouillis des enfers dont le style rappelle des dessins de petits enfants « à problèmes »… mais aussi cet autre gribouillis qui apparait au tout début du prologue, par-dessus la silhouette du premier « pacifieur », alors que ce dernier achève un séditieux. Alors que notre anti-héroïne n’est encore qu’une baby Powder qui s’agrippe à la main de sa grande sœur. Grande sœur dont Jinder a toujours besoin. Grande sœur qu’elle n’a pas vue depuis des années. Raison pour laquelle elle rejette la réalité. Pas la réalité des opérations du quotidien, hein, celle-là, elle sait la gérer sous son costume, non, celle qui importe le plus, celle de cette nuit funeste. Elle n’a pas changé, depuis, parce qu’elle est incapable D’AFFRONTER ses traumatismes, figée dans le temps, coincée à jamais dans cette dernière phrase que lui a dite Vi, « Because you’re a Jinx, Mylo was right », et donc sans possibilité aucune de réconfort. À la fin de l’épisode 3, on ne la voit pas entamer une amorce de deuil. Elle demande plutôt à Vi pourquoi ELLE l’a abandonnée, elle se met en boule, le visage enfoui entre ses genoux comme pour s’isoler du réel qui l’entoure, puis se plaint auprès de Silco, qu’elle ne connait ni d’Ève, ni d’Adam, d’avoir été trahie par sa grande sœur… parfaitement prompte au déni tant qu’il la met à l’abri, coincée dans une interminable fuite en avant. En la prenant sous son aile, Silco lui a donné une structure, mais ce faisant, l’a aussi empêchée de grandir. Cette impasse lui inspire une frustration qu’elle exprime probablement à travers son traitement de son pauvre lapin en peluche, à l’origine celui de Vi, martyr traversant les âges ET les états, Jinder s’en servant comme d’un cobaye dans ses expériences, le clouant au mur dans une posture de crucifixion…

Parce que… personne n’a INVENTÉ Jinx. Pas même Silco. Son instabilité psychologique était DÉJÀ LÀ et son péché originel avait DÉJÀ ÉTÉ commis avant l’arrivée du grand méchant loup – le nombre de commentaires faisant de lui le responsable de TOUT m’exaspère. Quand il est arrivé dans sa vie, Powder était un peu dérangée depuis la petite enfance, depuis son premier traumatisme, la mort de ses parents (elle avait beau être adorable, on parle quand même d’une môme qui fabriquait DES GRENADES REMPLIES DE CLOUS), et elle venait à peine de recevoir son SECOND traumatisme en pleine poire. Par ailleurs, tout porte à croire que c’est ELLE qui a choisi ce prénom, Jinx, car personne d’autre qu’elle n’avait entendu Vi utiliser ce mot. En d’autres termes, Jinx ne demandait qu’à apparaître. Elle s’est présentée à Silco sous la forme de glaise et ce dernier en a fait tout ce qu’il savait faire, j’explorerai ce point au prochain chapitre. Contrairement à ce que laissera croire Jinder par la suite, Pow-pow, le petit nom que lui donnait sa grande sœur, n’était pas violente par nature. Elle se montrait douée au tir dans l’épisode 2, mais ça ne faisait en aucun cas d’elle une guerrière. Elle aurait pu, au contraire, mettre son don au service du bien. Ou encore au service de rien du tout. Au lieu de ça, elle l’a mis au service de Silco et de son rêve brutal de révolution sans compromission. Un rêve qui a transformé la petite fille qui craignait toute forme de violence, qui fuyait la bagarre, en jeune fille tirant du plaisir de la violence et s’épanouissant, ou du moins croyant s’épanouir, dans l’affrontement physique. Jinder est, au risque de me répéter, un personnage fascinant parce qu’incroyablement complexe sur le plan psychologique : TOUTES ses actions paraissent contre-nature à quiconque l’a connue petite fille, et à la fois, cet état semble être tout ce qu’il lui reste. Elle n’a jamais oublié sa grande sœur, le souvenir de cette dernière se manifeste en plein d’endroits de son quotidien, jusque dans son verni à ongles, ou encore dans le fait qu’elle a gardé la fusée éclairante que Vi lui avait laissée ; ceci signifie qu’à ce stade de l’intrigue, Powder encore là, quelque part (d’où… Jinder)… elle préfère simplement rester auprès de Silco parce que tout cela lui fait bien peur. Dans l’épisode 6, lors de leurs retrouvailles, elle dit à Vi que les choses ont changé, et qu’ELLE a changé : ce sont à la fois des conneries… et pas des conneries. Ces six ou sept dernières années, Pow-pow ne les a pas passées à cueillir des coquelicots. Si suivre sa grande sœur lui fait peur, c’est parce qu’elle craint que cette dernière ne découvre ce qu’elle a fait et ne la rejette en bloc. C’est d’ailleurs pourquoi le dilemme auquel elle fait face à la fin est si douloureux. Choisir Vi plutôt que Silco pourrait lui faire perdre les DEUX au bout du compte, si jamais la première l’abandonnait, effrayée par ce qu’elle est devenue. Par ailleurs, ce jugement moral de la vertueuse Vi la forcerait à reconnaître qu’elle a passé des années à se planter, à effectuer les basses œuvres d’un homme mauvais, alors que rien n’était écrit, et ça, c’est impossible. Elle ne peut pas s’être trompée pendant tant d’années.

Jinder est née sur un malentendu. Silco la pousse à ignorer Powder parce qu’il pense, à tort, que son plan a marché, à tort parce que son identification initiale à Powder tenait sur une comparaison foireuse : d’un côté, on avait la lutte à mort entre deux hommes d’âge mûr sur une base idéologique, de l’autre, une brouille entre deux jeunes sœurs, dont une gamine, interrompue par un malentendu. Dès le départ, dès cette nuit funeste, les dés étaient pipés, c’était super-mal barré : dans l’esprit de Powder, en l’espace de quelques minutes, sa bien-aimée grande sœur qu’elle croyait avoir pour toujours à ses côtés l’abandonnait et elle se retrouvait dans les bras d’un inconnu un peu chelou, certes, mais qui semblait, lui, accepter ce qu’elle était. Comment pouvait-elle y comprendre quoi que ce soit ? Comment ne pouvait-elle pas, avec sa nature dépendante, son besoin pathologique de SUIVRE quelqu’un, ne pas suivre cette nouvelle figure d’autorité jusqu’aux confins du monde ? L’ironie est que ce qu’elle fait pour être aimée par Silco, exécuter ses ordres et prendre part à sa guerre sans merci, la plonge chaque fois un peu plus dans l’abîme, que Silco considère à tort comme structurante. La folie du personnage de Jinder est d’autant plus impressionnante qu’elle tient la route, même dans ses manifestations les plus spectaculaires. Par exemple, l’état de paranoïa dans lequel la plongent ses déconcertantes retrouvailles avec Vi, à la fin de l’épisode 6, les mots de Silco, la mauvaise influence du spectre de Mylo… même quand le shimmer viendra dynamiter tout ça, dans l’épisode 9, sa logique interne ne changera pas, parce que ses obsessions, ses angoisses, et ses désirs seront les mêmes qu’au premier jour. Okay, peut-être pas au premier PREMIER.

Alors, où est Powder ? Quelque part. Elle semble parfois à deux doigts de réémerger, comme lorsque Vi touche son bras ou la prend dans les siens. Jinder est-elle Powder âgée, ou Powder est-elle Jinder jeune ? Ou les deux ? Qu’est-ce que Jinder ? Aucune idée. À l’issue de son duel perdu avec Ekko, alors que ce dernier a pris le dessus et s’apprête peut-être à lui porter le coup fatal, Jinder, à terre, vulnérable, redevient justement Powder, et il le voit dans ses yeux, d’où sa réaction, ce moment de faiblesse qui manque de le tuer : le chef des Firelights était prêt à tuer Jinx… mais « Littleman », certainement pas à tuer Powder. Qu’elle ait dégoupillé sa grenade en partant du principe que son ami d’enfance serait suffisamment rapide pour s’en abriter, ou n’ait même pas inclus ce dernier dans l’équation, c’est en tant que Powder que Jinder, lasse d’être ce qu’elle est devenue, commet cette tentative de suicide – régression déclenchée par le jeu d’Ekko. Tout est dans son regard, énième démonstration du brio des artisans de Fortiche (au passage, le plan d’elle inanimée apporte sa contribution à la myriade de clins d’œil de fous en esquissant sur son cou les lettres « VI »). Puis vient le sensationnel « moment Se7en » déjà évoqué, où Vi croit, l’espace d’un instant, que sa petite sœur arrive à table avec la tête de Caitlyn sur un plateau – ces sadiques de réalisateurs ont carrément glissé un insert du visage de cette dernière, comme David Fincher l’avait fait avec Gwyneth Paltrow. POURQUOI Jinder a-t-elle joué ainsi avec sa grande sœur ? Est-elle, elle aussi, une grande sadique ? Assurément, non : elle est une boule vibrante et incandescente d’angoisse et de jalousie, mais n’est pas sadique. Alors quoi ? Aurait-elle pu ne pas se rendre compte de ce qu’elle faisait ? Peu probable, malgré son instabilité mentale. L’aurait-elle fait juste pour le fun ? Théoriquement possible, mais pas très intéressant. Non, la meilleure explication à mon sens, la SEULE explication, est que ce moment était un TEST destiné à définir si Vi était capable d’accepter l’« update » Jinx : allait-elle VRAIMENT croire sa petite-sœur capable de commettre un acte digne d’un des pires tueurs en série du cinéma US ? La réaction de l’intéressée laisse peu de place au doute : la réponse est oui. Hélas. Parce qu’à tort, malgré tout.

L’ambivalence morale de Jinder, brouillée par ses couacs psychologiques, fait une partie de son charme triste. Ce n’est pas, ou PLUS une « gentille » fille un peu chtarbée. Dans le seul épisode 4, elle tue une des jeunes membres des Firelights sur un coup de folie – groupe qui n’utilise pas d’armes létales, faut-il rappeler –, puis des agents de police en poste lors de la fête du Progrès, avec son attentat à la bombe – qui manque au passage de tuer Caitlyn. Deux épisodes plus tard viendra le tour d’un (plus ou moins) pauvre corbeau. Et quels crimes a-t-elle commis pour le compte de Silco, ces dernières années ? Le public lui pardonne son comportement parce qu’il la connait intimement, mais ça n’excuse pas tout. Bien que l’on comprenne la fixation maladive qu’elle fait sur Caitlyn, ça ne change rien au fait qu’elle a FAILLI la descendre, ainsi que sa propre sœur, durant la scène du pont, à la fin de l’épisode 7 – bien que j’aie ma théorie à ce sujet. Elle est la créature torturée du « système », mais cette nature, comme sa folie, ne l’absolvent pas à 100%. Alors, si elle n’est pas une « gentille », est-elle pour autant quelqu’un de mauvais ? Il ne nous reste plus, pour en juger, que notre appréciation morale. La chanson What Could Have Been est peut-être LA plus importante de toute la bande originale en ce qu’elle exprime toute l’incompréhension de Jinx vis-à-vis de… eh bien, toute cette affaire, en fait. Pour elle, sa grande sœur était tout, et être à ses côtés lui apportait par conséquent TOUT (« I hope you know we had everything ») ; de fait, quand elle a cru que Vi l’avait abandonnée, elle s’est retrouvée avec RIEN, et pour aucune raison valable puisqu’elle fuyait sa responsabilité ; aussi, face à ce qu’elle considère comme un gâchis innommable, une part d’elle-même veut-elle rendre à Vi la monnaie de sa pièce, comme elle veut le faire avec Piltover (« I want you to hurt like you hurt me today / I want you to lose like I lose when I play »).

Le moment qui exprime le mieux la « vérité » de Jinder est sans doute celui où elle tuera Silco dans un absolu réflexe de protection de sa grande sœur : ce geste sera noble, comme celui, tout aussi instinctif, de Vander-Hulk lorsqu’il a dû choisir entre massacrer Silco et sauver la même Vi – décidément –, mais elle le regrettera immédiatement, sans aucun doute possible, ayant vraiment aimé ce dernier comme un père.

Il faut éviter tout simplisme. L’être humain n’est jamais que l’accumulation de ses expériences, des époques de sa vie. Une identité n’est qu’une seule entité. Powder et Jinx ne sont pas deux entités, mais deux facettes d’une même personne avec laquelle cette dernière doit composer, bon an mal an, car Powder et Jinx existent autant l’une que l’autre. J’ai dit plus haut que la dualité peut induire en erreur. Peut-être est-ce ici plus le cas que jamais : si Powder et Jinx existent autant l’une que l’autre, croire la coexistence impossible serait une erreur, une énième erreur tragique de Jinder. Jinder, c’est toute la complexité d’Arcane. Quand elle demande à Vi de tuer Caitlyn, en échange de quoi elle « ramènera Powder », c’est désespéré, en plus de ne faire aucun sens : la tuer n’aurait pas ramené Powder, elle aurait, au contraire, plongé un peu plus profondément cette dernière dans la folie. Mais peut-être Jinder finit-elle par REFUSER cette complexité. Comme le récit va d’un point A à un point B, il est possible qu’à la TOUTE fin, on fasse la rencontre de Jinx, car tout ce qui a précédé aura été sa période de douloureuse gestation où auront cohabité la Powder traumatisée et la Jinx luttant pour s’imposer. Si tel est le cas, la petite Powder n’avait aucune chance de survivre à la tempête. Elle ne pouvait pas gagner, enfermée dans son asile d’Arkham mental. Elle ne pouvait que perdre, perdre son père adoptif en retournant vers Vi, perdre de nouveau sa sœur en restant avec Silco… éventuellement, perdre les deux. Et les mêmes terrifiantes angoisses l’auront conduite à commettre deux erreurs fondatrices, celle de ne pas écouter sa grande sœur dans l’épisode 3, et celle de kidnapper Silco après avoir mal interprété ses paroles dans l’épisode 9. Elle se sera plantée jusqu’au bout. Et même s’il est incorrect de dire qu’elle a ruiné la chance de paix avec Piltover puisque Silco n’aurait jamais accepté la dernière condition de Jayce, il est très probable qu’elle ait déclenché une guerre… en d’autres termes, elle a tout gâché. Le nom de « Jinx », littéralement « porter malheur », est comme une prophétie autoréalisatrice. Arcane, c’est toute la tragédie de Jinder. À la fin, s’assoir sur le fauteuil de Jinx est sa seule option. Elle n’est plus que Jinx, elle n’a plus que Jinx. Son second père adoptif, à qui elle doit ou croit devoir tant, l’a même confortée dans cette certitude – je reviens là-dessus très vite –, et elle va devoir perpétuer le cycle de violence pour justifier son existence : cette fameuse « violence crasse nécessaire au changement » dont Silco lui a parlé. Deux épisodes plus tôt, dans l’hallucinante scène de l’agrafeuse, le reflet de son œil droit avait disparu, l’espace de quelques secondes, dans un trou de son miroir brisé, ne lui laissant plus qu’un œil en pétard ; elle entamait sa transformation en Silco, vouée à partager sa vision tordue du monde dans laquelle il l’a élevée.

Si Caitlyn a raison lorsqu’elle dit à Vi que sa petite-sœur est irrécupérable, il reste à espérer que la saison 2 n’oubliera pas pour autant TOTALEMENT Powder sous prétexte que Jinx est désormais seule aux commandes. La version Arcane du personnage, à mille lieues de la fofolle des cinématiques de LoL, vaut mieux que ça. Même si elle devenait la grande terroriste semeuse de chaos que les joueurs connaissaient depuis dix ans, Linke et Yee ont fait d’elle quelque chose de bien trop complexe et tortueux pour la réduire à ça. Et sa grand-sœur ne lâchera pas si vite l’affaire, de toute façon (go, Vi !)…

Silco : cantique de la rédemption

Silco, Silco, Silco… J’ai établi plus haut qu’Arcane est bonne à déjouer les attentes, et que le public a trop souvent commis l’erreur de sous-estimer ses personnages. Plus encore que Mel ou Jayce, Silco est un modèle de personnage dont on attendait le millième de ce qu’il a fini par offrir au public… un modèle d’antagoniste qui devrait faire école. Pour commencer, on dit qu’il faut « rendre à César ce qui est à César », mais plus d’UN César est à l’œuvre dans la création d’une fiction audiovisuelle, et celui qu’il ne faut SURTOUT PAS oublier ici, c’est l’acteur Jason Spisak, interprète de Silco. Il a pris son personnage, son histoire, son esprit, sa posture, et a béni le tout d’une performance impériale, d’une épaisseur et d’une élégance sensationnelles, rappelant, en matière de charisme, celle de Jeremy Irons dans Le Roi lion, le côté sardonique en moins, puisque Scar est une caricature. À travers Spisak, la voix de ce qui est probablement un des méchants les plus charismatiques de mémoire récente devient comme une ombre qui enveloppe le spectateur pour l’entraîner dans son monde ET dans sa logique. Son monologue sur la sensation de noyade, en début d’épisode 3, devrait être se trouver sommet de son CV.

En d’autres termes, chacune des apparitions de Silco, une fois passé l’épisode 3, est un grand moment, a fortiori pour le spectateur qui a la bonne idée de s’interroger sur son cas plutôt que de rester buté sur ses certitudes (« c’est une ordure qui manipule Jinx sans rien ressentir à son égard »). Car c’est un personnage tout aussi complexe que celui de Jinder. Tout d’abord, c’est un patriote, pour le meilleur et pour le pire. Un bon méchant a forcément des principes et des valeurs : sans cela, c’est un psychopathe dont on se fatigue rapidement, à moins d’être là pour se divertir bêtement. À mesure que passent les épisodes, on réalise qu’il n’est en fait bel et bien qu’une version radicale de Vander, dans un sens – les deux faces d’une même pièce, et tout ça. Ses rêves de grandeur, Silco ne les a pas pour LUI. Il ne vit pas dans un palace, l’homme a carrément repris le pub de Vander, à l’étage duquel il a un bureau plutôt modeste. La scène qui illustre le mieux son sens moral, si tordu soit-il, est celle où il rappelle aux chefs de gang, qui ont profité de leur pouvoir pour emménager dans les hauteurs, là où l’air est meilleur, combien ils se sont justement TROP éloignés de la cause, en apportant avec lui une bouteille d’air toxique des bas-fonds qui manque de les tuer… mais n’a aucun effet sur LUI, parce qu’il ne s’en est jamais déshabitué : scène d’un coup de force sans recours à la force physique où le personnage irradie le décor de sa « potestas ». Une autre illustration de son ambivalence est le shimmer, qui n’est pas un banal outil de contrôle social, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ni une vulgaire source de revenus : elle peut également être un outil d’attaque et de défense du peuple de sa « nation de Zaun » chérie, guérissant les blessures de façon fulgurante, comme nous l’avons déjà remarqué.

Silco n’en est cependant pas moins un antagoniste. Il a beau ne pas être une ordure monodimensionnelle, cela n’en fait pas pour autant un type bien. Dans une série où aucun personnage n’est irréprochable (mis à part peut-être Ekko ?), l’antagoniste n’allait certainement pas recevoir un 10/10 au cours d’éducation civique et morale. Il beau aimer d’un amour véritable sa « nation de Zaun », il a beau ressentir un réel désir de voir son peuple s’extraire de sa condition de larbin des nantis, ce n’est pas Léon Blum en cosplay du Joker. Son amour pour Powder, qu’on qualifiera poliment de sinueux, ne l’a pas magiquement transformé en papa-gâteau qui se serait coupé les couilles sur une planche d’houmous. C’est un narcissique qui ressent par conséquent le besoin pathologique de tout contrôler – sentiment probablement aggravé par le traumatisme qu’a été pour lui l’épisode aquatique avec un Vander homicidaire. Par ailleurs, son amour pour Zaun semble avoir une condition : celle que sa POPULATION embrasse ce qui fait pour lui la qualité première de leur « nation », c’est-à-dire sa dimension dyonisiaque, sa volonté fraîche de puissance, son rapport ordonné au chaos. Contrairement à Vi, il tire une immense fierté de sa parenté à la basse-ville en sa qualité de nationaliste plus-plus… au point de penser que cette dernière n’a, en fait, pas besoin d’être « réparée ». Son radicalisme et sa soif du pouvoir ne signifient pas qu’il n’y en a QUE pour lui : dans l’épisode 4, il dit à Jinx que les « fils et les filles de Zaun » méritent plus que des « restes », et ce ne sont pas de belles paroles. S’il veut le respect des gens de Piltover (« Even with your monsters, you won’t win a war against Piltover, you’ll get people killed, and for what, pride ? » « For respect ! »), il attend des gens de Zaun de la loyauté… et ceux qui répondent à ses attentes peuvent dormir sur leurs deux oreilles, il s’estime même à leur service, mais ceux qui le déçoivent ont plutôt intérêt à surveiller leurs arrières.

(Au passage, le personnage a une dimension énigmatique qui ajoute à son pouvoir de fascination car bien qu’il aime Zaun jusque dans ses artères les plus archaïques, il a l’apparence INVERSE du chaos, avec son parler sophistiqué, sa garde-robe raffinée, et son goût pour les plans méticuleusement exécutés…)

C’est ici que la tentative de rapprochement entre le duo Joker / Harley et le duo Silco / Jinx se plante lamentablement, et sans rémission possible (fun fact, cela dit : Jason Spisak a précédemment joué le Joker !) : Silco n’a RIEN à voir avec l’ennemi de Batman. Silco aime d’un authentique amour paternel Jinx là où le Joker est un gros bâtard psychotique usant et abusant de Harley. Ce parallèle malavisé est une des raisons pour lesquelles le public est PERSUADÉ que c’est ce que Silco fait, user et abuser de Jinx, par habitude des méchants caricaturaux – il faut dire que la quasi-absence de traits d’humour chez le personnage détonne sacrément avec notre époque saturée de méchants bouffonesques, tendance que j’ai regretté dans un chapitre précédent. L’authenticité de ses sentiments n’était pourtant pas difficile à deviner, ce DÈS la fin de l’épisode 3. Bien des gens ont réagi à sa décision de prendre Powder sous son aile comme si c’était un coup de génie : « Oh non, il va la manipuler pour la faire basculer du côté obscur ! » « Oh non, il va exploiter sa rancœur contre Vi ! » Euh… l’exploiter pour faire quoi, au juste ? Où est le coup de génie stratégique dans la décision de s’embarrasser d’une petite fille traumatisée dont on ne sait même pas si elle a la moindre compétence (en l’occurrence, génie de la mécanique et gâchette infaillible, mais ça, difficile de l’anticiper…) ? Alors que Silco pouvait recruter à la truelle des soldats dans la force de l’âge d’un bout à l’autre des bas-fonds de la basse-ville ? L’empathie saute aux yeux. J’ai évoqué plus haut le parallèle foireux qui s’est opéré dans sa tête entre sa relation avec Vander et la relation entre les deux sœurs : foireux ou pas, il s’est IDENTIFIÉ à elle.

Qu’est-ce qu’un salaud ? Existe-t-il une échelle permettant de mesurer la saloperie ? On ne peut que déplorer le côté binaire de l’accueil qu’a réservé une partie du public au personnage, les uns le considérant comme un monstre, les autres étant à deux doigts de lui décerner le prix de père de l’année dans un grand moment de romantisme naïf juste parce qu’il l’a qualifiée de parfaite à la fin… alors qu’Arcane critique de bout en bout cette approche : Riot et Fortiche ont investi trop d’énergie et de temps dans sa conception pour mériter une vision simpliste. La valeur morale d’un personnage doit être jugée en fonction de ses actes. Voilà comment savoir. Chez Silco, où sont les indicateurs fiables ?

Avant d’entrer un peu plus en détail dans son rapport à Jinx, fait (donc) de sentiments authentiques, quid de ce qui a PRÉCÉDÉ cet instant fondateur où Silco a décidé de laisser de nouveau entrer quelqu’un ? J’ai eu moult discussions à ce sujet avec des gens plus ou moins bien lunés, et la question n’a clairement pas de réponse aisée. Un point de cet épisode 3 me chiffonne toujours : ce plan de sa main tenant fermement un poignard, alors qu’il contemple la gamine recroquevillée par terre, comme s’il envisageait sérieusement de la tuer. La première fois que j’ai vu ça, je me suis immédiatement dit : « ouais, euh, non, là, ça irait juste trop loin ». Je ne sous-estimais pas sa cruauté, d’autant plus qu’on parle du Silco de l’épisode 3, dont on n’attendait pas grand-chose. Je n’avais pas oublié son projet de piéger Vi, Mylo et Claggor, des adolescents, pour les faire « disparaître » avec leur père adoptif. Mais d’une, rien ne dit qu’il comptait sur la présence de la cadette – pourquoi les grands l’auraient-ils prise avec eux ? Et de deux, dans le cas des grands, c’était rationnel : les épargner après avoir tué Vander aurait fait de lui la cible de trois jeunes gens pleins de ressources et de rancoeur. Contrairement à certains, je croyais fermement que si Silco était prêt à faire zigouiller les trois « grands », c’était uniquement par esprit, disons, pratique, et non par basse pulsion de vengeance envers Vander, peu importe l’ardeur de sa rancune. Donc Powder ? Naaaah. Les épisodes suivants m’ont conforté dans ma conviction, refusant en bloc l’idée qu’il fut capable de poignarder de sang-froid une petite fille, car cela en aurait fait un authentique psychopathe que rien ne pourrait sauver, l’absence de remords et d’empathie étant les traits d’un psychopathe. Voilà pourquoi le plan de sa main tenant le poignard a, pour moi, relevé du sensationnalisme cheap, point. Voilà comment j’ai rationnalisé le bordel. Mais… avais-je raison ?

Il y a cette réplique problématique : « I’m afraid this will be a very short reunion. Have you heard the rumor? Vander the coward fled town with his children, and they were never seen again ». Si l’idée de Silco était vraiment de faire passer Vander, l’incarnation de la modération, pour un « lâche » en faisant croire qu’il a détalé avec sa marmaille, ALORS Powder devait-elle se trouver, elle aussi, dans le lot. Alors Silco était-il prêt à sacrifier jusqu’à une petite fille. Peut-être aurait-il confié la basse besogne à un de ses molosses, mais le fait demeurerait. Peut-être Silco n’a-t-il pas immédiatement tué Powder uniquement parce qu’il comptait se servir d’elle pour trouver sa grande sœur. Voilà une perspective qui ferait péter une durite aux nombreux fans de ce faux grand méchant incompris…

Je suis bien le dernier à glisser sur les saloperies que commettent des personnages de fiction. Pas de cet Alzheimer bien pratique qui frappe occasionnellement le public, non merci. Un vampire massacre avec délectation un jeune couple innocent ? N’attendez pas de moi que le lui pardonne par la suite sous prétexte que le personnage est cool et son interprète charismatique – oui, j’ai vu The Vampire Diaries, faites-moi un procès. Je sais que Silco est un salaud. Si sa mort a soulevé en moi un semblant d’émotion réelle, et pas seulement à travers le deuil de Jinder, il a d’autant plus intérêt à le mériter. C’est un personnage incroyablement charismatique, lui aussi, et cette qualité, en plus de son lien pour le moins troublant à Jinx, rend certains d’une GRANDE magnanimité à son égard. Nombreux sont les gens, sur l’interweb, qui trouvent d’un romantisme troooop choupie la dernière réplique que je viens de mentionner, « tu es parfaite », se plantant royalement, de toute évidence, parce que cet instant est TOUT, sauf choupi.

On trouve des terroristes parmi les plus grands patriotes, et les terroristes, les fanatiques, ont une capacité de compartimentation qui leur permet de distinguer aisément les « bons » éléments des « mauvais » éléments, ces « mauvais » fussent-ils des femmes et des enfants ; en d’autres termes, une capacité de déshumanisation assez élevée (ça cadrerait plutôt bien avec la propension des populations de Zaun et de Piltover à se haïr sans même se connaître, soit dit en passant). Silco, qui a certains traits caractéristiques du terroriste, n’aurait donc vu en Powder qu’une incarnation des « mauvais ». Dans ce cas, la zone grise dans laquelle il flotte est noirâtre, comme les eaux sombres du fleuve Pilt, son mélange de nobles objectifs et de radicalité meurtrière rappelant l’hilarante réplique de Peacemaker dans The Suicide Squad, « je chéris la paix de tout mon cœur, peu m’importe combien d’hommes, de femmes et d’enfants je dois buter pour l’obtenir »… en moins fun. Je dis que Silco aime Jinder ; d’aucuns argueront que les psychopathes peuvent « aimer » quelqu’un à leur façon, vivre avec cette personne des années durant… et qu’ils doivent juste y travailler activement puisque que leur cerveau n’est pas câblé de cette façon. Mais le problème de cet argument tient aux guillemets entourant le mot « aimer ». Vous l’avez compris, quand je parle de l’amour que ressent Silco pour Jinx, je parle d’un amour qui ne s’embarrasse pas de guillemets. Du profond sentiment d’affection qu’il ressent à son égard, et qui le rend d’une infinie patience, même lorsqu’elle se comporte en ado ingrate. Quand il la retrouve agonisante, au début de l’épisode 8, l’authenticité de ses sentiments saute de nouveau aux yeux. C’est LUI qui la porte, plutôt que de la faire porter par un de ses molosses. Ce lien s’exprime jusque dans des détails visuels, comme la présence sur son bureau du mug colorié dont j’ai parlé dans le chapitre consacré aux petits détails. Croire qu’elle n’est pour lui qu’un objet de manipulation est ridicule, même si l’amour, paternel ou autre, peut avoir quelque chose de manipulateur. Si l’on avance que Silco aime Jinx non pas pour ce qu’elle est mais pour ce qu’elle représente, TOUT pour Jinx, RIEN pour Powder, cela ouvre la porte à un tas de questions embarrassantes. Oui, « l’amour » tel qu’entendu communément est en partie égoïste, il PEUT en partie nourrir le narcissisme, mais dans ce cas, où est la vérité, où que ce soit ? Pourquoi aime-t-on les gens qu’on aime ? Les aime-t-on à 100% pour ce qu’ils sont et à 0% pour l’image qu’on se fait d’eux ? Assurément, non. Aime-t-on son frère à 100% pour qui il est et à 0% pour le simple fait que c’est son frère ? Etcetera. C’est toujours plus compliqué que ça… et entre Silco et Jinx, ça l’est juste encore PLUS que la moyenne. Sans doute avait-il besoin de s’identifier à quelqu’un pour l’aimer vraiment ?

Mais dans ce cas, cela rend son amour pour Jinx d’autant plus réel, peu importe qu’il ait joué un rôle dans son… évolution. On sait donc que lors de cette funeste nuit, en s’identifiant à Powder, Silco a complètement projeté sur elle, la petite, la faible, la (supposément) trahie, voyant en elle celui qu’il avait été et dont la faiblesse avait failli le mener à sa perte ; on sait donc qu’il l’a guidée dans sa transformation en Jinx parce qu’il projette sur elle toutes ses aspirations. C’EST un amour. Un amour simplement toxique. Silco emploie Jinx comme une arme, mais ça ne s’arrête pas là, il la voit aussi comme une bouée de sauvetage, quelqu’un avec qui partager son mal-être, et donc quelqu’un à entretenir, plus ou moins inconsciemment, dans ce mal-être… mais gentiment. La guérison est impossible, chez lui, parce qu’il n’a pas son équivalent de l’arbre fleurissant d’Ekko. Même l’indépendance de Zaun ne l’aurait pas guéri. Et rien ne permet d’affirmer qu’il en est pleinement conscient, qu’il maîtrise les tenants et aboutissants psychologiques de la situation dans un complet cynisme. Avant de mourir, j’y reviens, il fait à Jinx l’au revoir le plus fucked up de l’histoire en lui disant qu’elle est parfaite… en d’autres termes, en disant à une fille psychologiquement TRÈS instable, TOUT sauf parfaite, qu’elle n’a RIEN à changer, la plongeant de fait un peu plus dans la confusion. Si Silco assure sous certains aspects sa fonction de père, nourrissant Powder, structurant Powder, la conseillant comme il pouvait, il n’en est pas moins un danger pour elle, comprenant des traits du parfait narcissique abusif, s’apparentant même à un gourou de secte sous certains aspects. Powder était déglinguée AVANT qu’il ne la rencontre, oui, et Jinx ne demandait qu’à sortir de sa boîte, mais elle aurait pu être… contenue. Il aurait pu l’élever dans une AUTRE direction. Peut-être certains, comme Ekko, ont-ils essayé de la sauver, par le passé, qui sait ? Silco, non, en tout cas pas dans ce sens. Parce que Powder devait devenir ce qu’il rêvait d’être – un classique, somme toute. Simplement, aucune méchanceté, aucun ressentiment n’anime son attitude vis-à-vis d’elle. Il est sincère, quand il dit à Powder qu’elle est parfaite. S’il l’a éduquée ainsi, c’est parce que c’était, pour lui, la meilleure voie possible dans un monde comme le leur. C’est pourquoi il tient tant à ce qu’elle ne retourne pas dans le giron de Violet, et pourquoi il veut cette dernière morte : pour garder Jinx à ses côtés, parce que le narcissique pathologique a BESOIN d’elle, c’est sûr, mais aussi parce qu’il la considère comme un danger pour sa fille. Certes, Vi donnerait à cette dernière sa version des événements de la funeste nuit, une version sans aucun doute bien plus proche de la réalité, qui foutrait tout en l’air, mais cette vérité n’apporterait rien de bon à quiconque, elle n’aurait pour résultat que de détruire Jinder, cette fille un peu loufdingue mais si prometteuse, à la construction de laquelle il a mis tant de cœur à contribuer. De la renvoyer à la petite créature fragile qu’elle était et qui ne doit plus JAMAIS être. La sincérité de Silco a grandement joué dans l’empathie que le public a ressenti à son égard. Même les quelques fois où il ment à Jinder, ses mensonges reposent sur les meilleures intentions. L’enfer en est pavé, oui. Les gens chez qui la manipulation est une seconde nature n’ont pas à mentir puisqu’ils leur suffit de déformer subtilement la réalité.

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, aucune des voies qui s’offrent à Jinder n’est sans contrepartie, aussi celle que Silco l’encourage à suivre n’est-elle pas entièrement à jeter en comparaison de celle que Vi apporte avec elle, qui semble attendre d’elle qu’elle redevienne un jour Powder, sa Powder chérie, alors que Jinder est BIEN trop loin partie pour revenir à bon port. « You need to let Powder die, so the fear of pain will no longer control you », lui dit Silco dans la scène du baptême. Sachant qu’il s’adresse à une fille constamment menacée par la culpabilité, qui le contredirait ? L’homme transmet à sa fille adoptive, en toute logique, la SEULE façon qu’il connait de surmonter une telle épreuve : aller de l’avant, tel un grand requin blanc, enterrer le passé, se faire plus fort que lui, du moins essayer, et si l’on n’est pas suffisamment fort, ranger le problème dans un tiroir et fermer ce dernier à clef. Pas grand-chose de sain, donc, compte tenu des traumatismes que ces deux-là portent toujours en eux, en les associant à une peur de l’abandon et de la trahison. Une potentielle promesse de désastre, même, car le passé jamais ne reste endormi, comme Jinder le dira elle-même au début de la « tea party » ; car une voiture sans rétroviseur est destinée à se crasher. Mais c’est la seule voie que connait Silco. Et puisque cette méthode a, à ses yeux, fonctionné pour lui, il n’y a pas de raison qu’elle ne fonctionne pas avec elle. Lorsqu’il dit à Vi, dans l’épisode 6, avoir « libéré » sa petite-sœur, en référence au baptême, il le pense vraiment. Il ne pourrait pas PLUS se planter, car Jinder est tout, sauf libérée… mais n’était-elle pas sortie UN PEU moins prisonnière d’elle-même après ce baptême ? Les choses ne se seraient-elles pas améliorées sans le retour de Vi ?

C’est ce qui fait la puissance du climax. Tout l’échange de la « tea party » est une bouleversante impasse. Chacun veut et croit faire ce qui est juste, Vi parce qu’elle estime pouvoir ramener sa petite sœur à la raison, lui rappeler sa véritable identité, ramener à la surface la petite Powder et en finir avec cette absurde histoire de « Jinx », imaginant qu’ainsi elles pourront repartir de zéro ; Silco parce qu’il ne connait que Jinx, que sa fille adoptive EST Jinx, et qu’à ses yeux, cette dernière ne trouvera la paix qu’en s’acceptant telle qu’elle est devenue ; Vi la rappelant au passé, un passé pour Jinder trop noir, Silco la poussant vers l’avenir, un avenir pour Vi trop noir, si bien que cette séquence ne contient PAS de « méchant » prêt-à-détester. Silco SAIT que si Jinx rejoint sa grand-sœur, elle souffrira, sans aucun doute possible, car il SAIT que Violet n’a aucune idée de ce que sa sœur est devenue, de QUI elle est devenue. La mort l’inquiète moins que la perspective que cette dernière souffre. Par conséquent, alors qu’on est censé être du côté de Vi, de la sœur aimante, de l’héroïne valeureuse… il y a comme qui dirait erreur 404 (les anciens comprendront). Le méchant est celui qui a raison, la gentille est celle qui se plante. Jinder, la victime collatérale, déduit de ce qu’elle observe que sa sœur aime celle qu’elle n’est plus, alors que Silco, lui, la prend telle qu’elle est, au point d’être prêt à tout sacrifier pour elle. Tirer sur lui n’a été qu’un réflexe défensif venu du fond des âges, car on ne touche pas au sang… mais au bout du compte, au bout du conte macabre, c’est lui qui a gagné. En devenant définitivement Jinx, car elle ne pouvait rester éternellement l’une et l’autre à la fois, Powder se libère de cette atroce culpabilité qui la rongeait depuis des années. Merci Silco.

Il ne s’agit pas d’absoudre le personnage, ni de minimiser la gravité de ses actes passés. Si sa capacité d’empathie évolue au fil de la saison (c’est-à-dire des trois jours qui séparent le début de l’épisode 4 de la fin de l’épisode 9…), c’est qu’elle en avait sacrément besoin, et la façon dont les scénaristes ont orchestré le bordel relève du numéro d’équilibriste. Mais… était-il capable de tuer de sang-froid une gamine, abrité de tout sentiment de culpabilité par sa logique en acier trempé ? Cette logique lui aurait-elle permis de commettre un tel acte sans en faire instantanément un psychopathe ? Il ne peut qu’y avoir différence, en matière de valeur morale, entre un homme capable d’un tel acte par pur esprit pratique et un homme le commettant pour assouvir une pulsion ; entre celui qui va en garder un remords et celui qui ne connait pas le remords. Silco en aurait-il gardé un remords ? On ne le saura jamais. C’est tout le degré de nuance du personnage, capable d’inspirer tant de sentiments contraires.

Dans tous les cas, quoique Silco ait été capable de faire, rien n’enlèvera l’amère et complexe beauté ni de son violent et âpre voyage au bout de lui-même, ni de sa relation à Jinder. Chacune de ses scènes aura été une masterclass, et chacune de LEURS scènes un moment qu’on aurait aimé voir durer. Soyons honnêtes : on aurait aimé en avoir, allez, DIX FOIS PLUS. Ce qu’on a eu avec cette première saison a tout juste suffi à établir la force et la fragilité de leur lien. La mort de Silco, sur laquelle je reviendrai, est indéniablement un grand moment de la série, la scène est impeccablement orchestrée, tout fait sens. J’ai écrit bien plus haut que le personnage de Vander était voué à mourir pour que l’intrigue ET Vi prennent leur envol, alors peut-être la mort de Silco était-elle pareillement nécessaire à la naissance de Jinx. Sans doute. Mais indépendamment de cela, l’avenir nous dira si se passer d’un personnage d’une telle qualité n’a pas été une FAUSSE bonne idée. Un personnage qui aurait pu traverser des saisons entières sans que l’on ne s’en lasse un seul instant, antagoniste sans l’être entièrement, vivant dans une zone grise délicieusement impénétrable. C’est d’ailleurs ce que laissait penser, un peu plus tôt dans l’épisode 9, disons carrément à peine VINGT MINUTES avant sa mort, cette scène monumentalement « thug life » où Sevika décapite le chef de gang séditieux qui voulait le faire tomber, et qui finit sur l’échange suivant : « Were you tempted ? » « Not by a worm like him. But he won’t be the last » ! Et tout ça pour qu’il y passe ?! Indignation.

Parce que bon, ne nous voilons pas la face : le VRAI méchant de cette première saison, c’est cette tête de nœud de Mylo. Pas de Mylo rabaissant continuellement Powder alors qu’il la sait pourtant fragile, pas d’accroissement incontrôlé du complexe d’infériorité de la pauvre gamine, pas de besoin en elle de montrer sa valeur, pas de boum-boum. Mylo, noire survivance de cette nuit de feu apparaissant dans son dos à chaque fois que le fragile édifice de son esprit menace de s’effondrer, comme le spectre d’un salaud attendant qu’elle le rejoigne en Enfer. Je suis sérieux. Salaud de Mylo !

Vi : mandales & poids du monde

Que ma « fan attitude » vis-à-vis de Jinder et Silco, qui leur a valu tant de pages d’étude psychologique de très haute volée, ne passe pas pour un dénigrement des autres personnages : l’interminable éloge qui a précédé lesdites pages devrait parler de lui-même.

Le fait est qu’en comparaison de ces deux-là, il n’y a pas AUTANT de choses à dire sur les autres, y compris Violet… qui, en même temps, est un personnage justement assez dénigré. Je m’explique. Commençons par la base, pourquoi le personnage ne m’inspire pas autant : Vi aurait GRANDEMENT gagné à ce que la série nous dévoile son expérience carcérale : comme sa petite sœur, mais de façon bien plus problématique, elle a grandement pâti du blackout total dont ont fait l’objet les événements survenus entre les épisodes 3 et 4, je reviendrai sur ce point dans un chapitre dédié. On a un aperçu de l’environnement dans lequel Powder a grandi durant toutes ces années, de la vie que Silco lui a donnée – soit un apprentissage à la dure –, mais du côté de Vi, c’est nada, peau de balle, tout juste deux ou trois répliques chichement informative. En d’autres termes, on ne saura RIEN de l’expérience qui a le plus profondément marqué la vie de notre protagoniste après la mort de ses parents, d’une chose aussi déterminante dans la construction de son identité que peuvent l’être six à sept années de taule, a fortiori à cet âge-là. Pour autant, avec son tempérament brut et spontané, son sens moral inébranlable, son intense aptitude à garder l’œil fixé sur son objectif – ici le rabibochage avec sa petite sœur –, son sens de l’humour parfois salvateur, sa faillibilité qui l’humanise et la capacité des scénaristes à ne JAMAIS commettre le péché de l’« out of character » (elle agit TOUJOURS en concordance avec sa personnalité, comme tous les personnages de la série, me direz-vous), Vi fait une héroïne solide dans le registre de l’action, mais aussi du tragique. Vi, la fille spirituelle de Vander ; Vi, dont l’objectif est de respecter ses tout derniers mots, s’occuper de Powder, alors que Powder n’est plus, et qu’elle ne le comprend pas.

Vi est une héroïne vertueuse, donc, en ce sens, assez classique, mais faillible : elle est souvent aveuglée par cette colère naturelle qui la fait cogner avant de réfléchir, lui fait voir par défaut les choses en noir et blanc, et que Vander essayait de tempérer. Elle a de la tendresse (bordel), mais sa capacité à l’exprimer auprès de quelqu’un exige qu’elle lui accorde une pleine confiance, comme sa petite sœur, et sans ça, elle est sur la défensive, comme avec Caitlyn jusqu’à l’épisode 7. Elle a parfois du mal à se comporter de la bonne façon avec Powder, à intégrer sa façon à elle de gérer le deuil de leurs parents, peu importe qu’elle soit animée des meilleures intentions (un peu comme Silco vis-à-vis de sa Jinx, en fait…). À la toute fin, quand elle dit à Jinder, JUSTE après qu’elle a tué Silco malgré elle, que « tout va bien », et que « tout va bien se passer », on tient là une protagoniste complètement à la ramasse, ignorant les tenants et les aboutissants d’une des intrigues majeures de la saison. Je l’ai déjà établi, Vi aura été à côté de la plaque jusqu’à la fin, raison pour laquelle Jinder lui dit qu’elle ne peut pas l’aimer, car c’est le souvenir de Powder que Vi aime, et non Jinder, qu’elle ne connait en fait pas. On aime parfois davantage le souvenir d’une personne que cette dernière telle qu’elle est devenue.

Compliqué, non ? Hélas, le spectateur sera, par moments, TROP obnubilé par le one-woman-show nommé Jinder pour remarquer que sa grande sœur a, elle aussi, de sacrés problèmes, un peu à la manière d’un enfant ignorant que ses ainé ou parents ont, eux aussi, leurs petits tracas car ils les idéalise complètement, rappelant aussi cette tendance transculturelle qu’ont les familles à privilégier le cadet à l’aîné. Le blackout susmentionné n’aide pas : si le spectateur avait eu un aperçu de la dureté de son expérience carcérale, il aurait sans doute moins négligé le traumatisme de Vi. Par exemple, adolescente, elle se donne pour mission de protéger sa petite sœur de la guerre ; adulte, elle retrouve sa petite sœur après des années de séparation pour réaliser que cette dernière est DEVENUE la guerre ; quelqu’un a dit « traumatisme » ? Jinder est peut-être l’effet spécial de la série, elle ne fonctionnerait pas sans Vi, et si elle fonctionne si bien, c’est parce que Vi fonctionne tout aussi bien. C’est l’histoire déchirante de deux sœurs. Chacune manque à l’autre, mais après six à sept années de séparation, chacune prise dans le tourbillon d’une vie de violence, chacune voit combien l’autre a changé. Chacun des trois actes de la saison se finira sur une progression dramatique majeure dans leur relation. Et, fun fact, sur elle se faisant assommer par quelqu’un, Marcus à la fin du premier, un membre des Firelights à la fin du deuxième, puis par sa propre petite sœur à la fin du troisième… chienne de vie.

Ce qui n’enlève CERTAINEMENT pas pour autant à Vi sa capacité à divertir, car en dépit de la tragédie qu’est (jusqu’ici) toute sa vie, le personnage est… comment l’exprimer de façon sophistiquée… et puis merde : TRÈS cool. Une castagneuse née dont cogner semble le deuxième prénom. Sa sensationnelle baston en deux rounds contre Sevika ne sera pas seulement sauvage, elle aura la gueule d’une bonne vieille empoignade de film des années 80, avec un break au milieu, le temps de souffler et prendre un verre de tord-boyaux qui arrache. Sous ses dehors frustes, la Vi adulte a un flegme dont profite un des principaux éléments comiques de la série : le duo qu’elle forme avec Caitlyn, dont je vais plutôt parler ci-dessous.

En d’autres termes, Violet n’a pas besoin d’être LA protagoniste de ce récit foisonnant pour satisfaire en tant que personnage complet, interprété par Hailee Steinfeld avec l’immense talent et le charisme qu’on lui connait depuis True Grit. Un des gros défis du personnage, dans la prochaine saison, sera probablement de définir s’il est finalement capable, comme il le croit, ou décidément incapable, comme le pense Jinx, d’aimer cette dernière – car Silco, lui, l’aimait. Ça va être rock’n’roll.

Caitlyn : la partenaire idéale

Bien que je m’apprête à faire très court à son sujet car, comme je l’ai écrit plus haut, Caitlyn est le personnage qui évolue le moins de la saison, elle n’en est pas moins un cas intéressant, car les scénaristes ont pris leur temps avec elle, ne lui consacrant que le minimum syndical dans le premier acte, alors qu’elle est adolescente, trop occupés par la bande à Vander, pour la faire ensuite monter en puissance en UN épisode, le cinquième, en faisant d’elle le personnage par qui est révélé le sort si mystérieux de Vi, celle qui paraissait initialement l’héroïne de la série. Ce, sans que la chose ne paraisse forcée, tout se fait assez organiquement, alors qu’un épisode plus tôt, on ne savait pas trop quoi penser d’elle. À partir de là, on adopte très vite le personnage. Dès qu’on commence à la découvrir, en fait : son tempérament de garçon manqué, sa gaucherie, son curieux mélange d’obstination et de manque de confiance en elle, faisant au début d’elle une épatante Sherlock Holmes en jupons… avant qu’elle ne trouve sa véritable raison d’être à travers le duo susmentionné, qu’on appelle sur l’interweb « Violyn » (Violet + Caitlyn), « buddy movie » assez classique dans sa formule mais incroyablement divertissant dans son exécution, la série parvenant à établir entre elles un VRAI lien d’amitié, ce malgré leur temps d’antenne limité, notamment grâce à une épatante alchimie. Entre deux personnages joués par des actrices qui ne joueront pas une fois ensemble. Bref. Le duo prendra une tournure timidement romantique au fil des épisodes qui, à n’en pas douter, sera exploité dans la saison prochaine. Qu’elles la passent sous la couette ou que Vi la largue dès la scène pré-générique de l’épisode 2×01, Caitlyn aura été une vraie, bonne surprise.

Jayce : le bellâtre à ne pas sous-estimer

De prime abord, avec sa coupe de cheveux impeccablement aménagée, sa mâchoire du Superman du comic original, et sa voix de Kevin Alejandro, Jayce fait figure de héros vertueux un peu stéréotypique. Vous l’avez compris, il ne manquera pas de se bonifier avec le temps, déjouant les prévisions des spectateurs les plus chagrins.

Deux choses rendront intéressant son arc narratif AVANT MÊME que lui-même ne s’étoffe : d’un côté, l’objet de la divergence d’opinion naissant très tôt entre lui et le professeur Heimerdinger, qui est la nécessité de garde-fous dans le cadre de la recherche scientifique, un des points qui lui permettront de s’affirmer en tant que personnage, pour le meilleur et pour le pire ; de l’autre, sa collaboration un chouïa improvisée, et donc intriguante, avec le sibyllin Viktor, avec qui, maintenant que j’y pense, il formera le second « buddy movie » de la série… moins marqué que Violyn, mais antérieur ! Sans oublier que Viktor est une source occasionnelle d’humour flegmatique (“Wait a minute, this is not my bedroom !”).

Mais de toute façon, on aura adopté le personnage avant que ladite affirmation ne se produise (pas aussi vite que Caitlyn, mais tout de même), car sous ses dehors de Prince de Lu, dont le physique avantageux lui a peut-être posé des problèmes de crédibilité par le passé (oui, ça n’arrive pas qu’aux filles), Jayce… est juste un gars. Plutôt qu’un stéréotype simpliste, un simple gars, qui, comme tous les autres personnages de la série, aura essayé de faire de son mieux, avant d’être dépassé par les rouages de la Causalité. Un simple gars porté peut-être par un léger ego, qui est presque un prérequis lorsqu’on veut « changer le monde sans lui demander la permission », comme dit Viktor, mais certainement pas un ego surdimensionné : DÈS l’épisode 2, il se retrouve à deux doigts du suicide par saut de l’ange après avoir été renvoyé de l’académie, geste motivé non pas par une quelconque vanité mais par son sentiment d’avoir « failli » à famille, à son rang… geste exagérément mélodramatique, mais qui colle plutôt bien à une seconde moitié de 19ème siècle encore sous influence de l’esprit romantique, puisque le steampunk se déroule à l’époque victorienne. Un simple gars à courte vue, aussi, ce qui lui permettra d’être aisément manipulé et de prendre des décisions précipitées, d’abord par idéalisme, ensuite par volonté de s’adapter à la realpolitik.

Certains considèrent Jayce comme le moins intéressant des personnages du bestiaire central d’Arcane. Je suis moyennement convaincu. Une histoire a AUSSI besoin de personnages comme lui, des qui ne sont pas torturés par un traumatisme passé, ni animés d’intentions cachées. Des juste carrés, guidés par des sentiments carrés. En tant que politicien, il fera quelques erreurs – et encore, des erreurs qui feront moins de dégâts que l’inaction de Heimerdinger –, mais quoi de plus réaliste, pour un SIMPLE GARS qui n’a aucune expérience de l’exercice du pouvoir et est animé avant tout par ses bonnes intentions, oui, encore elles, parfois les pires ennemies du bien commun ? Après avoir failli basculer du côté obscur de la force au nom de la realpolitik, sans pour autant avoir jamais perdu de vue son objectif de sauver la vie de son cher collaborateur, Jayce retrouvera, à la fin, celui qu’il était au début : un GARS BIEN. Quant à ce que l’avenir lui réserve, les questions sont, là aussi, nombreuses. À commencer par celle-ci : reverra-t-on le mage de son flashback ? On verra bien des mages. Allez, les gars, amenez-nous des mages.

Viktor : voyage au bout de l’enfer

En parlant de Viktor, beau et triste personnage d’homme de science entièrement dédié à sa recherche, solitaire habitué à la solitude, et pourtant tant attaché à Jayce, le seul ami qu’il a (il n’avait qu’à laisser Sky entrer, en même temps)… parlons-en, de tragédie.

De prime abord, on peut penser que sa « bromance » avec son collaborateur à mâchoire carrée fait un peu le sel d’un personnage touchant mais discret. Son obsession pour leur quête scientifique parait similaire à celle de Jayce. Le plus pessimistes craignent une redondance. Mais son humanité, et la complexité de cette humanité, émerge au fil des épisodes d’Arcane jusqu’à une bouleversante évidence, à mesure que son obsession lui coûte, mais aussi au contact du personnage TRÈS ambigu de Singed, dont la série, dans sa tradition des flashbacks consacrés à un moment de l’enfance des personnages, révèlera leur relation au début de l’épisode 6. Viktor apparait, une fois la série finie, comme une des grandes réussites d’Arcane, un des personnages ayant la plus grosse « fanbase », probablement parce que l’interweb aime les freaks, et qu’il est celui dont les faiblesses nous sont les plus familières (la solitude, la maladie, la peur de la mort…). Elle n’enlèvera rien à sa pureté, même lorsqu’elle conduira au pire : peut-on faire mieux qu’un homme dont le désir le plus cher est d’améliorer la vie des gens alors que la sienne est condamnée, quand bien même cette perspective le terrifie, et peut-être on faire pire pour cet homme que de causer la mort d’une personne innocente involontairement, certes, mais par sa faute ? On s’attendait à un énième personnage de collaborateur borderline, initialement bon avant d’éventuellement basculer du côté obscur, par jalousie ou par frustration, comme dans un Spider-Man… oui, mais non. Le personnage a traversé son enfance sans se plaindre de sa condition physique et réussi professionnellement au-delà de toutes les espérances sans que cela ne lui monte jamais à la tête, il n’a jamais laissé sa quête scientifique s’entacher d’aucune considération matérielle, professionnelle, ou politique, contrairement à Jayce – pas forcément à raison car le monde est plus complexe qu’il ne le pense –, et il n’a jamais en tête que la poursuite du bien commun. Mais c’est aussi, comme Jayce, un simple gars.

Et TOUT CELA… sans devenir rasoir à force de leçons de morale, car contrairement à son collaborateur, qui ne dépassera jamais l’ultime limite, Viktor est la figure de l’homme de science qui ira, à son insu, TROP loin. Linke et ses scénaristes n’ont jamais oublié la dimension intime de sa problématique. Viktor est un simple gars dans une situation unique au monde, et peu importent les implications à grande échelle de ses actes, ce qui compte avant tout, c’est le deuil qu’il tire de la mort de Sky, un deuil qui ne sera pas évacué en cinq minutes. Dans l’univers de LoL, le personnage est, parait-il, le cliché du scientifique fou qui estime l’humanité passée de mode et a remplacé son corps organique par des pièces mécaniques faisant de lui une sorte de cyborg meurtrier. Dans notre série, Viktor a entamé ce processus, plus par désespoir qu’ambition… les scénaristes le feront-ils suivre le même chemin ? J’espère que non. Ou à moitié. Pour moi, en chamboulant son personnage parce qu’ils estimaient qu’UN Singed au rayon « savant fou ayant perdu son humanité » suffisait comme ça, les scénaristes d’Arcane l’ont peut-être sauvé. Viktor est bien plus complexe en ce qu’il s’est, toute sa vie, efforcé de transformer en quelque chose de positif un narratif défini par la tragédie. Attendons de voir ce que l’attentat de fin de saison aura comme effet sur son état d’esprit.

Heimerdinger : un vénérable à la ramasse

Le vénérable Heimerdinger n’est pas le personnage le plus passionnant de la série, à ce stade de l’histoire… mais même sur son cas, il ne fallait pas trop vite se déclarer. Dans la première partie de la saison, on peut le croire sans reproche, tout juste un peu conservateur. On SAIT que Jayce et/ou Viktor finiront bien par légitimer les craintes du petit tricentenaire moustachu en faisant une grosse connerie – en l’occurrence, Viktor avec le Hexcore. Dans l’épisode 5, Heimer est le seul à consacrer son entière attention au concerto pour violon – joué par Ray Chen, s’il-vous-plait –, alors que tous les autres membres du Conseil sont occupés à jouer le cynique jeu politique : quel meilleur moyen d’exprimer sa vénérabilité ? Ajoutez à cela cette irrésistible jovialité que joue à la perfection son interprète Mick Wingert, et qui le rend digne d’un personnage de Disney ou Pixar : comment ne pas l’adopter lui aussi, après Powder ?

À moins que… l’on ne parle d’une de ces qualités qu’un contexte donné peut transformer en défauts ? En la rendant, par exemple, synonyme d’incompétence et d’irresponsabilité dans le cadre d’un poste à haute responsabilité ? L’intérêt premier du personnage de Heimerdinger tient peut-être au caractère coupable de son innocence (innocence joliment illustrée par son interaction magique avec la petite fille des bas-fonds, en cours d’épisode 8). À la naïveté d’un esprit brillant qui s’est, avec le temps, et l’aide du confort matériel, laissé glisser dans les eaux confortables de l’étude du concept abstrait, célébrant par exemple un « progrès » déconnecté du quotidien des petites gens, un « progrès » qui sonne creux (contrairement à celui qu’appellent de leurs voeux Jayce et Viktor), confortablement niché au sommet de cette citadelle qu’on découvre dans le prologue du premier épisode comme un symbole d’oppression, ignorant la situation dramatique du peuple de la basse-ville, raison pour laquelle il a l’air si peu concerné lorsque Viktor plaide sa cause. On SAIT qu’il a raison dans le débat sur les dangers de Hextech (Fun fact : j’ai comparé plus haut le duo Jayce/Viktor à Oppenheimer, mais c’est le nom de Heimerdinger qui résulte de l’assemblage des patronymes d’Oppenheimer et Erwin Schrödinger…). On sait que même avec une conscience, la science peut être une ruine de l’âme… puisqu’une ruine de tout le reste. Mais l’on sait aussi que quelque chose doit être fait, et comprend donc le point de vue de Jayce et Viktor. Dans l’épisode 6, l’épisode du clash, Jayce lui crie que les « êtes humains ne vivent pas éternellement » en réaction à cette scène antérieure où il leur a parlé, à Viktor et lui, d’une décennie comme si ça comptait pour des minutes, immortel oubliant qu’il parlait à des mortels. Une belle réplique que mérite de recevoir en pleine tronche le (pas si) vénérable professeur.

Après tout, cette déconnexion des réalités est la raison pour laquelle Heimerdinger échouera à anticiper les actions de Jayce, qu’il aurait PEUT-ÊTRE pu éviter s’il avait pris la peine d’EXPRIMER les motivations de son refus en bloc de sa technologie : d’où vient la terreur que lui inspire cette dernière ? Quand la chute de civilisation à laquelle il fait référence s’est-elle produite ? Où ? Cela a-t-il un rapport direct avec Hextech ? Ou bien est-ce juste la magie, l’arcane ? Au lieu de ça, rien. La jovialité. Les concepts. Les belles formules creuses, comme celles de son discours au Conseil de l’épisode 6, avant qu’il ne se fasse dégager. En cela, Heimerdinger correspond assez remarquablement à la description de Yoda que fait le comte Dooku dans Star Wars: The Clone Wars : il a vécu trop longtemps. C’est pourquoi le personnage aura tant intérêt à descendre, humble et coupable, à la rencontre de la population des bas-fonds pour une petite séance de « reality check », dans le troisième acte. Pour expier le péché de son irresponsabilité. (S’il a appris quelque chose dans cette saison, c’est qu’il n’a pas AUTANT tout compris à la vie qu’il le pensait, aussi serait-il pas mal qu’on retrouve, l’année prochaine, un « Heimer » réveillé… et je dis « renouer » car je refuse de croire qu’il a passé trois-cents ans à ne rien piger, rat de bibliothèque ou pas !) Comme le lui reprochera Jayce, quelle alternative proposait-il ? Aucune. Je reviens sur son irresponsabilité politique sous peu.

En bref, la petite boule de fourrure n’est donc pas réductible à l’archétype du vieux sage, et c’est ce qui lui a permis de se distinguer de son stéréotype. L’acoquinement du personnage en voie de rédemption avec Ekko, pour un duo à la fois improbable et évident, promet quelque chose de réjouissant dans la saison 2.

Mel : pourquoi tant de haine ?

Commentaire de mâle hétérosexuel lubrique en approche : Mel pourrait être une pourriture complète, une caricature de mante religieuse au rabais, en tant qu’un des personnages féminins les plus canons de l’histoire de l’animation, il aurait bien du mal à perdre mon vote. Nul dilemme éthique à l’horizon, dieu merci : on tient là le personnage le plus sous-estimé du bestiaire d’Arcane. Une combinaison de femme fatale en apparence, produit de la haute qui veut en fait s’en affranchir, et d’animal politique racé dont la question des intentions ne pouvait QUE susciter la plus grande méfiance chez le spectateur. L’ironie, avec Mel, est que les scénaristes ont manipulé le spectateur comme un bleu pour lui faire croire qu’elle était une sale bête manipulatrice…

Maintenant, s’il est tout à fait autorisé de le croire jusqu’au cinquième épisode, celui où elle met Jayce dans son lit, action que l’on peut prendre pour une extension, disons, divertissante de sa manipulation, la chose devient graduellement moins aisée à partir du sixième, où l’on découvre son don pour la peinture (merci de ne pas citer le petit moustachu autrichien comme contre-argument) et où elle fait preuve d’une empathie évidente envers son nouvel amant (cf. cette réplique aussi inspirée que bienveillante, « We can’t change what fate has in store for us, but we don’t have to face it alone »)… pour relever carrément de l’équilibrisme à partir du huitième, dont le flashback révèle l’origine de son comportement aux AIRS manipulateurs. La formidable scène du cauchemar, où elle voit sa mère décapiter une jeune aristocrate prisonnière de guerre, révèle sa VRAIE nature en un plan, celui où elle se redresse de son lit, en nage, pantelante, avec en arrière-plan… un tableau à dominante rouge vif, rouge sang, qu’elle a peint à partir du souvenir d’un des plus macabres détails de son cauchemar – storytelling de compétition, et tout ça. Le contraste qui y parait entre la Mel de la haute société, tirée à quatre épingles, et la « vraie » Mel, celle aux yeux écarquillés par la peur et à la luxuriante chevelure défaite, avec, en arrière-plan, ce tableau comme expression de son « ça » psychanalytique, semble dissiper toute ambiguïté, mais la peur dans son regard porte en elle l’incertitude quant à sa véritable nature qui animera le personnage dans les deux derniers épisodes de la saison : celle d’un renard, qu’avait pour modèle son défunt frère, ou celle d’un désagréable mélange de renard et de loup qui définit sa mère, elle bien vivante, mais aussi assez effrayante, et pas exactement un modèle pour sa fille. Sa décision finale de faire le choix, risqué mais noble, de la paix, est donc l’aboutissement d’une évolution rétrospectivement assez claire.

J’ai failli l’aborder dans le chapitre dédié à la mise en scène, je le referai dans celui dédié à mes passages préférés de la série : l’hypnotique et majestueux montage parallèle, aux airs de générique d’intro d’un James Bond, de la scène de sexe entre Jayce et Mel et de celle où Viktor, seul et épuisé dans son laboratoire, tousse du sang sur son plan de travail avant de s’effondrer, raconte à la fois a) la percée tant attendue dans l’exploration du Hexcore, b) Jayce à deux doigts de laisser le goût du pouvoir… et de Mel le dévier de sa quête, et c) le début d’une VRAIE histoire d’amour, car tout bien réfléchi, si Mel avait été une connasse manipulatrice, JAMAIS les réalisateurs n’auraient donné à cette scène d’amour tant de gueule, même par goût de la manipulation. C’est essentiellement pourquoi je suis atterré qu’on doute encore d’elle au troisième acte…

La vérité à son sujet, la voici : Mel croit en la non-violence et à la diplomatie. Elle ne désire rien autant qu’une cité où seul le dur labeur et la contribution au progrès réel seraient récompensés. Mais les autres membres du Conseil, en dépit de sa grande influence, sont placés sur son chemin par leur cupidité, ou leur stupidité, ou leur corruptibilité, en d’autres termes, par leur inaction et franc désintérêt pour le bien de la cité, ce qui fait d’eux des obstacles à surmonter. Entre alors Jayce dans l’arène, le bleu-bite du lot, guidé par ses seuls idéaux, et, de ce fait, POSSIBLE homme de la situation, si elle ne se trompe pas à son sujet. Quelqu’un qui pense peut-être comme elle, qui partage du moins suffisamment ses aspirations. Jayce ayant tout à apprendre, et devant apprendre vite, elle facilite son ascension en politique avant que les serpents du Conseil n’aient le temps de le corrompre. À partir de là, TOUT ne se passera pas comme elle l’avait prévu, cela va de soi, et le chemin sera semé d’embuches, mais JAMAIS elle n’agira au détriment de la cité, ou de sa population.

Le troisième et dernier acte d’Arcane, plutôt que de la montrer essayant de corrompre Jayce – vous l’avez compris, ce chapitre est un plaidoyer vibrant –, la montre ne luttant avec rien d’autre que son passé. Elle est indécise, et son indécision est à la mesure de la surprenante complexité de la situation, à la fin du troisième acte : vouloir la paix interdit-il de se préparer à la possibilité de la guerre ? Lorsqu’elle dit à Jayce et Viktor, dans l’épisode 7, qu’ils doivent préparer leurs contre-mesures, cela fait-il d’elle une va-t-en-guerre, ou ne fait-il pas plutôt de Viktor, indigné par la proposition, un grand naïf dont il ne faut SURTOUT PAS suivre le conseil quand l’ennemi est aux portes ? Plus encore que les dilemmes moraux de Jayce, les tourments discrets de Mel et son rapport conflictuel à sa mère font d’elle un des plus intéressants vecteurs d’interrogation sur le pouvoir dans la série. Sous ses dehors de top-modèle.

Ekko : un écho super-cool du passé

Pour finir, Ekko. Que dire de « Littleman », sinon qu’il est aussi cool que tout le monde le prétend sur l’interweb, et comme l’indique très clairement son duel avec Jinder (il faut dire que le hoverboard fluorescent aide un peu) ? Ce qu’on sait de son enfance, de sa découverte du havre de paix verdoyant dans lequel il vit avec sa communauté, de la façon dont il a permis sa création, des intentions qui l’animent, de sa haine de l’establishment aussi compréhensible que celle de Vi, tous ces éléments en font un personnage politiquement chargé sous cette coolitude de surface à laquelle on aurait pu le limiter. Je reviendrai sur le mouvement politique qu’il incarne dans le chapitre dédié à la politique (logique).

Peut-être le développement d’un léger sentiment de culpabilité en lui aurait-il été bienvenu car après tout, sa propension à fouiner est à l’origine de l’information qui a conduit Vi et sa bande jusqu’au laboratoire de Jayce ! Mais la fameuse chaîne de responsabilités est si longue… et il manquait un peu de temps à cette saison, constat que j’ai fait dans le chapitre Vi, et peut-être ce point ne méritait-il pas d’être abordé pour des raisons de priorités. En l’état, son temps d’antenne a de toute façon suffisamment de substance, en plus de sa prestance, pour l’avoir imposé comme un fan favorite, la série l’animant de sentiments complexes avec une prodigieuse facilité, tout le poids de ladite tragédie, de la séparation, de l’absence, l’habitant très ostensiblement. Il suffit de voir le duel excellemment négocié avec Jinder, toujours lui : ce moment où Ekko suspend son geste d’attaque parce qu’il « voit » la môme Powder dans les yeux de l’ennemie Jinx, l’expression de son visage passant de la détermination du guerrier à l’abattement de l’homme qui a suffisamment perdu comme ça… ça vaut trois milliards, inflation prise en compte.

Il est par ailleurs intéressant qu’Ekko soit un petit génie de la technologie, le gars ayant tout de même créé de toute pièce les « hoverboards » susmentionnés de son gang, et maîtrisant son art au point de pouvoir discuter avec Heimerdinger sur un pied d’égalité… ce qui fait de lui le pendant POSITIF de Jinder, elle-même brillante dans le domaine technologique. Nul doute qu’il l’affrontera de nouveau dans la saison 2, que ce soit en personne… ou par outils interposés. En attendant, même remarque sur laquelle j’ai conclu le chapitre précédent.

De l’humanité, partout

Arcane est une série guidée par l’amour débordant qu’elle a pour ses personnages, même ceux qui ne le méritent pas forcément. On peut trouver un minimum de substance à la plupart des secondaires, du moins ceux dont on connait le prénom – Marcus, Sevika, la mère Medarda, et même ce gros naze de Finn, dont j’ai été renversé d’apprendre qu’il était joué par le très populaire rockeur japonais Miyavi ! Certains des personnages principaux feraient carrément de solides protagonistes de leur PROPRE série, bien aidés par leurs interprètes, comme la toujours impériale Shohreh Aghdashloo (ah, The Expanse !), qui parvient à rendre son personnage du capitaine Grayson mémorable en dépit de son temps d’antenne très limité – géniale idée de casting. Ce monde vit. Grayson ne sera jamais oubliée. Des gardes même pas très sympathiques meurent dans une scène ? On assistera à leur enterrement dans une suivante. Cette attention ira jusqu’à humaniser le personnage de la prisonnière politique de la mère Medarda, dans laquelle on verra suffisamment d’individualité, à travers sa tenue, son comportement, son expression, pour ressentir quelque chose au moment de sa mort alors qu’on ne la connait que depuis, allez, trente secondes tout au plus, et ne l’aura jamais entendue prononcer une phrase. Ce n’est pas du Dostoïevski, on aurait souhaité certains développements, mais tout vit.

Cette mosaïque de destinées, de la plus grande à la plus anecdotique, porte donc la série du début à la fin là où la majorité de la concurrence patine dans la semoule des clichés utilitaires et avant tout voués au divertissement. Leur complexité nourrit celle de leur monde, qui prend vie à travers eux. Quand, à la toute fin, face à l’apparente possibilité de la paix, Jayce sourit à Mel, et qu’elle lui rend son sourire, les deux portant sur leurs visages des expressions d’authentique félicité dont les artisans de Fortiche ont le secret, ignorant que la méga-roquette de Jinx est à deux doigts de les atteindre, c’est fort. Ces personnages existent, leurs motivations existent, et ils sont les raisons pour lesquelles l’attente jusqu’en 2023 va être si dure.

Le propos sociopolitique

Je l’ai établi en début de dossier : de prime abord, disons dans ses deux premiers épisodes, Arcane semble valoir davantage le coup pour son action que pour sa réflexion, et nous réserver, tout au plus, des protagonistes charismatiques, des méchants très méchants, des rebondissements sympas, de l’humour bon enfant, et, idéalement, de l’émotion telle que le désormais fameux prologue muet nous l’avait fait miroiter… ce qui aurait été déjà très bien, si ce n’est pour les spectateurs allergiques aux stéréotypes et/ou aux récits qui ne s’avèrent pas à la hauteur des grands sujets qu’ils traitent, pour qui l’intellect mérite d’être stimulé en toute circonstance, même dans un Transformers. La série de Riot Games et Fortiche s’avèrera par la suite bien, BIEN plus qu’une aventure exclusivement consacrée au boum-boum et aux émotions sentimentales… mais elle n’en a pas moins quelques carences scénaristiques, qui méritent d’être abordées.

Un peu limite, de prime abord

Si son univers est vivant et son « world-building » de qualité, paradoxalement, Arcane fait assez peu d’efforts pour nous faire comprendre comment fonctionnent Piltover et la basse-ville d’un point de vue sociétal, politique, géographique, topographique.

Le non-initié aura le réflexe compréhensible d’aller farfouiller sur le site de LoL, jeu pas super intellectuel MAIS doté d’un univers étoffé dont le monde, nommé Runeterra, est étonnamment vaste… mais ça ne l’aidera pas forcément, au contraire : l’univers qui y est décrit se situe temporellement à une période ultérieure à celle des événements de la série. Par exemple, on y apprend que Piltover et Zaun sont deux VILLES, et il n’est précisé nulle part que les événements d’Arcane se déroulent AVANT la période de l’univers tel qu’il est décrit, DONC le néophyte peut en conclure innocemment que la basse-ville d’Arcane est, euh, une ville nommée Zaun, et en sortir un peu confus parce que la série évoque, à plusieurs reprises, l’éventuelle indépendance d’un lieu que Silco est le seul à appeler « Zaun » (vous suivez ?). Et MÊME sur le site de LoL, ils ne sont pas totalement cohérents, puisqu’on peut y lire : « Zaun, also known as the City of Iron and Glass, is a large undercity district »… les gars, faut choisir, c’est une ville ou un arrondissement ? Bien sûr, la réponse est A, une fois gagnée son indépendance, la basse-ville deviendra la ville de Zaun, mais avouez que ça peut laisser perplexe. Autre exemple, le spectateur ne sait jamais vraiment si la basse-ville, future Zaun, n’existe QUE souterrainement, SOUS Piltover, comme la fiche de LoL le fait croire (après tout, on l’appelle la basse-ville…), ou bien partiellement à la surface, ce qu’indique pourtant clairement le fameux pont que les gamins traversent dans l’épisode 1 pour échapper aux « pacifieurs » et rentrer chez eux, qui sépare physiquement les deux cités ! Résultat des courses : Zaun, en plus d’exister évidemment SOUS terre, comme on peut le constater notamment à travers la baie vitrée du laboratoire de Singed, qui donne littéralement sur le fond du fleuve, existe partiellement à la lumière du jour, à la façon d’une banlieue de Piltover. Par ailleurs, cette dernière n’est pas seulement qualifiée de haute-ville, elle est aussi située explicitement au nord par Vander dans l’épisode 2. Merci pour le coup de main, les scénaristes. Autre exemple, le site de LoL révèle que le fleuve Pilt a jadis submergé la moitié des bas-fonds lorsque des officiels de Piltover ont dynamité un versant du fleuve pour faciliter le passage de leurs navires marchands (ou quelque chose dans le genre), et que l’effondrement du canal original a libéré des gazs toxiques qui ont empoisonné l’air (ou quelque chose dans le genre). Vous aviez compris tout ça, en regardant la série ? À l’écran, le fait que les « pacifieurs » portent des masques lorsqu’ils se trouvent dans Zaun, façon de faire comprendre au spectateur que les habitants de Piltover et ceux de la basse-ville ne respirent pas le même air, suggère que quelque chose de catastrophiquement pourri s’est bien passé, et Silco évoque brièvement cette mauvaise qualité de l’air dans la scène de la réunion des chefs de gang… mais ça s’arrête là. On a pu envisager tout ça en regardant la série, sans que cela ne paraisse un seul instant clair. On comprend l’essentiel, et devine le reste, ou croit le deviner, et fait avec.

Comme vous pouvez le voir, les fans de la série désirant en savoir plus ne manqueront pas de lectures, mais celles-ci pourront s’avérer mortelles. Les réponses sont toutes trouvables quelque part, mais elles auraient dû tomber sous le sens. Le spectateur avisé ignorera ces zones d’ombres, heureusement en faible nombre. Et de toute évidence, à AUCUN moment ces dernières ne causeront des problèmes à la lisibilité de l’action. Mais reconnaissons qu’un texte d’introduction n’aurait pas été de trop. Si Star Wars et Blade Runner y ont eu recours, les créateurs d’Arcane auraient pu y aller sans hésiter…

Soyons clair, la série ne brille pas par sa description des arcanes (lol) du pouvoir. Ce n’est pas The Wire. Ce n’est pas, pour rester dans la fiction SF télévisuelle, Babylon 5. La gouvernance de Piltover semble se résumer au Conseil, qui semble décider à main levée d’à peu près tout ce qui s’y passe, et même quel membre dégager en l’espace de deux minutes chrono. On ne demandait pas une démocratie libérale, mais un parlement, au moins ? Un sénat ? Une constitution ? Dans Arcane, la chaîne de commandement se réduit au minimum syndical, avec, pour toute figure d’autorité subalterne, le job de capitaine de police, occupé par Grayson, puis Marcus, et ces personnages font plus l’effet de capitaines de la garde que de chef de la police. Jayce, à peine élu membre du Conseil, et même pas à sa tête, hein, « juste » un membre, envoie des ordres à Marcus sans consulter quiconque, et que ça saute, et le gars s’exécute – je veux bien que Mel ait de l’influence, mais tout de même. Du côté de Zaun, Silco parait le seul maître à bord, impression que vient à peine troubler la réunion de chefs de gangs censés suivre son commandement, si bien qu’on a parfois l’impression que Zaun est à peine plus grand que le 13ème arrondissement de Paris, alors qu’il a, a priori, de quoi devenir une VILLE entière, que Silco qualifie même de NATION. Quand Silco propose son traité de paix à Jayce, c’en est un qu’il a, a priori, bricolé tout seul, dans son coin. Les rouages sont réduits au plus élémentaire, et j’aurais aimé que cette partie soit plus développée, ou pour le dire autrement, plus réaliste. Je ne demandais pas la seconde trilogie Star Wars sur ce plan, mais davantage d’ambition, clairement. À ce stade, un simple plan d’un vulgaire boulon de la machine administrative, inévitable dans une ville pareille, aurait suffi à me satisfaire. Souhaitons que la saison 2 s’arrêtera davantage sur les coulisses des deux cités… et répondra à au moins quelques-unes de ces questions pratiques de grandes personnes : quel est le potentiel de mobilisation et de destruction des « rebelles » des bas-fonds à qui l’on doit la guerre du début de la série ? Quel rôle y joue la pègre ? Et puis, d’où sortent les personnages non-humains, qu’il s’agisse de mammifères ou de fabrications mécaniques ? Quelle portion de la population représentent-ils ? Leur représentativité au Conseil est-elle juste, sont-ils bien intégrés socialement ? Ce genre de choses.

Maintenant que cela est posé, reste à savoir si ces faiblesses sont problématiques – parce que les qualifier de rédhibitoires serait ridicule. Pas problématiques dans le sens de nuisibles à la compréhension de l’histoire, mais problématiques… PROBLÉMATIQUES. Genre, « Wesh gros, c’est comment, Arcane ? » « Wesh gros, c’est chanmé comme série, faut juste que t’ignores toute la partie société, politique, tout ça, parce que de ce côté, c’est pourri, vas-y pour l’action et pour les personnages ». À cette question, ma réponse est, sans surprise, négative.

Premièrement, parce que là n’est pas l’intérêt d’Arcane, et désolé si certains trouvent cette justification prévisible. Sa dimension politique est d’une complexité similaire à celle d’un Battlestar Galactica, série moins cérébrale que la susmentionnée Babylon 5, mais pas moins intelligente (du moins dans ses premières saisons…), et bien plus divertissante. C’est simple, mais pas simpliste ; ça n’a juste pas le temps de s’attarder sur le détail. Le fait qu’on n’ait même pas un bref aperçu de l’administration de Piltover n’indique pas que les scénaristes étaient trop nuls pour l’écrire, mais plutôt que l’aventure ne le requérait pas à leurs yeux, que s’arrêter dessus aurait été selon eux une perte de temps. Dans ce genre de récits, avec ce genre de priorités, les approximations dans certains domaines sont tolérées ; ce sont les IDIOTIES qui ne le sont pas. Et quand il s’aventure dans les hautes sphères du pouvoir, à défaut d’être complexe, Arcane a l’ingénieuse idée de ne PAS être idiot.

On en vient à mon deuxièmement : Arcane est même plutôt malin. Et il n’est, en fait, même pas si simple que ça. Sur la complexité de la gouvernance et la véritable nature du pouvoir, par exemple, il dit des choses qui ne manqueront pas d’étonner en bien ceux qui feront attention, et non pas les blasés qui auront trop vite jugé la série, notamment parce qu’elle s’intéresse moins au détail du COMMENT qu’à la psychologie du POURQUOI. Sa dimension humaine en fait bien plus qu’un « jeu de trônes ». Je me suis suffisamment répandu sur le refus de la série de céder à tout manichéisme : voilà la clef, et voilà ce qui donne, en fin de compte, de la complexité à des scènes dont on attendait bien moins, comme par exemple celle où Vi et Caitlyn se retrouvent face au Conseil, dans l’épisode 8 : on y comprend les motivations de chacun (l’obsédant désir de Vi de se venger de Silco, la volonté de Caitlyn de récupérer les cristaux pour éviter une guerre, la crainte de Jayce de perdre le contrôle de la situation, l’hésitation existentielle de Mel…), et toute la complexité de la gouvernance s’y exprime avec limpidité, ainsi que quelques-unes des réalités du pouvoir, comme le fait que l’élite n’a d’intérêt à bouger que lorsqu’elle est directement impactée. Financièrement, essentiellement. Si le Conseil tient à conserver la basse-ville dans Piltover, ce n’est pas par appartenance à une même société, mais pour continuer d’exploiter sa force de travail à bas prix, et parce que c’est là-bas que se trouve ses mines et ses usines (d’où la mauvaise qualité de l’air). La richesse de l’une ne va pas sans la pauvreté (relative) de l’autre, rappelant le rapport Élois/Morlocks de La Machine à explorer le temps d’H. G. Wells. Si Piltover perdait le contrôle politique de la basse-ville, elle ne pourrait plus imposer au prolétariat SES règlementations. Zaun pourrait implémenter des taxes dommageables aux affaires de la haute-ville. Considérant qu’une portion substantielle des ressources dont jouit cette dernière vient d’en bas, un conflit pourrait la mettre en très mauvaise position (pensez à l’UE vis-à-vis de la Russie dans le cadre du conflit ukrainien). Tout cela signifie, au passage, que le basse-ville ne s’est pas réduite à un repère de gangster et de drogués. Bref, jusqu’à la fin, la position de la plupart des membres du Conseil vis-à-vis de la basse-ville sera résumable à : « eeeet en quoi est-ce que ça nous regarde, déjà, en fait ? », et leur disposition à accepter le traité de paix de Jayce, à la toute fin de la série, ne tiendra qu’à l’influence du « power couple » que ce dernier forme avec Mel, en plus, probablement, de son plaidoyer (d’une, cela amènera la stabilité à la basse-ville via la gouvernance de l’oligarchie de Silco, et de deux, personne ne mourra !).

Les choses n’ont plus l’air si maigre, à présent, non ?

De la capacité du pouvoir… à ne pas être corrupteur ?

Arcane est donc carrément nuancée à certains égards – la dinguerie. La nature corruptrice du pouvoir est un autre sujet qu’elle traite intelligemment, notamment à travers le personnage de Jayce, qui, dans l’épisode 5, dira à Mel : « by “leniencies”, you mean corruption ? »… à la nuance près que celle qu’on prend pour sa corruptrice s’avèrera être quelqu’un de moralement bon, et que la corruption ne se produira jamais vraiment. J’ai cité, plus haut, la réplique de la mère Medarda sur la nécessité, dans cet univers impitoyable, d’être à la fois un renard ET un loup car il est des fois où l’intelligence, la connaissance, le talent tactique, ne sont pas suffisants pour gouverner, et doivent s’accompagner de la puissance physique, de la puissance de feu (rappelant à l’occasion la géniale réplique de Cersei Lanister dans Game of Thrones, « power is power ») : Mel se construira en partie sur cet enseignement… sans jamais se laisser dominer, et révèlera sa vraie nature dans le dernier acte.

Vander est un modéré et Silco un ultra, mais c’est plus compliqué que ça. En sa qualité de modéré, le premier a accepté la condition d’un accord tacite avec Piltover impliquant de ne pas faire de vague et tenir en laisse les têtes brûlées ; ça évite la violence à court-terme et épargne indubitablement des vies, mais condamne ses gens et leur progéniture à la même existence, sans amélioration possible, et favorisant de fait l’exploitation et l’oppression sur le long-terme. Voilà en quoi il peut être considéré comme corrompu, voilà pourquoi un homme incroyablement vertueux pourrait être corrompu. La qualité d’ultra du second, couplée à un opportunisme froid et une capacité de cruauté élevée, le rend inquiétant et dangereux, comme tout révolutionnaire… mais sa méthode n’est-elle pas proportionnée au traitement révoltant que l’élite de Piltover réserve aux siens ? N’est-il pas nécessaire de mettre ENFIN la population privilégiée de Piltover au courant de ce qui se passe dans les bas-fonds ? De toute évidence si, et le penser ne fait pas de soi une vermine socialiste. C’est explicité dans l’épisode 4, quand Silco dit à Jinx : « The world is growing smaller everyday, thanks to the Hexgates. And now, we’re cut off. The topsiders are leaving us further and further behind ». L’innovation technologique agrandit naturellement le fossé entre la classe riche et la classe pauvre. Et bien des actions… sont des réactions. Hélas, la partie néfaste des effets de la propagation du shimmer, l’acoquinement de Silco avec des barons locaux, et d’autres choix stratégiques moralement discutables, indiquent une sorte d’accélérationnisme (tendance politique selon laquelle la transformation radicale de la société doit venir d’une accélération du capitalisme et des processus qui y sont historiquement associés plutôt que de son renversement) dont les effets négatifs sur la population de Zaun sont difficiles à ignorer. Le sage COMME l’incorruptible peuvent être un danger. Les Firelights sont la troisième voie – tant est que l’anarchisme puisse être considéré comme une troisième voie –, luttant contre la politique profondément discriminatoire de l’oligarchie/ploutocratie de Piltover ET contre la révolution de Silco, son utilitarisme et ses accointances avec la pègre. Arcane n’est pour autant pas nécessairement une critique du capitalisme, au risque d’irriter les fans anti. Elle ne s’oppose ni à la propriété privée des moyens de production, ni à l’accumulation des richesses, ni au salariat. Au risque également d’attrister ceux qui aiment être pris par la main, elle n’indique pas explicitement de quel côté ils devront se ranger : si l’on s’en tient à la population, Piltover n’est pas présentée comme une société de nantis moralement pourris, et de son côté, Zaun n’est pas sanctifiée comme la cité des innocents opprimés et des enfants perdus ; il y a des bons et des salauds dans les deux camps, et même les bons ne sont pas TOUJOURS bons, ni les salauds TOUJOURS salauds ; pas d’angélisation, ni de diabolisation ; encore une fois, pas de manichéisme. Le couple mi-kawaii, mi-badass de la série, Violyn, est un peu l’incarnation brinquebalante mais pleine de potentiel de la POSSIBILITÉ d’une entente.

Les deux mondes doivent se rencontrer de nouveau, c’est une évidence… mais Piltover devra faire le premier pas. Si sa population est coupable de quelque chose, c’est tout au plus d’une absence, certes fort pratique, de conscience politique. L’opportunisme cynique, illustré par la scène des tractations dans la salle de spectacle durant l’épisode 5, se limite essentiellement à l’aristocratie financière et à la haute bourgeoisie. Mais la culpabilité d’inconscience est une culpabilité. Plusieurs scènes montrent l’urgence de réveiller la majorité, quand Vi dit par exemple à Jayce qu’il n’a aucune idée de ce qu’est la vie dans la prison de Stillwater ; quand ce dernier réalise la réalité de l’exploitation du travail des enfants ; ou encore quand Caitlyn, incarnation de la privilégiée, découvre l’existence de cette vallée des ténèbres peuplée de drogués au shimmer, demande à Vi comment elle peut ignorer où est sa sœur, et nie plus tard la responsabilité des « pacifieurs » dont parle Ekko dans un esprit corporatiste classique. Quand Viktor, pourtant originaire de Zaun, évoque la capacité de Hextech à améliorer les conditions de travail des mineurs, il le fait sans se soucier d’autres aspects de leur vie, comme leur paie ou leurs droits syndicaux. Tout animés des meilleures intentions qu’ils soient, lui et Jayce passeront la saison infoutus de voir le tableau d’ensemble, de comprendre que leur découverte ne peut QUE rendre plus puissante encore Piltover, comme elle l’a déjà fait en facilitant le commerce via la téléportation, et donc agrandir le fossé entre les deux cités ; infoutus de comprendre que Hextech apporte le progrès en haut alors qu’il ôte des vies en bas. Enfin, comme nous l’avons évoqué dans son chapitre dédié, Heimerdinger, avec sa jovialité naturelle et ses airs de peluche animée dont on croirait presque sentir le soyeux de la fourrure, semble CONÇU pour être apprécié du public, mais c’est aussi un privilégié dont la position de pouvoir et l’âge vénérable rendent l’ignorance royale des réalités criminellement irresponsable – être à un poste de responsabilité et n’avoir AUCUNE idée d’à quoi ressemble la vie des classes populaires, à 307 ans, qu’est-ce que ce gars faisait de ses journées ?!

Quand Jayce réalise que les gens d’en-bas ont raison de ne pas faire confiance aux gens d’en-haut, on n’a rien de moins que l’éveil du politicien idéal, c’est-à-dire non pas celui qui n’a commis AUCUNE erreur, mais en a commis une, en a tiré les leçons appropriées, et en assume les conséquences – alors que Heimerdinger, lui, est un adorable technocrate. Quand il réalise qu’une bonne partie de l’économie de Zaun carbure au shimmer et que supprimer ce dernier reviendrait de facto à plonger la ville dans le chaos, il comprend qu’il n’avait rien compris, et en prend acte. C’est le gars qui est descendu de la tour d’Ivoire, a eu une révélation, et embrasse cette révélation.

Arcane, à travers ses protagonistes, est un éloge de la responsabilité collective et de la décentralisation par la création de gouvernements locaux. En fait, c’est un éloge du fameux « vivre-ensemble », peut-être inspiré à Linke et Yee par l’état actuel des USA, leur pays, plongé dans une division politique, culturelle, idéologique, dont ils ne se remettront peut-être pas… mais c’est aussi un récit de la COMPLEXITÉ dudit « vivre-ensemble » parce qu’un regard amer sur l’extrême difficulté de cette entreprise. Sur la difficulté de se placer dans la perspective du « camp » d’en face, chacun étant enfermé dans sa perception forcément réductrice de la réalité des faits. Ce qui en fait une histoire à la fin de laquelle personne ne gagne vraiment – comme dit Vander, dans une guerre, il n’y a pas vraiment de vainqueur. Et donc une histoire TOUT, sauf idiote.

Science sans conscience

Si Arcane parle beaucoup d’avancées scientifiques et technologiques et s’il fait preuve d’une belle capacité à émerveiller le spectateur avec elles, on est très loin de l’éloge. Il y a d’abord la critique d’ordre politique : bien que Zaun connaisse des avancées technologiques parallèlement à celles de Piltover, la cité d’en bas ne se contentant pas de récupérer les restes de celle d’en haut (le deuxième round entre Vi et Sevika, Hextech vs shimmer, l’illustre bien), la technologie de Hextech a creusé considérablement le fossé entre les deux cités. Contrairement à ce que prétendent les transhumanistes, comme notre naïf professeur Laurent Alexandre national, non, un paysan aveugle zaïrois n’aura pas les mêmes chances de profiter de la technologie de l’œil bionique qu’un cadre supérieur chinois. Les avancées technologiques ne peuvent être égalitaires dans un monde inégalitaire.

Il y a ensuite la mise en garde contre les dérives de la recherche scientifique, et donc purement et simplement contre la science pour ses dangers inhérents… à la nature humaine. « Weapons can’t be unmade and they are always used », une autre réplique géniale de la mère Medarda, est carrément une des meilleures de la série : développer sa force est une des fonctions du pouvoir, et aucune invention susceptible d’aider ce développement ne lui échappera, ne serait-ce que parce que s’il n’en fait rien, une autre nation s’en chargera. Viktor, aveuglé par son idéalisme, répètera à plusieurs reprises que Jayce et lui sont des savants, pas des soldats, mais la Hextech est comparable à la bombe atomique, et son association à la guerre, inévitable – on voit venir à mille bornes le sentiment de culpabilité au bout du chemin, autre raison pour laquelle j’ai cité plus haut Oppenheimer, dont l’imaginaire commun a gardé l’inoubliable citation « Now I am become death, the destroyer of worlds ». La série s’arrête aussi sur la façon dont le progrès échappera TOUJOURS à l’homme, sur l’évolution irrémédiable des choses… et sur la réaction qu’elle suscite. Bien qu’étant critiquable sous bien des aspects, Heimerdinger campe avec succès la figure stéréotypique de l’esprit avisé dont les avertissements ne sont pas écoutés. Par son désir radical de faire détruire l’invention de Jayce et Viktor, il rappelle le protagoniste de Ravage, l’excellent roman de René Barjavel, récit apocalyptique où la disparition de l’électricité fait sombrer les civilisations dont le fonctionnement en dépendait exclusivement : quand, à la fin du roman, des décennies après la chute, le protagoniste, vivant ses vieux jours dans un village, voit un jeune inventeur exhiber fièrement sa machine archaïque, il la détruit… au cas où.

Ça, c’est la posture réactionnaire. Jayce et Viktor, eux, sont l’incarnation de la candeur apolitique du scientifique. Reste alors la figure de celui qui SAIT mais s’en bat les steaks : Singed, le savant maudit que rencontre Viktor alors qu’il est enfant, et qui a mis au point le shimmer pour le compte de Silco. La « mutation » dont ce dernier parle dans son énigmatique réplique récurrente « the mutation must survive » est Rio, l’adorable créature ressemblant comme deux gouttes d’eau au Toothless de Dragons : on la revoit par la suite criblée de tubes la maintenant en vie dans un état atroce qui épouvante naturellement le jeune Viktor – ses apparitions ultérieures feront presque penser à Se7en, que je citais plus haut. Plusieurs explications sont possibles, la première étant que Rio est la source du shimmer dont Singed veut se servir pour guérir sa fille dont on apprendra l’existence sur le tard, la seconde étant que Rio EST sa fille (brrrrr), résultat malheureux d’expérimentations qui auraient visé, sombre ironie, à la sauver d’une quelconque condition… mais peu importe ; ce qui importe, c’est la capacité de l’alchimiste à commettre les pires atrocités au nom de la science, capacité qui fait de lui le plus flippant de tous. Viktor, lui, est son négatif photo, ravagé par son remord d’avoir conduit involontairement à sa mort son assistante énamourée Sky, victime de son obsession alors qu’il croyait jouer d’égale à égale avec le Hexcore sans avoir les moyens de ses ambitions. Accident tragique survenant immédiatement après cette scène aussi magnifique que galvanisante où il courait pour la première fois de sa vie, comme si le bonheur lui était interdit. On pouvait cependant en deviner la suite car cette scène, c’est la science sans chaperon, et lui, incapable de se contenter de ce qu’elle lui a donné, commettant l’erreur vieille comme le monde d’en vouloir PLUS ; c’est l’ivresse du progrès scientifique qui justifie TOUS les sacrifices (« I understand, now », dira-t-il à Singed). Dans son sprint de l’épisode 8, il dépasse les bateaux naviguant à l’horizon, prenant sa revanche sur son flashback de l’épisode 6 comme nous l’avons vu plus haut… mais il finira lui-même dépassé, de nouveau, par sa création. Ce plan magnifique de la main de Jayce, alors qu’il tend le bras vers la tour de « téléportation » et fait un poing au moment où cette dernière émet un flash de lumière, idem : l’hubris scientifique. Mais Singed, c’est le next level. « The mutation must survive », c’est la machine infernale lancée à mille à l’heure et une mentalité à laquelle s’ajoute celle d’une autre de ses répliques : « love and legacy are the sacrifices we make for progress ». C’est la science sans conscience. Et qu’on n’essaie pas de lui en prêter une sous le prétexte que Rio pourrait être sa fille. Sans le comparer à Mengele parce qu’Arcane est plus nuancé que ça, son approche de la science est la dernière à envisager.

C’est parce que la science est indissociable de l’homme que la mise en garde d’Arcane contre les dangers de la science est une mise en garde contre les faiblesses de la nature humaine. Prenons pour exemple cette courte mais merveilleuse scène où Heimerdinger, ENFIN à la rencontre des bas-fonds et donc de la réalité après son éjection du conseil, prend la poignée de vis et de boulons que lui a tendue une petite fille joueuse, et les assemble dans un geste de tour de magie pour en faire une toupie : plus encore que rappeler la confusion possible entre magie et technologie une fois que cette dernière atteint un certain niveau de développement (pour paraphraser la citation d’Arthur C. Clarke), elle dit qu’entre les bonnes mains, la science peut être « magique » dans ce que le terme a de plus positif. Un joli moment interrompu par l’arrivée de la mère de la pauvre gamine, qui l’attrape brutalement par le bras pour lui faire récurer l’évier, ou allez savoir quoi : trouvez-lui des excuses sociales si vous voulez, à travers elle s’illustre la médiocrité et le manque de curiosité intellectuelle. La civilisation prend fin au moment où la cité cesse de produire des Viktors. La science n’est pas mauvaise. Elle n’est pas bonne non plus. Elle est ce que l’homme en fait. Dans une des autres candidates à l’élection de plus belle réplique d’Arcane, Viktor dit : « In our pursuit of great, we failed to do good », traduit dans la version française par le convenable « En pourchassant la grandeur, nous avons échoué à faire le bien ». Arcane : regarde les hommes tomber.

Partant de là, la série nous conte, entre autres, a) l’histoire d’une civilisation tellement obsédée par sa quête de progrès qu’elle ignore que les découvertes scientifiques les plus glorieuses peuvent aussi avoir les conséquences les plus désastreuses, et b) le lourd prix que lui coûte son aveuglement lorsque sa plus prodigieuse création, le cristal bleu de Hextech, est retournée contre elle par une conséquence de sa politique, Powder. Powder, dont certains semblent oublier un peu le génie de la mécanique. Une adorable môme pleine de potentiel (okaaaay, elle fabriquait des grenades remplies de clous, mais c’était pour les méchants !), traumatisée par la guerre et ignorée par la société, à la fois coupable de ses actes et victime de cet échec structurel, comme je l’ai établi. C’est pourquoi il est tant recommandé de comprendre les paroles de la chanson What Could Have Been la PREMIÈRE fois qu’on l’écoute, donc la première fois qu’on voit l’épisode final, qui commence sur « I am the monster you created », renvoyant au titre de l’épisode, The Monster You Created (ignorons le titre français complètement à la ramasse, Rouages et engrenages…). « Je suis le monstre que tu as créé. » Le « je » est évidemment Jinx… mais qui est le « tu » ? Ça peut être Vi, parce que Jinx l’a accusée – à tort – de l’avoir « faite », au début de la scène de la « tea party ». Ça peut être Jayce, puisque RIEN de tout cela ne serait arrivé sans son obsession de savant obsédé, et qu’après tout, c’est dans sa direction que la méga-roquette est tirée (j’ai abordé l’éminente question de la chaîne de responsabilité dans la série). Mais « you » peut aussi signifier « vous », pluriel, et ça fait en fait bien plus sens : la responsabilité est collective. Plurielle. Elle peut cependant se décliner au singulier. La société. Le monde. Arcane.

Un flou (un peu) handicapant

Quand un film, ou une série, inspire un tel engouement, on a envie de glisser magiquement sur ses défauts, pour que cet engouement soit parfait, immaculé, parce que ce genre de choses arrive bien trop rarement, parce que la journée a été dure, que le monde (encore lui) a pris un aller simple pour l’Enfer, et qu’on a envie de se faire plaisir. Mais il ne faut pas céder à ce que j’appellerai vulgairement le « fanboyisme ». Il faut, au contraire, regarder en face les défauts de l’œuvre qu’on aimerait tant adorer intégralement, pour que son éloge repose justement sur les fondations les plus solides possible. Non, Arcane n’est pas parfaite, du tout. Elle a une poignée de défauts, certains relevant du pinaillage… d’autres, moins. Un, surtout. J’ai évoqué au début du présent article le bien qu’aurait fait à la série un texte d’introduction pré-générique, eu égard à la compréhensibilité de son monde. La série de Riot Games et Fortiche brille d’une myriade de qualités, mais son refus d’expliciter certaines choses ne lui aura RIEN apporté de positif. Il y a des moments où ne rien expliquer du contexte fonctionne, comme dans le flashback de l’épisode 8, et il y en a d’autres où ce n’est pas la meilleure des idées, du tout.

Ce seul VRAI défaut de la série, à mon sens, un que même ses plus brillantes qualités ne sauraient éclipser, c’est le noir complet dans lequel barbotte la période qui sépare ze infamous épisode 3 de l’épisode 4, en d’autres termes, les événements qui se déroulent durant le bond dans le temps. En moins d’une heure, la série nous troque une adorable gamine un peu complexée pour une super-tueuse à la solde d’une figure paternelle super-tordue, et une adolescente casse-cou pour une jeune femme abimée par une bonne demi-décennie au mitard… et c’est tout ? « Vite, pas de temps à perdre avec le passé, l’heure du présent est grave ! » ? Un peu maigre, les amis. Un peu maigre car ce noir complet néglige un certain nombre de questions dont les réponses auraient pu approcher Arcane de la perfection – à condition qu’elles soient bonnes, natürlich. Des questions qui m’ont tracassé à intervalle régulier durant les six épisodes qui ont suivi ledit bond. On comprend que la funeste nuit a transformé en profondeur la petite Powder, mais comment est-elle devenue Jinx, sachant que ça n’avait a priori RIEN d’évident ? Comment a-t-elle partiellement surmonté sa culpabilité pour aller de l’avant ? On a du mal à croire qu’elle ait passé les six, sept dernières années dans un état d’instabilité mental pareil à celui qu’on peut observer dès l’épisode 4 – le retour de Vi ne fait qu’accroitre cette instabilité, deux épisodes plus tard. Si l’évolution a été progressive… à quoi a-t-elle ressemblé ? Quel type d’éducation a-t-elle reçu de la part de Silco, sachant que le Silco du début n’avait absolument rien d’un papa gâteau ? A-t-elle étudié autre chose que la mécanique et la vélocité balistique ? Quel a été son rapport avec le gang ? L’ont-ils tous rejetée, comme Sevica, à cause de son crime originel, ou bien a-t-elle eu d’autres figures familières, qu’on ne voit simplement pas dans la saison ? A-t-elle eu des amis ? Il semble que non, puisqu’elle est assez solitaire… et parle à son mini-gun, Pow-pow. Qui l’a entraînée ? Gamine, elle était bonne au stand de tir, mais ça ne fait pas de soi un guerrier. Comment est-elle devenue capable d’ôter si aisément la vie ? Comme je l’ai fait dans son chapitre dédié, on peut lui trouver des circonstances atténuantes, en soulignant par exemple qu’elle ne tue A PRIORI que des « ennemis » dans un cadre de guerre pour la cause de Silco, mais une vie est une vie. Même celle d’un corbeau. Et rien ne laissait entendre, dans le premier acte, que Powder était capable de telles choses. Du côté de Vi, même arrachage de cheveux : elle a donc passé ces six, sept dernières années en prison. Sans justification aux yeux de la loi ? Sans sentence ? Admettons, Piltover n’étant pas une démocratie ; ça ne règle pas tout. Quel a été son parcours carcéral ? Comment a-t-elle survécu ? Quels types d’individus a-t-elle fréquenté ? Quelle était sa routine quotidienne ? Parce que ça n’a pas pu se résumer à taper dans un mur en béton. Pour garder ses compétences de parkour, il lui a fallu un minimum d’espace pour s’entraîner. Une fois libérée, elle n’affiche pas de signes de traumatisme, que ce soit dans son rapport à l’air libre (c’est comme si un an avait passé, à tout casser) ou dans sa sociabilité. On parle d’une adolescente de quinze ans qui s’est retrouvée enfermée dans la même prison que des criminels adultes et sans foi ni loi. Bien sûr, le temps a passé, et son expérience n’a pu que l’endurcir… mais justement, dans ce cas-là, ça se verrait. Or, d’un point de vue comportemental, à quelques détails près, la Vi qu’on retrouve dans l’épisode 5 est celle de l’épisode 3… avec simplement quelques années dans les pattes.

La série aurait pu recourir à des flashbacks consacrés exclusivement aux sœurs – après tout, une bonne moitié des épisodes démarre sur un flashback : compte tenu du caractère CRUCIAL de ces années qu’ont passées, chacune de leur côté, Vi et Jinder, ils auraient été, à mes yeux, franchement bienvenus. Il ne s’agit donc pas de faire les gamins ingrats et demander davantage de ce qu’on a déjà. Je pourrais tartiner des pages à ce sujet. Je PAIERAIS pour avoir plus de scènes entre Jinder et Silco dans le bureau de ce dernier, avec elle observant d’en-haut ses interactions avec ses visiteurs, géniale expression de l’intimité de leur lien, mais chouiner davantage à ce sujet serait une perte de temps. Arcane ne pouvait pas faire vingt épisodes. Sur ce plan, réjouissons-nous donc, au contraire, de ce que nous avons. Non, il s’agit de déplorer un manque d’informations qui n’auraient pas TOUT changé à l’impact dramatique de l’histoire, mais auraient complété le récit et étoffé deux personnages déjà magnifiques. Des spécialistes de l’écriture scénaristique stipulent que le travail du scénariste doit être mené par des réflexions sur quatre points, dont le premier est le conflit : « l’intérêt du spectateur est d’assister aux moments forts de la vie d’un personnage ». On parle d’années formatrices pour les deux sœurs, des années qui sont a priori un gigantesque réservoir à drames. Imaginez : Vi se retrouvant enfermée à tort dans une prison probablement proche de ce qu’était Alcatraz, menaçante, glacée, et MIXTE (pas très crédible, mais passons), probablement sans soin médicaux appropriés alors qu’elle est à moitié déglinguée, incapable de savoir ce qui est arrivé à sa petite sœur, qu’elle a vue pour la dernière fois entourée d’ordures ? On a vu moins tragique.

Par ailleurs, le développement de ces parties aurait permis de régler les quelques problèmes que posent quelques répliques de certains personnages. Par exemple, quand Vi s’enquiert de la situation de sa petite sœur auprès de la maquerelle-gremlin, cette dernière lui répond ne rien savoir : je ne vois pas comment elle ne pourrait pas, Silco étant partout, et Jinx étant sa favorite ; et à moins que Silco ait entraîné Powder dans un endroit secret des années durant, la population locale n’a pas pu louper l’histoire rocambolesque de cette fille un peu chtarbée. Ni la population carcérale, de loin. À moins qu’on ait loupé quelque chose… ?

Mais ce flou ne concerne pas QUE les deux sœurs. Je me suis plaint, plus haut, du fait que cette première saison d’Arcane ne respire pas assez entre deux rebondissements, qu’elle est remplie à ras-bord à cause d’un récit trop dense, avec ses huit personnages qui vont du principal (Violet, Jinx, Jayce) au nettement plus que secondaire (Caitlyn, Silco, Mel, Viktor, et Vander dans les trois premiers épisodes), et ses deux intrigues parallèles. Ledit récit est BIEN trop dense pour laisser la place au moindre des flashbacks que j’appelle de mes vœux. AUSSI la solution n’était-elle autre… qu’un épisode supplémentaire. Qui nous aurait fait une saison de dix épisodes. Un épisode consacré à ces flashbacks, ainsi qu’à d’autres améliorations, et qui n’aurait pas forcément été l’épisode 10, non, il aurait pu être calé entre l’épisode 4 et l’épisode 5 pour conserver l’aura de mystère du 4 (« Putain, mais elle est où, la Vi ?! »), ou il aurait pu simplement donner plus de temps à la série de se développer, lui donnant la place nécessaire à la dissémination desdits flashbacks. Foutre-Dieu, ça n’avait même pas à être des flashbacks, si le mystère du quatrième épisode était dispensable : les scénaristes auraient niché ce dixième épisode entre le 3 et le 4. D’aucuns diront que ce dixième épisode aurait contrarié la structure en trois actes : pourquoi pas neuf épisodes d’une durée supérieure, dans ce cas ? Il y avait moyen de moyenner.

J’ai parlé d’« autres améliorations ». À l’exploration des zones d’ombres susmentionnées auraient pu s’ajouter plusieurs choses grâce à cet épisode ou ce temps supplémentaires, comme le développement de certains personnages secondaires : consacrer ne serait-ce qu’UNE petite scène à l’énamourée Sky, montrant cette dernière en train d’assister Viktor, par exemple, aurait donné à sa mort un impact direct plutôt qu’à travers l’émouvante expression de deuil d’un Viktor plein de remords – car plein de gens ont loupé le fait qu’ils se connaissaient carrément depuis l’enfance. Que dire de la fin de l’amitié entre Ekko et Powder, de vrais amis d’enfance, comme le montreront leur confrontation sur le pont de l’épisode 7 ainsi que le clip vidéo d’Enemy, la chanson du générique d’intro, sur lequel je reviens très vite ? N’a-t-il pas dû la retrouver après que Silco l’a prise sous son aile, et tenter avec ses faibles moyens de la ramener sur le droit chemin ? Il est probable que ne PAS montrer ce genre de choses ait été un choix scénaristique avisé : ne pas savoir apporte indéniablement quelque chose, j’ai parlé d’aura de mystère un peu plus haut. Dans ce cas, prenons-nous en au présent : il est surprenant que la série nous ait privés d’une confrontation entre Vi et Marcus, pourtant le principal artisan de sa tragédie ; même sans l’ajout d’une heure à la saison, cette confrontation était réalisable lors de la scène du pont, avec un peu de bonne volonté. Par ailleurs, des informations sur l’univers de la série aurait pu gommer certaines carences que j’ai regrettées dans mon chapitre dédié à la dimension sociopolitique du récit. Ceci reste mon VRAI regret concernant cette première saison d’Arcane.

(Une chose est regrettablement claire : Powder ne pourra PAS nous revenir dans des flashbacks puisque son interprète, Mia Sinclair Jenness, a désormais seize ans, et que sa voix a naturellement mué. J’ai fait mon deuil.)

En parlant du clip vidéo d’Enemy : quel précieux document pour les « fans » de la série, dont les créateurs ont eu l’idée géniale d’en faire un authentique hommage à Powder ! Les scènes du quotidien de la « bande à Vi » manquant elles aussi cruellement à Arcane puisque l’action démarre très vite, on ne peut QUE dévorer ce qu’on voit dans le clip, ses petites scénettes conçues SPÉCIALEMENT pour l’occasion par le studio, avec le même type de mise en scène, les mêmes qualités esthétiques et d’animation, le même design des personnages, la même identité visuelle (du moins aux deux premiers tiers, l’autre s’adonnant à un festival graphique assez proche des deux passages hip-hop de l’épisode 7), à tel point qu’à sa diffusion, fin octobre 2021, les gens ont cru que ces scènes venaient de la série. Powder accoudée, mélancolique, au bar de Vander, accompagnée de son singe mécanique, Powder et Ekko faisant un doigt aux « pacifieurs » dans une rue marchande, Vi s’entrainant à la boxe, les deux sœurs se disputant alors qu’elle-même était encore petite… un spectacle que trouvera divertissant quiconque ne connait pas la série, mais qui hantera autant qu’il divertira quiconque connait son histoire tragique. Avec cette vidéo, qu’on devrait presque considérer comme un « behind-the-scenes » de la série, Riot Games et Fortiche ont rappelé combien ils sont décidément des gars généreux. Ce qui aurait été parfait, c’est que les gars nous pondent une dizaine d’autres clips de ce calibre racontant, je ne sais pas, moi, ce qui s’est passé pour Vi et Powder pendant le bond dans le temps. Ou la relation entre Viktor et Sky. Ou l’amitié entre Powder et Ekko. Ou la cité de Piltover plus en détail ? Ok, j’arrête.

Satané cliffhanger !

J’ai écrit plus haut (QUE n’ai-je pas écrit plus haut, me direz-vous ?) (au fait, y a quelqu’un… ?) qu’un des nombreux accomplissements d’Arcane est d’avoir assuré du DÉBUT à la FIN, là où l’expérience du premier acte laissait le spectateur expérimenté craindre ce qui arrive à la plupart des séries : une dégradation progressive, en d’autres termes, bien moins assurer à la fin qu’au début. Je m’y tiens. Constater à chaque nouvel épisode combien cette série continuait d’être fantastique a été un plaisir rare.

Et pourtant, à la toute fin de mon premier visionnage, je l’ai maudite, cette série. Pourquoi ? Eh bien, pour sa toute fin. Que j’ai plus spécifiquement prise pour une non-fin. Allez, ne tournons pas autour du pot : pour son cliffhanger. Oui, je l’ai maudit, ce cliffhanger, et à raison, pensais-je – il faut dire que j’étais sous le coup d’un extrême énervement suite à la mort de Silco. « Tout ça pour ça ? », me suis-je dit, comme pas mal de monde. De prime abord, il a effectivement tout pour figurer dans le peloton de tête des cliff’ les plus radicaux de l’histoire : comment ne pas être choqué qu’une série se termine sur le plan d’un missile à une seconde de vitrifier potentiellement la moitié du casting principal ? Jusqu’alors, la série s’illustrait par un sens du cliffhanger au contraire super cool qui rendait chaque fin d’épisode excitante (à la fin de l’épisode 2, le gros plan des yeux de Vi indiquant qu’une surprise nous attend, à la fin de l’épisode 4, le gros plan du visage de Vi révélant sa situation carcérale avant cette électrisante coupe au noir sur le morceau ASC Assaillant, à la fin de l’épisode 5, le gros plan du visage de Silco révélant qu’il la croyait morte, à la fin de l’épisode 8, le plan de Caitlyn réalisant le danger imminent dans lequel elle se trouve… ça nous fait pas mal de plans de visages, vous ne trouvez pas ?), mais là, les scénaristes étaient juste allés trop loin. Update alert : après réflexion, ça n’a absolument rien d’évident.

D’abord, ce cliffhanger, bien qu’il soit d’une brutalité étonnante qui justifie la réaction outrée de bien des fans, n’est finalement pas TANT un cliffhanger que ça. À celui qui sort à peine de la série et n’a pas encore pris le temps de bien y réfléchir, un indice : la « tenue » de Mel (en est-ce une ?) brillant soudain d’or alors qu’approche la méga-roquette. Il m’a fallu à moi-même quelques heures de confusion avant de me dire « Euh, attend, gars, c’est littéralement impossible que des personnages comme Mel, Jayce et Viktor se soient fait dégommer comme ça, il y a forcément baleine sous le gravillon, réfléchis deux minutes ». J’ai réfléchi deux minutes, et me suis dit que ce truc qui brille dans le dos de Mel n’était pas juste là pour faire joli, ce n’était pas un effet de mise en scène. Ma théorie : ce n’est rien de moins qu’une armure protectrice, peut-être d’origine noxienne, qui aura la capacité de sauver quiconque la porte, donc Mel, MAIS AUSSI quiconque se trouve dans un rayon proche, ce qui règlerait le problème pour au moins Jayce. Ce n’est que ma théorie. Mais dans tous les cas, ces trois-là ne mourront pas. Il leur reste trop de choses à accomplir. Et puis, je sais qu’Arcane prend des libertés vis-à-vis de LoL, mais ce sont d’importants personnages du jeu. No way, José.

Ensuite, le plus gros cliffhanger de l’histoire n’empêche pas forcément une intrigue d’avoir une conclusion totale, et une digne de ce nom. Dans Arcane, les trois principaux conflits dramatiques observables étaient a) la question d’une possible guerre entre la cité de Piltover et la basse-ville, b) la question de savoir si la technologie Hextech allait se retourner contre ses géniteurs, et c) la question de savoir si Jinder allait pour de bon devenir Jinx… ou laisser revenir un peu de Powder. Or Jinx les « résout » TOUS LES TROIS dans un même geste en atomisant le Conseil avec sa méga-roquette tirée en hommage à son père adoptif (« We will show them all… ») : la guerre est désormais inévitable, Hextech est devenue une arme de destruction massive, et Powder n’est (a priori) plus. Voilà. Et puis, tous les personnages, partis d’un point A, atteignent bel et bien leur point B, comme je l’ai établi dans mon chapitre intitulé De l’anti-manichéisme. Par ailleurs, l’arc Jinder ne requérait pas, pour se clore, que l’on connaisse l’identité des victimes de sa méga-roquette. C’est important pour nous, mais secondaire dans la logique interne de l’intrigue. Ce qui compte, c’est la signification de son geste et sa conséquence première, la guerre. Arcane saison 1 s’est conclue sur l’échec généralisé, peu importe que les personnages aient évolué. Voilà ce que la méga-roquette a signifié. Vous vous plaignez de ne pas avoir entendu son « boum » ? Dans un sens, on l’a entendu dès qu’elle a été tirée.

Honnêtement, s’il y a un cliffhanger, c’est le mini qui concerne la « tenue » de Mel : en quoi consiste donc cette foutue magie de marabout du futur qu’on aura ignoré durant toute la saison alors qu’elle n’a cessé de briller sur elle ? Était-on trop aveuglé par sa beauté pour remarquer le reste ? L’année, année et demi à venir va être longue.

Arcane est-elle woke ? (Non.)

Attention : si l’orientation politique de l’auteur de ces lignes n’a pas encore transparu, ça risque de changer sévèrement dans 5, 4, 3, 2, 1…

Minute confession : c’est aussi une affaire d’idéologie qui m’a tenu à distance d’Arcane pendant trois regrettables mois. Je me souviens avoir regardé la bande-annonce d’un œil distrait lors de sa diffusion sur YouTube, vers la rentrée 2021, suffisamment distrait pour ne pas remarquer la beauté de la forme, à ma grande honte… mais pas assez pour louper a) la dominante féminine du cast, b) les cheveux bleus d’une des héroïnes et roses de l’autre (lesbiaaaaaaaaaans), et c) l’estampille Netflix, promotrice numéro UNO du cancer woke (suivie de très près, et avec un zèle défiant l’imagination, par d’autres plateformes telles qu’Amazon Prime et HBOMax), dont on admirerait presque son acharnement à gaver son public, telle une bande d’oies, de la pire propagande antiraciste, postcoloniale, genderophile et LGBTQIA-machintruc possible via une surreprésentation de minorités (une série = un homo, par exemple) et du blabla pontifiant au dernier degré et souvent placé n’importe comment dans les dialogues. Je suis si peu compatible avec cette chienlit, et cette chienlit est devenue tellement omniprésente, qu’on parle ici d’une caractéristique rédhibitoire. Et ça peut concerner des séries que j’attendais hélas depuis des mois, comme Les Nouvelles aventures de Sabrina, il y a quelques années – même pas fini le premier épisode. Comprenez donc mes réticences… dans le cas d’Arcane, compréhensibles, mais, dans l’ensemble, infondées (yay).

Infondées d’un point de vue sémantique, mais avec de sacrées implications : Arcane n’est, en réalité, pas WOKE, parce qu’il y a dans le « wokisme » quelque chose de bassement revanchard, de malveillant, de caricatural, d’incontrôlé, et de névropathique (si, si) qu’on ne retrouve pas forcément dans le discours progressiste de base, et que l’on peut justement qualifier plutôt Arcane de progressiste, ce qui n’est pas la même chose. J’ai cependant dit que mes craintes étaient DANS L’ENSEMBLE infondées. Bien que la dose de politiquement correct soit étonnamment faible pour une série estampillée Netflix, et qu’on ne puisse certainement pas parler ici de propagande vertueuse (mon hommage à l’excellente expression anglaise « virtue signaling »), les manifestations de valeurs progressistes sont indéniables. Elles ont ici trois formes.

Première forme, la LGBTQIAXYZ++, avec le fait que les gars n’ont pas pu s’empêcher de nous pondre une romance lesbienne, en l’occurrence entre Vi et Caitlyn. J’ai tartiné des pages de louanges au sujet de l’écriture de la série, absolument RIEN n’a changé de ce côté : les personnages sont beaux, la peinture des sentiments est belle, et trouver à toute romance homosexuelle une qualité intrinsèquement politique sous prétexte qu’elle est homosexuelle est complètement con en plus d’être dangereux, peu importe qu’un réel « agenda » militant au propos très discutable soit à l’œuvre de nos jours ; un récit homo peut ne rien avoir de militant comme un homosexuel n’est pas un militant-né. D’aucuns argueront que filmer l’homosexualité sans jamais la souligner, ce qu’on fait avec l’hétérosexualité parce qu’elle est dans la norme et qu’on ne remarque pas ce qui se trouve dans la norme, est, en soi, une démarche politique. Peut-être. Mais dans ce cas-là, on n’en finit jamais. Non, dans une série comme Arcane, tout est affaire de dosage. Cette réflexion énerve certains, mais elle est pourtant logique : combien de cases identitaires sont-elles cochées ? Au-delà d’un certain nombre, ça ne parait plus fortuit. Arcane coche-t-il TROP de ces cases ? Vous devinez que non, du moins pas à mon sens, mais continuons.

Deuxième forme, la déconstruction d’un canon traditionnel à travers la rareté des couples homme/femme : on n’en compte vraiment qu’un, en fait, celui, certes très charismatique, que forment Jayce et Mel. Tout œil attentif et lucide le remarquera, et c’est un peu déconcertant au début : Vander est célibataire, Silco est célibataire, Viktor est célibataire… même le personnage de Marcus n’est pas foutu d’avoir une mère pour sa fille. Et n’oublions pas que Jayce et Mel attendront l’épisode 5 pour se maquer. On peut rétorquer qu’il n’y a pas non plus de couple homo, Vi et Caitlyn n’étant techniquement pas encore ensemble à la fin de la saison 1 – même pas un poutou. La série dirait-elle quelque chose sur le célibat ? Qu’il n’est pas la meilleure des idées, par exemple, Jayce et Mel étant les deux personnages qui ont le plus de moments de félicité de la série, lorsqu’ils sont solidaires ? Allez savoir. Ou peut-être est-ce un cas similaire à celui du faible développement des arcanes politiques de Piltover : pas le sujet. Par ailleurs, certains personnages auraient été plus embarrassés qu’autre chose par un compagnon : Silco a assez à faire avec Jinder ; avec Viktor, toute l’idée est qu’il est obnubilé par sa recherche d’un remède au mal qui le ronge ; quant à Vander, s’il avait été maqué, cela aurait, a priori, laissé à nos héroïnes une figure maternelle sur qui elles auraient pu compter, alors qu’il fallait au contraire les isoler. Ok, ladite figure maternelle aurait pu y passer dans la Grande Purge de l’épisode 3, mais ce dernier était déjà assez hardcore comme ça. En bref, ce n’est pas un problème en soi, mais ça se remarque.

Troisième et dernière forme, peut-être la seule qui COMPTE vraiment car c’est le point qui pourra rebuter les plus conservateurs d’entre nous : le fait que la majorité des places de pouvoir de Piltover, la société du PROGRÈS, soit occupées par des FEMMES (l’association automatique des deux est d’une idiotie sans nom), donnant par moments à Arcane des airs de fantasme humide de féministe revancharde qui, après avoir longtemps SOUFFERT de SUBIR tous ces films et séries douloureusement patriarcaux, aurait décidé d’y répondre par l’excès inverse (alors que son camp est censé prêcher l’« égalité »). Mettons de côté la surreprésentation pour entrer dans le détail : le fait que Mel soit la personnalité la plus influente du Conseil, dont les membres les plus insignifiants sont les deux hommes ; le fait que la mère de Caitlyn soit celle du couple qui porte le pantalon dans des proportions babyloniennes, avec son mari-homme soja par excellence (celui qui soigne leur fille, celui qui s’inquiète d’une voix douce, etc.) ; le fait que la reine-mère Medarda, une « strong black woman », ait pour garde du corps un homme blanc avec qui elle rivalise en carrure, et s’entoure d’un harem d’éphèbes blancs… bon. Il y a bien Silco, à la tête des bas-fonds, mais c’est (littéralement) un vilain méchant, et sa mort semble laisser la place à sa lieutenante Sevika. Puisqu’on parle de relève en jupons (ou pas), Vander est une incarnation de l’arrière-garde mâle, qui passe le flambeau à un personnage féminin, Vi. Le seul équilibre des sexes se trouve, encore une fois, du côté de Mel et Jayce, Jayce prenant de l’assurance au fil des épisodes et présentant à la fin de vraies qualités de leader, avec sa compagne à ses côtés : ni derrière lui comme une fatma, ni devant lui comme une marionnettiste… tout simplement à ses côtés. Certains esprits conservateurs s’en satisferont suffisamment, ainsi que de tout le reste, pour ignorer, voire excuser la main lourde qu’ont quand même eu les scénaristes sur ce plan. J’en fais partie : le POSITIF l’emporte largement à mes yeux sur le NÉGATIF. Par K.-O., dirai-je même.

Une des façons qu’a le « wokisme » d’exprimer son problème pathologique avec l’homme blanc hétérosexuel est d’accumuler les couples faits d’un « homme de couleur » (signifiant noir, jamais asiatique) et d’une femme blanche, OR le couple-phare de la saison consiste en un homme blanc (désolé, Américains, je place les Latinos chez les Blancs) et une femme noire (hérésie !). Soyez-en certain, ce cas de figure est SI RARE que je n’en vois qu’un autre exemple, qui m’est immédiatement venu en tête, celui de Jim et Naomi dans The Expanse (déjà citée plus haut !). Le « wokisme » accompagne sa sanctification de la femme (sauf lorsqu’il estime qu’un barbu de cent kilos peut en devenir une JUSTE parce qu’il l’a décidé) d’une descente en flamme de l’homme blanc hétérosexuel comme si la première ne fonctionnait pas sans la seconde… il n’en est rien ici : les personnages masculins comme les personnages féminins ne seront ni sanctifiés, ni descendus pour ce qu’ils sont. Les femmes ont la part belle dans la série (le ratio H/F est cependant assez équilibré, avec Vi, Powder, Caitlyn, et Mel d’un côté, Jayce, Viktor, Silco et Vander de l’autre… plus Heimerdinger, après tout un personnage à la moustache très virile), ces femmes ont toutes une sacrée gueule, et c’est très, très bien comme ça, MAIS aucune n’est parfaite, même la plus brave d’entre elles. Elles ont toutes leurs défauts, elles se plantent toutes à un moment où à un autre, voire à plusieurs moments, Vi passant son temps à prendre la mauvaise décision, Jinx tuant des innocents, Sevika ne valant pas mieux moralement que Silco. De ce point de vue, Arcane est l’ANTI-Ghostbusters 2016 ou Charlie’s Angels 2019. Et c’est très, très bien comme ça.

Autre argument en sa faveur : Arcane donne de l’importance à la figure du PÈRE (la mère à Mel étant la seule des personnages de mères à vraiment marquer les esprits, mes excuses à Mmes Kiramman et Talis) (nul besoin de préciser que le père-soja M. Kiramman ne sera plus mentionné dans ce paragraphe). Vander est l’incarnation absolue de la figure paternelle idéale, qu’Arcane célèbre à travers lui : protectrice, valeureuse, chaleureuse, caverneuse, et se sacrifiant à la fin pour sauver sa fille ; le gars fait un carton plein. Dans le dernier épisode, son fantôme sera partout, Vi l’entendra lui remonter le moral de sa voix rassurante (« That’s my girl… »), Jinx placera sa pipe sur l’assiette qui lui sera dédiée lors de la « tea party », Silco versera une lichette d’alcool au pied de sa statue. En parlant du loup, Silco est, sans surprise, un cas de père sur lequel il est bieeeen moins aisé de se faire une opinion arrêtée : alors que Vander s’est très clairement sacrifié pour Vi, d’aucuns se demandent si c’est bien de Jinder que Silco tire la paix dans laquelle il meurt. Son narcissisme a suffisamment été abordé. Mais j’ai aussi abordé… le fait que les choses ne sont pas si simples. Silco n’est pas aux antipodes de ce que doit être un père : il a recueilli Powder, il a nourri Powder, il a éduqué Powder, et gare à celui qui s’en prenait à elle. Et à la fin, c’est dans sa qualité de père qu’il trouvera la paix, si tordue cette qualité fût-elle.

C’est entendu : la raison pour laquelle Arcane est appréciable par les plus anti-woke d’entre nous est qu’à aucun moment on ne sent d’« agenda », d’intention idéologique derrière l’action. J’ai abordé sous cet angle le couple Vi/Caitlyn, qui se formera organiquement, sans que ni l’une, ni l’autre ne soit traitée comme une ambassadrice de cause. J’ai écrit, dans le chapitre dédié aux personnages, que ces derniers SORTENT progressivement de leur stéréotype tout au long du récit, existent très vite par eux-mêmes. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la pensée woke, qui aime mettre les gens dans des cases : aucun personnage de la série ne se réduira ni ne sera réduit à son sexe ou à sa couleur de peau. Le fait que Silco est un mâle blanc n’entrera jamais en compte, ni le fait que Vi a les cheveux roses, ou le fait que Jinx a les cheveux bleus. Aucune femme ne dira qu’elle agit « au nom de toutes les femmes de Piltover ». La couleur de peau d’Ekko ou de Mel ne sera jamais évoquée, pas plus que celle des personnages blancs. La vérité est que pour promouvoir la diversité, il n’y a rien de mieux que de le faire discrètement – ce qui n’est clairement pas le cas de la plupart des séries actuelles. Je l’ai écrit dans le PREMIER paragraphe du présent article : Arcane… a été conçue… par des gens… intelligents (oui, Netflix n’a clairement joué aucun rôle dans sa production), ce qui l’a immunisé contre une idéologie détestable qui ruinera sans nul doute, par exemple, le spin-off du Seigneur des Anneaux que produit Amazon Prime. Mais les choses ne sont pas SI mal faites : grandes sont les chances que ce machin, woke ou pas, n’aura pas le centième des qualités du chef-d’oeuvre de Riot Games et Fortiche Productions.

Une adaptation de jeu vidéo ?

Arcane porterait alors, peut-être, le coup fatal au préjugé selon lequel les adaptations de jeu vidéo ne peuvent qu’être complètement pourries. Selon lequel c’est écrit. Avouons que jusqu’ici, ça semblait l’être : de Super Mario Bros (que j’ai eu l’illustre chance de voir AU CINÉMA à dix ans, merci papa-maman) au tout nouveau et pitoyable Uncharted, en passant par cette franchise Sonic que personne n’a demandée, les Resident Evil, mauvais quel que soit le réalisateur (et je mets les adaptations animées japonaises dans le lot), les humoristiques Street Fighter et Mortal Kombat (ah, les années 90), Tomb Raider (non, l’Angelina Jolie d’alors n’excuse pas tout), le Max Payne avec Mark Wahlberg (c’est arrivé), Hitman et Hitman : agent 47 (c’est arrivé), Assassin’s Creed, Warcraft, le cultissime nanard Dragonball Evolution, ou encore Prince of Persia (qui a failli être le Green Lantern de Jake Gyllenhaal ?), l’exercice oscillait depuis trente ans entre l’insignifiant et le désastreux, Pokémon Détective Pikachu semblant être la (gentille) exception à la règle. Attention : la plupart des adaptations ciné de jeu vidéo à venir seront très probablement pourries, elles aussi, hein. Les plus négatifs diront même qu’Arcane n’a rien changé à la condition des adaptations ciné de jeux vidéo puisqu’Arcane n’est PAS du ciné. Mais peu importe. Dans un cas comme dans l’autre, on parle d’animation. Ce qui importe, c’est qu’à la sortie de ses neuf épisodes, rien ne va plus.

La vérité, et j’écris cela après d’intensives recherches, est qu’Arcane est peut-être BIEN PLUS qu’une adaptation, en tout cas BIEN TROP à mon goût pour être ainsi qualifiée. Car League of Legends n’a pas d’intrigue à proprement parler, pas de fil narratif, juste un univers, a priori travaillé et cohérent, mais que le jeu ne peut QUE survoler puisqu’il consiste avant tout en un festival de boum-boum, et des personnages, dont les scénaristes de Riot Games ont bricolé au fil du temps des biographies a priori assez étoffées, comme on peut le voir sur le site officiel de LoL, mais dont le jeu ne peut pas faire grand-chose pour la même raison (boum-boum), et qui, de fait, ne sont pas NÉCESSAIRES pour jouer. LoL est un MOBA, pas un RPG. Les personnages marquent surtout par leurs design, leur style de combat, et leurs poignées de répliques « cools » caractéristiques de chacun d’entre eux. Or Arcane est avant tout une histoire, portée avant tout par des personnages. La série n’essaie pas de raconter l’univers de LoL. Ce n’est pas « LoL : Origins ». Linke et Yee ont pris deux de ses lieux, Piltover et (prochainement) Zaun, certains de ses personnages les plus importants, et raconté une histoire ORIGINALE – raison pour laquelle les bios ne leur ont pas été d’une grande aide. LoL est avant tout du boum-boum, alors qu’Arcane donne une importance considérable aux dialogues (les scènes d’action n’étant pas SI nombreuses que ça) et à son exploration des tourments de l’âme (dans une certaine limite, ce n’est pas du Tolstoï). La série a pris certains des personnages importants du jeu, sans même les affubler de leurs éléments iconiques (Vi n’aura pas ses super-gantelets avant l’épisode 8, ni Jayce son super-marteau), les a développés au point de les rendre parfois presque TROP humains, en a carrément modifié certains, et a ajouté à cette galerie deux personnages originaux qui sont parmi ses plus GRANDES réussites, Silco et Powder – parce que Powder reste à mon sens dissociable de Jinx, en dépit de ce que j’ai écrit plus haut. Elle a pris quelques unes des répliques clés, qu’elle a disséminées dans les six heures de récit, pris une esthétique et se l’est appropriée pour en faire une œuvre d’art, s’est approprié un monde. Il reste aux talentueux scénaristes d’en faire quelque chose qui rivalisera avec ceux des classiques de SF. En d’autres termes, afficionado de la série ignorant tout du jeu, si jamais tu décides de jeter un œil à des vidéos de gameplay sur YouTube, tu peineras sans doute à voir le rapport, comme ça a été mon cas. Oui, peut-être Arcane est-elle PLUS, est-on tenté de conclure. Une œuvre simplement INSPIRÉE de League of Legends.

Seulement voilà : si elle n’est pas une adaptation de jeu vidéo pour cette raison, alors ni Super Mario Bros, ni Street Fighter, ni Mortal Kombat ne le sont non plus, puisqu’eux n’ont MÊME PAS d’univers étoffé ni de biographies de personnages élaborées ! Or, tout le monde sait qu’ils en sont. Alors Arcane serait-elle peut-être simplement… une adaptation réussie ? Peut-être nier en bloc sa qualité d’adaptation est-il une perte de temps ? Peut-être la leçon historique à tirer de cette expérience historique, malgré les plantages susmentionnés, est-elle qu’une adaptation de jeu vidéo a au contraire MOINS de chances de se vautrer si elle joue sa PROPRE partition plutôt que de retravailler laborieusement l’intrigue déjà développée d’un jeu vidéo aux airs de film interactif, comme Tomb Raider, Max Payne, ou encore Uncharted ? Au fond, si Arcane a fait ce qu’aucune adaptation de jeu vidéo ou presque n’a réussi à faire en plus de trente ans, c’est tout simplement parce que derrière, il y avait du talent… alors que derrière toutes les autres ou presque, ben, y en avait pas.

(La saison 1 contient UNE scène, d’action, que je peux sauter lors de nouveaux visionnages, l’attaque de l’usine de shimmer à la fin de l’épisode 8 par Jayce, Vi, et la police de Piltover, et la baston qui s’ensuit contre les sbires de Silco : la réalisation et l’animation sont solides, comme toujours, mais le déroulement de l’action, prévisible (du moins jusqu’à la mort du gamin), l’accompagnement musical, oubliable, et… comme par hasard, c’est LE moment de la série qui m’a rappelé que j’avais en face de moi une adaptation de jeu vidéo !)

Une chose est certaine : Arcane ne m’a donné aucune envie de jouer à LoL, c’est-à-dire de vivre ce monde de haut, de loin, en perspective isométrique, avec les visages de personnages que j’ai appris à aimer réduits à un tas de pixels. Ce qui me plairait davantage ? Que Riot Games développe un jeu d’aventures-action Arcane À LA TROISIÈME PERSONNE, à la direction artistique semblable à celle de la série, et aux graphismes, et au gameplay, dignes d’un classique du genre (et compatible PC !). Vous imaginez jouer une Jinx ou une Vi qui auraient, grosso-modo, les mêmes gueules que celles de la série ? Avec un mode photo ? Ça ne coûte rien de demander.

Les meilleurs moments

Compte tenu de la longueur de ce texte, foutu pour foutu, il serait dommage de ne pas célébrer dans le détail les meilleurs moments de cette glorieuse première saison d’Arcane – dont certains l’ont déjà été, célébrés, mais quelque chose me dit que vous tolérerez quelques redondances, à ce stade. Allons-y chronologiquement.

Dans l’épisode 1, le prologue, dont j’ai suffisamment loué le génie muet ; la course-poursuite spielberguienne entre la bande de gamins et les « pacifieurs » de Piltover, dont la richesse visuelle et le dynamisme contrastent efficacement avec le prologue et annoncent une sacrée énergie ; la scène sur les toits où Vi remonte le moral d’une Powder en plein blues, moment plein d’une belle affection qu’amplifient les lumières chaudes de la ville et qui finit sur les chœurs pleins de promesses d’Alexander Temple, face auquel on se dit que mine de rien, on est DÉJÀ attaché à ces satanés personnages…

Dans l’épisode 2, la scène de la descente des « pacifieurs », où les gamins se planquent dans le sous-sol de la Dernière Goutte, qui donne une idée de la maîtrise de la tension chez Charrue et Debord, capables d’enfoncer le spectateur dans son fauteuil avec une situation pas non plus HYPER-spectaculaire. À la question « Powder va-t-elle tenir bon accrochée à la tuyauterie, ou va-t-elle lâcher prise et alerter la flicaille ? », on sait pertinemment que la réponse est A, ou du moins CROIT-ON le savoir parce qu’on ignore encore de quoi la série est capable, mais le montage alternatif de cette scène avec le combat de coqs que se livrent Vander et Marcus, ainsi que les synthétiseurs d’Alexander Temple, font toute la différence. Certains disent n’avoir VRAIMENT accroché à Arcane qu’à partir de l’épisode 3. D’autres, certes minoritaires, étaient selon eux carrément sur le point de décrocher avant que ledit épisode ne sauve magistralement les meubles. C’est, pour moi, du chinois. Oui, les deux premiers épisodes de cette saison sont indéniablement les moins forts. C’était inévitable. Mais les trouver FAIBLES ? Alors qu’on pouvait déjà s’y régaler de l’animation, de la réalisation, de la direction artistique, des personnages, de l’interprétation, de la bande originale qui seront ceux des épisodes suivants ? Alors que sans eux, l’épisode 3, tout brillant soit-il, n’aurait JAMAIS eu son impact émotionnel ? Nah. Réfléchissez un peu, les gars.

Dans l’épisode 3 (donc), l’introduction, dont la beauté a elle aussi été suffisamment louée ici, avec cette vision envoûtante de Silco s’enfonçant dans les eaux noires du Pilt, percée de flashs brutaux qui expriment sa pulsion de vie en montrant ce qui s’est réellement passé, lui, luttant plutôt que de se laisser sombrer ; toute la confrontation dans l’usine désaffectée entre Vi & Cie et le gang de Silco, dont la progression dramatique, mécanique impeccablement huilée qui écarquille les mirettes de stupeur, accroche le spectateur pour ne plus le lâcher un seul instant (jusqu’à la fin de LA SAISON) ; et évidemment, BIEN évidemment, cette fin inoubliable, où la conjugaison des talents de l’équipe créatrice confine au miraculeux, qu’encapsule plus spécifiquement l’animation faciale des deux sœurs dans ce qui est un des moments les plus déchirants de l’histoire de l’animation. Ouais, tout l’épisode, quoi. En fait.

Dans l’épisode 4, la présentation orale, par le professeur Heimerdinger, puis visuelle, des avancées de Piltover, où la combinaison d’une poignée de superbes panoramas de la ville au jour naissant et de la sarabande aux violons de la bande originale, qui CRIE l’aube d’un nouveau jour, galvanise, met dans un état d’euphorie adapté à un épisode post-bond dans le temps ; la scène virevoltante de l’attaque du convoi de shimmer par les « Firelights », où l’on ne comprend pas tout à fait ce qu’il se passe (qui sont ces nouveaux « players » ?) et c’est tant mieux ; et évidemment, BIEN évidemment, TOUTES les apparitions de Jinx : la première, lorsqu’elle émerge d’un nuage de fumée, dans un silence de plusieurs secondes qui paraissent une minute, la seconde dans cette scène remplie à ras-bord où l’on découvre, complètement largué, sa relation archi-tordue avec papa Silco, la troisième dans sa tanière, TABLEAU à elle toute seule, où le traumatisme que lui a laissé cette funeste nuit apparait plus viscéralement à l’écran qu’on n’osait l’imaginer…

Dans l’épisode 5, la scène de la tanière où l’explosion du cristal bleu qu’a volé Jinder ravive sévèrement son traumatisme et la fait fuir dans un moment discrètement émouvant (parfaitement joué par Ella Purnell) ; la démonstration de parkour incroyable (littéralement, mais on s’en fout) de Vi dans les faubourgs de Zaun, autre modèle de « world-building » où cette dernière est racontée sans une ligne de dialogue, et dont cet excellent plan en vue subjective donne envie de rejouer à Mirror’s Edge ou Dying Light (Vi porte même une capuche, à la Assassin’s Creed…) ; le craquage de plomb de Jinder dans la salle d’arcades abandonnée, où son syndrome de stress post-traumatique fait DE NOUVEAU des siennes lorsqu’elle essaie de battre la même machine d’entrainement que sa grande sœur, et où un montage hypercut alterne plans d’elle et plans du souvenir de Vi effectuant les mêmes mouvements d’attaque cathartiques, et exprime tout son chaos intérieur (j’aurais pu en parler dans le chapitre Le Passé, tiens) ; la spectaculaire empoignade entre Vi et Sevika, dont j’ai loué bien plus haut l’impressionnant respect des lois de la gravité ; et, nartürlich, ce montage musical (mon deuxième préféré de la série) dont j’ai évoqué les airs de générique de James Bond, où s’enlacent, dans un maelström visuel d’une créativité sidérante que ne se serait JAMAIS permis un gros film d’animation hollywoodien, des images de Jayce et Mel couchant ensemble et du Hexcore assimilant une goutte de sang de Viktor, qui dit tout sur l’obsession féconde du chercheur à travers sa juxtaposition du climax sexuel et de l’épiphanie scientifique.

Dans l’épisode 6, la scène du limogeage de Heimerdinger initié malgré lui par un Jayce à la mine sombre, et l’expression de trahison et de déception dans le regard du petit personnage – il a beau le mériter, on ne peut s’empêcher de compatir –, sans oublier ses oreilles tombantes ; LA scène de la fusée éclairante, où plus précisément le montage musical qu’elle déclenche sur l’ensorcelant Guns For Hire de Woodkid (aaaaah, Woodkid), mon montage préféré cette fois-ci, un moment à couper le souffle de la façon la plus littérale possible, dont le degré d’émerveillement qu’il m’a inspiré m’a donné l’impression de voir quelque chose du niveau des grands classiques de Disney, et dont le lyrisme a sidéré Hideo Kojima au point de le faire tweeter sur le coup de l’émotion… cette vision de Mylo et Clagger dans le dos de Jinx… Silco passant ses nerfs sur Deckard parce qu’il sent son monde en danger pour la première fois depuis longtemps… on ne fait pas plus épique que ça ; et évidemment, BIEN ÉVIDEMMENT, les intenses retrouvailles qui s’ensuivent entre les deux sœurs, que les chefs d’orchestre de la série ont réussi à ne pas rater, soit un sacré putain d’accomplissement en cette ère de fréquentes déceptions – mention au plan du corbeau croassant sournoisement entre le « who is she ? » de Jinx et le « who are you ? » de Caitlyn… les petites choses.

Dans l’épisode 7, l’idée hilarante des plans subjectifs de Vi et Caitlyn alors qu’elles s’excitent toutes seules avec un sac en toile sur la tête ; ce NOUVEAU moment dans la tanière de Jinder (je vous l’ai dit, TOUTES ces scènes sont collector) où, blessée, la pauvre fille se « soigne » à l’agrafeuse, son reflet dans le miroir brisé de son espace de travail reflétant la dégradation de son état mental – excellente idée, excellente exécution ; la scène de la réunion des chefs de gang écourtée par la « badasserie » jubilatoire de Silco, avec les plantes mourant en arrière-plan au contact de l’air des bas-fond en guise de détail qui tue ; et évidemment, BIEN ÉVIDEMMENT, TOUT le morceau de bravoure nocturne sur le pont, théâtre par défaut des opérations, où se télescopent cette fois-ci l’essentiel des partis, de Vi à Jinder en passant par Caitlyn, Ekko et Marcus, Silco et Jayce arrivant sur le tard… morceau atteignant son acmé dramatique dans la confrontation entre Jinder et Ekko, que très peu de gens comprennent au premier visionnage (« attends y s’passe quoi, là, le gars voyage dans le temps, ou kek’chose ? »), mais où le goût des réalisateurs pour le langage du clip vidéo trouve sa plus sensationnelle expression, et emporte toutes les adhésions.

Dans l’épisode 8, le flashback littéralement cauchemardesque de l’enfance de Mel dont la sort brutalement le vrombissement lui-même cauchemardesque des sirènes de la ville, elle se réveillant en nage dans son lit surmonté de ce tableau rouge sang ; les éprouvantes hallucinations paranoïaques de Jinder aux portes de la mort ; la scène enivrante de beauté où Viktor court à perdre haleine sur le port, où l’on se dit que la série ne rate décidément AUCUN de ses effets ; la mort de Sky qui suit immédiatement, comme un réveil téléphonique des enfers ; toute la scène de la douche où Caitlyn repasse dans sa tête l’âpre film de ses adieux à Vi alors que retentit le symphonique Fallout, réalisant peut-être que leur relation ressemble moins au mélange impossible de l’eau et de l’huile qu’à celui trouble et vivant de l’eau et du sang, comme ce sang qui coule de sa plaie… ou comment rendre épique une scène de douche… et ce DERNIER plan, dans lequel je n’avais pas repéré Jinx à mon premier visionnage…

Enfin… dans le déjà culte « grand finale », le deuxième round survolté et survoltant entre Vi et Sevika, qui commence comme un western, fait de pauses épatantes, limite rock’n’roll, revanche désirée ET obtenue ; l’étonnante rencontre au soleil couchant entre Jayce et Silco, modèle de moment dont on encadrerait volontiers deux ou trois plans ; évidemment, BIEN ÉVIDEMMENT, TOUTE la « tea party » orchestrée par la chapelière folle, sur laquelle nous nous sommes également suffisamment arrêtés, climax des climax, et modèle de crescendo dramatique où l’image s’emballe en harmonie avec la descente aux enfers psychologique de Jinder ; et, bien sûr, ce final, à la fois frustrant et réjouissant, plein d’amertume… et plein de promesses.

Conclusion

Voilà. Arcane, c’est pile ce qui arrive quand décident de faire un truc ensemble des gens intelligents, talentueux et avisés plutôt que des gens bêtes, incapables et perfides. En dépit de ses quelques notables défauts, je n’ai aucun mal à le qualifier de chef-d’œuvre béni d’un immense potentiel de revisionnage, ce qui est arrivé de plus important à l’animation depuis des années, un classique instantané, et tout simplement une des plus grandes fictions animées jamais faites. Il importe d’utiliser la formulation vague de « fiction animée » pour inclure indistinctement séries ET films, toute époque et tout pays d’origine confondus.

Le Japon n’a rien à prouver depuis des décennies dans le domaine de l’animation, mais la culture de la japanimation a, hélas, fini par conduire à une surproduction de séries animées dont le résultat ne pouvait qu’être une overdose d’œuvres formatées et sans âme, faute de temps de gestation… alors que la série de Riot Games et Fortiche Productions est, elle… eh bien, le fruit du processus INVERSE. L’objet de l’affection infinie de créateurs qui n’avaient rien à prouver et ont laissé le champ libre à un studio indé, que personne n’attendait au tournant, pour faire ce qu’il fallait. Le champ libre… et du temps. Ils ont été des partenaires artistiques, VOILÀ ce qu’il faut faire, VOILÀ le chemin à emprunter. Au passage, on a beaucoup loué les séries animées Invincible et Castlevania, l’année dernière – clairement sans en faire autant qu’au sujet d’Arcane. Les Américains seraient-ils en train de retrouver leur suprématie dans ce domaine après des décennies de vaches maigres où seul le combo Disney/Pixar sauvait les meubles ?

Si Arcane accomplit le miracle de maintenir cette qualité dans sa seconde saison, et, soyons fou, s’il s’étend carrément sur plusieurs, la série pourrait s’imposer à terme comme le Game of Thrones de l’animation – sans la dégradation qualitative et le suicide collectif final, il va sans dire. MAIS… soyons malins. Ne soyons pas trop gourmands. Les gars, n’essayez pas de faire mieux JUSTE pour faire mieux, et dans le sens de faire forcément plus gros, de taper forcément plus fort. Ne vous laissez pas piéger par cette logique pourrie. Vous devrez tenir bon, et rester vous-mêmes dans cette périlleuse aventure, là où mille autres se sont royalement plantés, ivres de leur succès, et pressurisés par leurs studios ivres de sousous.

Vous savez quoi ? Et ça vient de quelqu’un qui a besoin de cette saison 2 pour avant-hier : prenez votre temps. Première fois que je dis ça, sidérant, mais le mal est fait, donc autant bien faire les choses. Alors, oui, prenez votre temps. Surtout si ça vous permet d’écrire une deuxième saison qui, soyons encore fous, corrigera les quelques carences scénaristiques de la première. Et nous donnera quelques unes de ces choses que j’aurais tant aimé voir, et tant d’autres que nous n’aurons pas vu venir. Pour les joueurs comme pour les non-joueurs. Parce que vous l’avez compris, hors de question que je me mette à League of Legends. Même si ce truc m’attirait, il parait que ça rend taré.

Bonus : les cinématiques de League of Legends

Riot Games a développé avec le temps une tradition des cinématiques promotionnelles, qui sont devenues de véritables événements dans le milieu, et dont le nombre, ainsi que le budget, croissent d’années en années. Maintenant, contrairement à ce que jurent les fans dans toute leur fan attitude, ces cinématiques, rien de moins que des courts-métrages, sont rarement d’une originalité saisissante, à quelques exceptions comme Shurima: Rise of the Ascended ou Tamh Kench The River King. Certaines d’entre elles ne ressemblent à RIEN, je pense à des machins insipides comme le sailormoonesque Star Guardian Ahri, qui mélange 2D et 3D pour un résultat calamiteux, ou, dans une moindre mesure, Light and Shadow, qui fait le même mélange pour un résultat bien moins foireux, mais un spectacle qui ne divertira là aussi, au mieux, que les gamins. D’autres sont visuellement remarquables mais dénués de caractère, comme le fantasme féministe ambulant Awaken. Puis il y a, ci-dessous, ceux que je garderai durablement en mémoire, qui vont du très fun… au très impressionnant.

Annie: origins (2018) (ci-dessous) est un formidable exemple, somptueux assemblage numérique de tableaux vivants dont le message très simple se résume à : aimez vos enfants. Ce court me semble avoir carrément influencé Arcane, avec son atmosphère sombre, son personnage de gamine cassée, son goût pour les présages visuels, son ours en peluche que les scénaristes d’Arcane auraient remplacé par le lapin en peluche de Powder, ce moment où le père aimant se sacrifie pour sauver sa fille comme Vander le fait en sauvant Violet des flammes, et sa gamine tuant involontairement ledit père… bon, vous avez compris. À n’absolument pas louper. Et puis, ces vidéos sont courtes.

Un autre court qui sort du lot est le chatoyant Welcome Aboard | Odyssey (2020) qu’on peut situer aux antipodes d’Annie: Origins d’un point de vue tonal et esthétique. Pas quelque chose de MAJEUR, mais deux minutes trente d’humour bon enfant et d’excellente qualité graphique n’ayant cette fois-ci RIEN à voir avec Arcane, je pense surtout à sa Jinx, qui est d’humeur fendarde et a des cheveux oranges – toutes les années ne changeront pas « notre » Jinx en ça. En somme, quelque chose de plus proche, me semble-t-il, de League of Legends tel que les fans le connaissaient.

L’archi-divertissant et techniquement impeccable You Really Got Me (2020) (ci-dessous), produit un peu plus tard, va plutôt bien avec Welcome Aboard, lâchant dans une vallée verdoyante la même très amusante (et assez adorable, je dois dire) version de Jinx, qui se sentait un peu à l’étroit dans le vaisseau spatial du précédent clip. C’est avec lui que j’ai découvert le personnage de Lux, la guerrière blonde, qu’il serait fort sympathique de croiser dans l’univers (esthétique, notamment) d’Arcane.

Le plus court Warwick: The Wrath of Zaun (2019), centré sur un effrayant personnage d’homme transformé en loup, dont on aperçoit la silhouette dans le laboratoire de Singed à la toute fin de l’épisode 9 d’Arcane, et dans lequel certains sont persuadés de voir Vander, se démarque du lot en adoptant le point de vue d’un gars poursuivi par la créature pour un résultat inévitablement immersif et tendu qui ferait un excellent jeu vidéo d’horreur.

Enfin, le superbe et plus long The Harrowing: Tales of the Black Mist (2014) (ci-dessous) a une gueule de bande-annonce du prochain Tim Burton, et je parle du BON Tim Burton, celui des années 90, avec sa fausse « stop-motion » (puisque numérique) qui rappelle celle réelle de L’Étrange Noël de Monsieur Jack, son imagerie gothique, ses marionnettes sinistres, son récit de brume noire venue des mers (magnifiques vagues déchaînées du petit théâtre de marionnettes rappelant celles du spectacle dans l’épisode 5 d’Arcane) apportant sur la terre des esprits maléfiques, et sa conclusion joliment tragique.

League of Legends, le jeu tel qu’il est joué, semble n’avoir rien fait d’intéressant de cette cinématique, comme c’est le cas de pas mal d’entre elles, à en croire les fans lucides, Riot Games s’en servant essentiellement comme de plateformes de lancement d’upgrades du jeu et autres. C’est dommage. Enfin, dommage pour les joueurs. Parce que le non-joueur que je suis s’en contrefout royalement, et apprécie ces cinématiques indépendamment du reste, pour ce qu’elles sont.

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