A Perfect Day (Un jour comme un autre)
Très bonne surprise que cette comédie dramatique contant les pérégrinations d’un petit groupe d’humanitaires dans la Yougoslavie en guerre du milieu des années 90. Petite mise en contexte. De loin, A Perfect Day ressemblait à un film raté : metteur en scène inconnu au bataillon frôlant pourtant la cinquantaine (l’espagnol Fernando Leon de Aranoa), casting international ayant statistiquement de grandes chances d’être internationalement boursouflé, promo quasi-inexistante, sujet pas super-lisible et plutôt casse-gueule… pour toutes ces raisons, son visionnage a requis moult conditions : avoir déjà vu tous les films intéressants projetés dans le multiplexe du coin, être accompagné de gens ouverts et délicats, et, euh, avoir envie. À ma satisfaction rétrospective, ces conditions ont été étonnamment réunies lors d’une soirée qui a produit en l’auteur de ces lignes un inévitable examen de conscience cinéphilique : ne jamais critiquer avant d’avoir vu.
Une comédie réussie sur la guerre, c’est ENCORE possible…
N’empêche qu’A Perfect Day (APD) est une VRAIE surprise – comme il a dû l’être pour la majorité des deux-cents autres clampins de l’hexagone qui sont allés le voir en salle. Et si la surprise a été si grande, c’est avant tout pour une raison : il est très, très divertissant. Son humour truculent prend un peu de court, au début : on s’attendait à quelques blagounettes par-ci, par-là, mais certainement pas à Tim Robbins en vétéran dépenaillé taquinant à répétition une adorable petite bleue avec une dépouille de vache supposément minée et posée en plein milieu de la route pour faire un maximum de carnage. L’humour a beau être quelque chose de relativement subjectif, risquons-nous à l’affirmer : APD est VRAIMENT marrant. ET rempli de répliques mémorables, souvent associées au personnage joué par Robbins, comme ce moment où il aperçoit pour la première fois Katya, interprétée par Olga Kurylenko, et demande « d’où elle vient, Mannequin Sans Frontières » ?
Pourtant, ça parle de guerre, parbleu, et même pas sous l’angle distancié de la satire. Éliminons donc tout malentendu à ce sujet : APD est une histoire de guerre à l’échelle humaine… et c’est PRÉCISÉMENT pour ça que ça peut être drôle. Éloignez suffisamment votre caméra du terrain pour avoir tous les Balkans dans le champ, adoptez ce qu’on appelle une vue d’ensemble : entreront alors dans ce dernier un nombre substantiel de saloperies salissantes qui vous interdiront presque le recours à l’humour, même sur une fin de conflit comme celle présentée dans le film. Mais au quotidien, à moins d’être dans un enfer perpétuel comme Nankin en 1937, la Pologne de 1941, ou le Cambodge des Khmers rouges, une guerre n’est pas forcément un enchainement continu de pogroms et de viols collectifs, ce n’est pas un torrent de sang continu, c’est un petit théâtre du tout ou rien, de chance et de hasard, où la vie peut être un petit fleuve tranquille plusieurs mois durant avant de basculer sans transition dans l’horreur en un coup de malbol… lorsque notre route croisera celle d’un escadron d’assassins en manque, par exemple. Alors, en prenant pour cadre les derniers jours de la guerre des Balkans, en mode casques bleus et morosité apathique sporadiquement perturbée par des explosions de vaches piégées, le réalisateur ne plongeait pas exactement sa petite troupe dans l’enfer du Vietnam – qui a elle-même eu droit à sa satire avec M.A.S.H., ceci dit. Après tout, APD ne traite pas de reporters de guerre. Ce n’est pas La Déchirure, Salvador, ou Under Fire. C’est une histoire d’humanitaires. D’humanitaires évoluant sur un territoire ravagé par un conflit déjà long de plusieurs années, certes, et que le réalisateur ne cherche certainement pas à ignorer – après tout, son film ne démarre-t-il pas sur un cadavre gisant au fond d’un puits ? –, mais aussi de professionnels faisant du mieux qu’ils peuvent pour ne PAS se laisser broyer le moral par cette tragédie XXL. En gros, ils sont pas là pour chouiner, ils sont là pour aider, et tant qu’à faire, pourquoi ne pas le faire dans la bonne humeur ? Enfin… tant que possible ?
Mais l’humour n’empêche pas d’être responsable…
APD profite donc de son droit d’amuser, sans aucunement minimiser la tragédie. Aranoa présente son film comme un « drame à l’intérieur d’une comédie à l’intérieur d’un road-movie à l’intérieur d’un film de guerre », mais dans cette confusion voulue et pour le moins intrigante des genres, le premier terme choisi est bien « drame ». Comme dans tout scénario bien écrit, l’humour pourtant très présent ne parasitera donc à aucun moment le sérieux des scènes sérieuses. Par exemple [Spoiler alert !], quand Mambru et Sophie tombent sur les parents du jeune Nikola pendus dans le jardin de leur maison en ruine alors que ce dernier les croit réfugiés dans une ville voisine, PERSONNE ne se marre, dans la salle [/spoiler off]. Parce que ce n’est pas le moment. Tout comme à la fin, quand Mambru, [re-spoiler alert !] frustré par l’échec, manquera de provoquer une rixe pour des questions de principe [/spoiler off]. APD est un film doté d’un VRAI propos sur la douloureuse absurdité des échecs que rencontrent régulièrement, en temps de guerre, des bénévoles d’ONG partis avec leur seule volonté de bien faire (de l’aveu du réalisateur, son films souligne qu’en plus de sauver des vies, ces gens sont toujours présent en cas de besoin pour les populations locales). Cette « absurdité » est même une de ses caractéristiques majeures, puisque le scénario, malin, fonde sa progression sur une sorte de MacGuffin improbable : la quête d’une corde pour récupérer le cadavre susmentionné. Et à la fin, quand l’impossibilité de satisfaire une tâche si dérisoire rendra l’absurdité douloureuse, cela n’inspirera au réalisateur qu’une douce amertume plus efficace que mille complaintes pathétiques. Une douce amertume en phase avec celle des protagonistes, trop occupés à lutter contre l’abandon et la résignation pour y accorder plus d’attention que cela. Alors, le drame continuera d’exister, fatalement, généralement en arrière-plan, parfois en premier, mais ce qu’Aranoa refusera de faire du début à la fin, ce sera mettre l’emphase sur la bestialité de la guerre, soit un parti pris tout à fait respectable. (1)
N’oublions pas la plus importante des douces amertumes : celle du réalisateur. Si APD brosse un portrait aussi réaliste et intime des humanitaires, c’est grâce au caractère et à l’expérience d’Aranoa, chef de file de la veine sociale du cinéma espagnol (pas vraiment une surprise) qui a commencé sa carrière au milieu des années 90. Je n’ai vu aucun de ses précédents films, mais cette erreur sera sans doute bien assez tôt rectifiée. Ces derniers, souvent primés dans les festivals de son pays (Familia, Goya du meilleur réalisateur, Barrio, Coquille d’argent à San Sebastian, la consécration Les lundis au soleil, avec Javier Bardem, Goyas ET Coquille d’or), traitent des petites gens et de « ce(ux) qui ne compte pas », du chômage à l’immigration en passant par la prostitution et la tragédie de l’alcoolisme. Les critiques louent leurs personnages profondément humains et attachants, leur acteurs excellemment dirigés, et… leurs dialogues souvent drôles, « ne sombrant jamais dans le cliché, le pathos, ou la lourdeur », cf. Wikipédia. Mais surtout, Aranoa connait bien le milieu de l’humanitaire. Il a déjà travaillé auprès de vrais bénévoles dans des pays en guerre, notamment lors de la guerre en Bosnie, en 1995, soit la période dans laquelle se situe l’action de son nouveau film. La première fois qu’il a entendu parler du livre Dejarse Llover, de Paula Farias, duquel il tirera APD, le cinéaste était en train de tourner un documentaire dans le nord de l’Ouganda avec des membres de Médecins sans Frontières. Tous les personnages d’APD, du boyscout ténébreux Mambru (Del Toro, monstre de charisme même quand il est fagoté n’importe comment et rasé comme un Chicanos) au baroudeur boute-en-train B (Tim Robbins, réjouissant de nonchalance) en passant par la bleue blonde Sophie (notre Mélanie Thierry nationale, impeccable en idéaliste tombée du 15ème arrondissement), la belle cadre Katya (Olga Kurylenko, dont la plastique stratosphérique n’éclipse cette fois-ci pas le personnage), et le traducteur Damir (Fedja Stukan, autre touche comique lorsqu’il est pris entre deux feux), sont traités d’égale manière avec une affection contagieuse, et la douce amertume d’Aranoa devient alors la leur, ainsi que celle de leurs interprètes, tous visiblement impliqués dans une aventure qui n’a CLAIREMENT pas été tournée en studio…
Ni de faire du cinéma, du vrai !
En plus d’être un conteur compétent, Aranoa se révèle ici un faiseur d’images solide : sa mise en scène punchy, qui bénéficie d’un montage serré, est aussi à l’aise dans la répartie comique que dans l’installation d’ambiances pas si détendues du gland, et sait s’aménager quelques très belles pauses contemplatives – en même temps, comment résister à un tel panorama ? –, fût-ce au prix d’une overdose de plans aériens – en même temps, comment résister à ces saloperies de drones ? La très belle photographie du chef opérateur Alex Catalan (l’envoûtant La Isla Minima, l’esthétisant Room in Rome) accompagne la progression de cette « journée parfaite » d’une subtile évolution de ses tonalités, au départ chaudes (exit le monochrome des décors de guerre classiques), puis de plus en plus inquiétantes et oppressantes, qu’Aranoa dissimule derrière la triviale tombée de la nuit. Sur le plan de l’atmosphère, que ce soit dans des zones quasi-désertiques, des chemins atrocement escarpés, ou des villages dévastés, APD ne manque pas d’ambiances de cinéma, surtout quand son récit épouse la dimension chaotique, hautement volatile, de la situation, où la guerre a beau être techniquement finie, nos personnages n’en restent pas moins en plein territoire des loups, comme dit un autre personnage joué par Benicio Del Toro, dans Sicario.
Il n’est en revanche pas exempt de défauts sur le plan narratif. Raconter une errance, celle de nos humanitaires dans leurs jeeps, c’est, après tout, prendre le risque d’errer soi-même, et son récit connait deux ou trois coups de mou dans sa seconde moitié, surtout une fois réglée la sous-intrigue du jeune Nikola. Si le dosage d’humour et de drama est une réussite, tout ce qui a trait à la romance entre Mambru et Katya manque par ailleurs un peu de mordant, et le personnage de Katya, qui manque quant à lui d’épaisseur pour séduire pleinement, ne marche QUE grâce aux performances des acteurs. Tout n’est pas parfaitement équilibré, tout n’est pas parfaitement utile. La confusion des genres précitée donnera peut-être, à certains spectateurs, l’impression d’avoir vu un film sans réelle ligne directrice, dont le récit aurait gagné à être plus concentré. Peut-être, sans doute aurait-il été meilleur ainsi. Moins éparpillé. Malin et divertissant, APD se montrera justement un peu trop éparpillé et sage pour reproduire l’effet M.A.S.H., c’est-à-dire constituer une satire digne de ce nom, et pour cette raison, il n’a rien d’un film MAJEUR. En cela, on pourra le comparer davantage au serbe No Man’s Land, jolie comédie noire qui n’a pas laissé une trace indélébile.
Autre point mimolette : les intermèdes musicaux, pas toujours inspirés (Sweet Dreams de Marilyn Manson, sérieusement, pour accompagner un des moments les plus forts de l’histoire ?), ont un côté aléatoire qui leur donne des airs de cache-misère destiné à dissimuler sous les décibels les problèmes de fluidité narrative – et au passage, on s’étonnera un peu de ne pas entendre A Perfect Day, de Lou Reed, alors qu’on trouvera dans la BO d’autres tubes du chanteur, comme Venus in Furs et There is no time. Mais comme le souligne Benicio Del Toro, « si APD était de la musique, ce serait du punk rock », punk rock qui s’exprime à travers des groupes comme The Ramones ou Buzzcocks, or quel terme caractérise MIEUX ce répertoire musical que « bordélique » ? L’aspect « offbeat » du film n’est pas des plus subtils, mais il participe de son identité joyeusement bordélique. Oui, le film aurait sans doute gagné à être plus concentré… mais il aurait peut-être perdu de cette identité qui a touché votre serviteur, au-delà de ses ratés.
Ne jamais oublier que l’on doit juger un film à l’aune de ses prétentions. Pour cette raison, il est difficile de reprocher à A Perfect Day de ne pas être une charge majuscule, ni de faire usage d’un humour impitoyable. Le film d’Aranao est une petite balade douce-amère au caractère loufoque et sentimental, et il doit être pris comme tel, pas inoubliable, mais divertissant, parfois carrément touchant, et généralement charmant. Avec son casting et sa reconnaissance critique, espérons qu’il mettra sur la voie de la reconnaissance internationale Fernando Leon de Aranoa. (2)
Note
(1) Au passage, il ne faudra pas non plus attendre de lecture géopolitique du conflit, ni donc de pointage de doigt, ce que mériteraient pourtant bien les Américains ainsi que leurs laquais européens, en partie responsables des conditions qui ont généré les récentes guerres des Balkans… mais là n’était pas le sujet du film.
(2) Update 2024 : si APD a clairement ouvert des portes au cinéaste, c’est pour un résultat très mitigé, deux poussives collaborations avec Javier Bardem en huit ans, la bruyante esbrouffe Escobar et la mongoloïderie anticapitaliste El Buen Patron. Mais le gars n’a que 56 ans, il a le temps de se rattraper, on y croit !