Critiques

Doctor Sleep (+ vlog)

Shining n’est PAS mon Kubrick préféré. Étant enfant, j’ai été traumatisé par ses moments cultes, comme tout le monde, la rivière de sang, les jumelles découpées en rondelles, la vieille morue déconfite de la salle de bain, bien imprimés sur la rétine, puis j’ai dû passer une bonne décennie sans le revoir. Il y a quelques années, j’ai assisté à la projection de sa (très superflue) version longue à la Cinémathèque française. En sortant de la salle, choqué de ne VRAIMENT pas m’être investi émotionnellement dans cette histoire, je me suis dit… « en fait, ce film est bien plus fort sur le plan cinématographique que sur le plan dramaturgique ». J’ai essayé de comprendre pourquoi, et la réponse m’est venue assez vite : parce que Jack Nicholson. Comment être épouvanté par la dégringolade psychologique d’un homme si ce dernier a déjà l’air complètement taré dès le départ ? J’ose le dire : si Jack est le moteur du film, ce qui l’a rendu mémorable en plus, naturellement, de la mise en scène méticuleusement prodigieuse de Kubrick, il en est tout autant la faille majeure.

Je comprends finalement que Stephen King ait voulu une deuxième adaptation de son roman, qui s’est concrétisée avec le téléfilm de 1998 : ce dernier est assez pourri, mais son Jack Torrance est, lui, interprété par un gars… qui a la tête de l’emploi. Et jouait plutôt bien l’aliénation graduelle, au passage, ne soyons pas injustes. Récap : le film de Kubrick, ce sont donc les plans du maître et the Jack Nicholson show. Cela veut-il dire que je le considère comme mauvais ? Surestimé, oui, mais mauvais, certainement pas, j’ai des yeux. Des yeux suffisamment ouverts pour trouver dès le départ inquiétant ce projet de suite… non pas sorti de nulle part, puisque c’est une adaptation de la suite écrite par King… mais un peu sorti de nulle part quand même.

Lien vers mon vlog consacré à Doctor Sleep (vlog qui contient un chapitre final dédié à la version longue du film)

Bien doser ses attentes

À aucun moment je n’ai attendu de Doctor Sleep qu’il soit aussi impressionnant que Shining d’un point de vue formel. Et je dis ça après avoir osé critiquer ce dernier : Kubrick n’est PAS intouchable… il est juste difficile à toucher. Bien sûr, le film est sa suite, aussi la comparaison entre les deux est-elle inévitable, et même justifiée, et le fait d’avoir un deuxième volet inférieur au premier est quelque chose de suffisamment courant pour ennuyer à force le cinéphile, mais qui, dans l’assistance, espérait sortir de la séance en se disant « ENFIN une suite digne du premier volet ! » ? Personne. Il fallait juste que cette suite SURVIVE à la comparaison avec ledit premier volet, qu’elle puisse passer une heure avec elle dans une pièce fermée et en ressortir pas trop amochée… ce qui était beaucoup demander à son réalisateur et scénariste, Mike Flanagan. Pas le pire choix : son second long métrage, Oculus (déjà un film d’épouvante), ne m’avait pas laissé un souvenir impérissable, mais si quelque chose n’était PAS passé inaperçu l’année dernière (2018), c’était bien sa série (d’épouvante) The Haunting of Hill House, éclatante réussite du genre si l’on omet le dernier épisode archi-neuneu qui manque de tout foutre en l’air, et le cinéaste avait par ailleurs réussi une adaptation de Stephen King avec son précédent film, Gerald’s Game, diffusé sur Netflix… mais bon, là, en plus de devoir réussir ENCORE UNE FOIS une adaptation de King, il devait donner une suite décente à un Kubrick. Doctor Sleep exigeait ainsi de lui qu’il assure DEUX FOIS. Double-challenge. Résultat des courses : banco. Sur les deux plans. Pendant ses deux premières heures, le film de Flanagan est un peu, vis-à-vis de Shining, ce que le 2010 de Peter Hyams était vis-à-vis de 2001 : son propre film – en bien, bien plus réussi encore.

Le « shining », ou la bonne raison

J’ai donné sa chance à Doctor Sleep pour une raison essentielle : avoir enfin un film où le pouvoir de Danny Torrance, le « shining », serait développé. Face au film de 1980, je ne suis certainement pas le seul à m’être demandé : « pourquoi ça s’appelle Shining, déjà, au fait… ? ». Le personnage de Dick Hallorann parle un peu du pouvoir à Danny, au tout début… puis Jack… encore Jack… toujours Jack… ah, Danny et sa mère sont dans la merde, vite, utilisation du « shining » pour appeler Dick à la rescousse… puis Jack… Jack dans le frigo… Jack et sa hache… Jack, Jack, Jack, toujours Jack, à température ambiante comme congelé. Très clairement, le cinéaste se foutait royalement du pouvoir du gamin, comme il s’intéressait moins au fantastique qu’à la folie. L’épouvante de Shining est davantage psychologique que surnaturelle, tout ce qu’on y voit ou presque peut être mis sur le compte d’un violent accès de claustrophobie due à l’enfermement et à l’isolement. Il serait paru plus légitime que le film s’appelât The Overlook, ou Jack Torrance, même si ces titres ne sont pas terribles. Ou The Axe. Encore mieux : Jack the Axe. Ok j’arrête.

En gros, s’il y a bien UNE occasion que Flanagan ne devait PAS louper cette année, c’était celle de nous faire un film qui mérite d’être intitulé Shining, quitte à ne pas contenir ce mot dans son titre… et c’est ce qu’est Doctor Sleep, qui, lui, nous propose un spectacle à 100% fantastique. Zéro démence, ici, même si la question de l’alcoolisme et des démons héréditaires du héros sont abordés. L’approche frontale de ce genre contraste forcément avec la profonde ambiguïté du film Kubrick, mais c’était exactement ce qu’il fallait, du frontal. Le scénario de Flanagan n’hésite pas à expliquer le pouvoir du « shining » et les fantômes de l’Overlook, à l’occasion d’un dialogue très précoce entre Danny et le vieux Dick : parfait, plus besoin de mystère de ce côté-là, le cinéaste n’aura pas perdu de temps.

Quand on y pense, du coup, c’est Doctor Sleep qui aurait dû être intitulé Shining : lui aussi a un titre en rapport avec un élément mineur du film – la qualité de Docteur Sommeil du protagoniste est mentionnée une fois, dans un très beau moment, mais elle ne joue pas de rôle fondamental dans l’action. Enfin, je pinaille. L’important, c’est que le cinéma ait enfin son Shining. À la grande surprise d’un peu tout le monde.

Pas un film de peur

D’aucuns croyaient que l’addition King + Flanagan allait automatiquement donner un film d’horreur classique, ignorant, ou feignant d’ignorer que le romancier a écrit dans d’AUTRES registres. Doctor Sleep n’est PAS un « scary movie » comme on s’en tape des pelletées dans les circuits mainstream : c’est un thriller fantastique mâtiné d’éléments horrifiques. Ces derniers sont évidents, et ils produisent leurs petits effets, du retour de la vieille femme de la chambre 237 aux apparitions qui tourmentent les nuits de Danny Torrance, môme de Shining et protagoniste adulte du présent film. Mike Flanagan est de toute évidence dans son élément, jusque dans l’Overlook, lieu vorace en âmes comme l’est la maison de Hill House, mais par exemple, amateurs de « jump scares », passez votre chemin, car Doctor Sleep n’en compte qu’une misérable poignée – on comptera quelques utilisations du son s’apparentant à des jump scares, genre un halogène s’allume et… et c’est tout. Doctor Sleep, ce n’est pas Conjuring 2. D’ailleurs, l’échec du film tient peut-être au fait que les gens s’attendaient justement à ça, sous l’influence du récent deuxième volet de Ça, dont le méga-succès n’est, lui, pas du tout mérité : « il fait pas peur, ce film ! », lui a-t-on reproché (en mettant de côté tout ce qu’ont d’arbitraire les trois sensations fondamentales, faire rire, pleurer, ou flipper, comme disait Romero). Flash info : des spectateurs pas super inspirés avaient reproché exactement la même chose… à Shining.

J’ai lu une réflexion intéressante de je ne sais plus qui au sujet des « jump scares » : un film d’horreur comptant trop sur ce procédé est comme une comédie obligée de chatouiller le spectateur pour le faire rire. Limiter ces machins au strict minimum devrait être, à mon sens, un prérequis pour tout film d’épouvante digne de ce nom. Je ne parle donc pas du divertissement de grande consommation que tu vas voir un samedi soir dans une salle bourrée d’ados hystériques où volent popcorn et interjections. Un des films d’épouvante les plus réussis de ces dernières années, c’est le Hérédité d’Ari Aster, qui brillait dans la suggestion. Sans atteindre ce niveau de maîtrise, le film de Flanagan s’en rapproche nettement plus que d’un Conjuring, ainsi les frissons y sont-ils, malgré tout, assez nombreux. Mais ce ne sont pas tant des frissons de peur que des frissons de sidération. Cette suite ne nous comblera pas de visions d’épouvante inédites du niveau de la rivière de sang, des jumelles Grady à l’autre bout du couloir, ou encore du type en costume d’ours (toujours un supermassif WTF, quarante ans après), Flanagan a compris tous les ressorts du genre sans pour autant les transcender, mais ce n’était pas son objectif.

En fait, un sujet comme celui de Doctor Sleep aurait très bien pu se passer de sa dimension horrifique, puisque le pouvoir du « shining » n’y appelle pas nécessairement. Bien sûr, le spectateur n’en mène pas large aux côtés des antagonistes, à commencer par Rose the Hat, mais le registre de l’horreur n’a pas le monopole des méchants flippants. La mise à mort du petit joueur de baseball, scène hardcore qu’il a dû être chaud bouillant d’arriver à vendre au studio, est HORRIBLE, mais d’une, elle n’est pas aussi graphique que ne le font croire sur le moment les performances des acteurs, et de deux, cette scène a surtout pour fonction d’ouvrir le bal en connectant psychiquement la petite héroïne Abra à la méchante Rose, en plus de montrer les méchants dans TOUTE leur sauvage saloperie (ceci dit copieusement illustrée DÈS la première scène, avec le meurtre de l’adorable môme de Hill House…). Si sa sauvagerie fait peur, ce n’est pas comme la Sadako de Ring, mais plutôt comme le Hannibal du Silence des agneaux, et sa fonction est surtout d’élever les enjeux dramatiques. Or, qui dit enjeux de taille dit drame de classe supérieure. Pour citer King, « scares don’t exist in a vacuum ». Il leur faut des fondations dramatiques solides.

Mais un drame d’ampleur

Doctor Sleep est un thriller fantastique mâtiné d’horreur… mais surtout de drames. Sans vouloir saouler le spectateur qui n’a pas vu Hill House, une des grandes forces de la série a été d’associer intimement l’épouvante à l’état psychologique de ses personnages. Leurs vies, tantôt compliquées, tantôt carrément pourries, préparaient le terrain aux assauts du surnaturel, qui faisaient écho à leurs tourments intérieurs. Et comme eux, le Danny de Doctor Sleep a une vie privée sacrément compliquée, soit l’idéal, pour Mike Flanagan, qui sait écrire des personnages, prendre soin d’eux pour mieux les caractériser. Il a juste besoin de prendre son temps. Avec ses personnages comme avec son découpage, ou même sa caméra, ferme mais posée, qui pivote lentement de gauche à droite alors que le personnage de Danny traverse une pièce à son rythme…

Les deux premières heures de Doctor Sleep, sur ses 2h30, ne sont pas de trop. Pas UNE minute. Non, parce qu’un autre reproche pas super inspiré concerne sa prétendue lenteur. Oui, la première demi-heure prend son temps. Comme Stephen King dans ses meilleurs romans. Simetierre, c’est une famille vivant sa vie sans histoire et des camions passant à toute vitesse devant la maison familiale pendant deux-cents pages, avant de basculer dans l’horreur démentielle… deux-cents pages qui ne suscitent aucun ennui. Et quand vient la déflagration, ça marque en majeure partie GRÂCE à elles. Un bon Stephen King est avant tout une belle tragédie humaine. Passé un petit moment nécessaire pour raccrocher les wagons entre le gamin de Shining et le grand gaillard du film, on s’attache vite à ce dernier parce qu’on identifie ses démons et qu’on ressent son mal-être… justifié. L’humain est prépondérant – en témoigne ce très beau moment où le protagoniste aide à mourir en paix un vieillard de la maison de retraite où il travaille : une longue scène pour un personnage archi-secondaire. Danny est un rôle en or pour Ewan McGregor, pas exactement l’acteur le plus intense du monde, qui livre ici une des quelques excellentes performances de sa carrière aux côtés de celles de Perfect Sense et d’American Pastoral – en témoigne de son côté la très belle scène où il se confie aux Alcooliques Anonymes. Puisqu’on parle d’acteurs, la gamine qui joue Abra, Kyliegh Curran, est épatante. Je m’attendais à ce qu’elle soit le maillon faible du film, mais au bout du compte, elle m’a fait le même effet que Hailee Steinfeld dans True Grit : même chien. Son personnage est l’anti-boulet, à aucun moment on ne colle sa main à son front parce qu’elle fait une connerie, comme ces personnages qui se réfugient à l’étage dans les slashers, ni n’a envie de l’étrangler parce qu’elle est insupportable… sous prétexte que les personnages d’adolescentes sont censées l’être.

Parenthèse fermée, revenons au drame. Parce que Doctor Sleep fonctionne avant tout comme une tragédie, un des moments les plus tendus du film n’a aucun rapport avec le surnaturel et TOUT avec un démon FIGURÉ : l’alcoolisme du héros, lorsque ce dernier, désespéré, sort de sa commode une bouteille de whisky et se trouve à deux doigts de la siffler – la nana à côté de moi dans la salle a poussé un grand soupire de soulagement lorsqu’il a envoyé ladite bouteille se fracasser contre un mur. Et malgré les multiples tragédies qui émaillent son récit, Doctor Sleep s’avère finalement être un film assez positif en comparaison de Shining. Shining, version King comme version Kubrick, c’était l’aliénation pure, l’échec de l’esprit humain face aux assauts des mauvais esprits et des forces surnaturelles, et l’epic fail de Jack Torrance face à son alcoolisme. Doctor Sleep, c’est Danny Torrance faisant un doigt à la bouteille, et transmettant sa plus précieuse leçon à Abra, qui embrasse grâce à lui son pouvoir ET la réalité du monde des esprits dans une dernière image esthétiquement très forte. Le personnage du Corbeau se livre à un monologue glaçant de fatalisme lors de sa scène avec Abra, vers la fin du second acte, où il évoque l’inéluctabilité de sa mise à mort, mais à la fin, ce dernier se plante. Rien n’est inéluctable. Le scénario de Flanagan est dans l’ensemble une très belle réussite. Ceux qui n’ont pas lu le roman auraient peut-être aimé qu’il développe un peu sur l’univers fantastique du film, je reviens dessus dans le chapitre suivant. En l’état, le flou artistique gêne parfois un peu. Le discours sur la raréfaction de la vapeur dans le monde moderne soi-disant dû à la crise de la spiritualité, c’est moyennement convaincant. Comme c’est anecdotique, ce n’est heureusement pas vraiment problématique, et les méchants remplissent leur fonction.

Le Mal, rien que ça

Et ils la remplissent bien. Les méchants. Ne tournons pas autour du pot : d’abord parce que l’archi-charismatique Rebecca Ferguson, somptueuse dans le rôle de la gitane diabolique Rose the Hat, parfaite prédatrice qu’elle joue avec un élan assez extraordinaire, portée par un magnétisme hypersexué de cheffe de secte, coiffée de son chapeau-claque, constamment pieds nus somme si le monde était son living room. Le challenge pour un acteur, dans ce genre de situation, est d’être crédible en personnage vieux de plusieurs siècles (Rebecca Ferguson s’est arrêtée arbitrairement sur sept-cents ans). C’est rarement réussi. Et avec elle… ça l’est pas mal. J’ai bien aimé l’idée des vieilles fripes et du bazar de sa caravane, remplie de souvenirs du temps passé. Sur le papier, les méchants ne sont pas le point fort du film – ni du roman de King, du coup ? C’est une variante sans grande originalité de la petite communauté itinérante de vampires, parce que c’est ce qu’ils sont, remplacez simplement le sang par la « vapeur » et bing-badaboum. En plus, en avoir fait des forains, c’était se risquer à un autre gros cliché. Il fallait sacrément compter sur le pouvoir de la mise en scène. A-t-elle suffi ? Je sais que Stephen King aime entretenir l’inconnu et jouer avec le mystère, pas étonnant, pour un amateur de Lovecraft. Les créatures de Doctor Sleep n’échappent pas à cette tendance : on sait très peu de choses d’elles. C’est très bien, le mystère… à condition que ça ne pose pas des problèmes de cohérence. Or le nombre d’inconnues caractérisant les méchants du film est un peu trop élevé. Pourquoi ces créatures aux pouvoirs surnaturels ne sont-elles que de vulgaires forains ? Leur obsession première est leur quête de la fameuse « vapeur », ils n’ont rien à foutre de leurs journées, et ils parviennent malgré tout à LUTTER comme des malades pour en trouver, comme des héroïnomanes sur la paille ? N’auraient-ils pas dû être capables d’en trouver bien plus aisément s’ils avaient été mieux organisés ? Danny insiste lui-même sur leur puissance en disant que ni la police, ni le FBI ne leur serait d’une quelconque aide (« ils sont riches et connectés »), comme s’il parlait des putains d’Illuminatis ! Mais c’est justement ce qu’ils auraient dû être. Un concile, ou je ne sais quoi.

Le reste de ladite troupe souffre par ailleurs d’un manque de caractérisation flagrant, à l’exception du Corbeau, campé par l’intense Zahn McClarnon (très remarqué dans Westworld), et, éventuellement, d’Andi la Vipère : un meilleur développement de toute cette partie, un plus grand soin porté à leur égard, aurait peut-être valu un neuf sur dix au film de Flanagan. Par exemple, ils sont quand même TRÈS américains, pour des éternels venus d’on ne sait où. L’éloge funèbre que Rose fait du géant à l’agonie suggère qu’il a été témoin d’un paquet de grands chapitres de l’Histoire des hommes… on aurait souhaité davantage le ressentir. Ils auraient dû s’inspirer de Highlander, qui avait eu la bonne idée de confier le rôle de McLeod à un acteur à l’accent… étrange. Rebecca Ferguson aurait pu parler avec son accent suédois – si l’accent suédois existe, parce que ces salauds parlent super bien anglais. Mais bon. Pareil au discours limite sur la raréfaction de la vapeur, ce n’est heureusement pas un problème majeur : le charisme des personnages dont on connait le nom compense l’anonymat des autres. Et les cent-cinquante minutes de Doctor Sleep, Flanagan les dédie plutôt au développement de ses personnages principaux. Les membres de la secte de Rose fonctionnent comme des démons, ou des goules. La mort d’une d’entre eux s’accompagne carrément d’un rire aux frontières du démoniaque. Et puis… le pouvoir de la mise en scène. Tout ce qui s’est passé APRÈS l’écriture. L’intense premier degré de Flanagan. La direction d’acteurs, aussi impeccable que celle de Hill House. Le charisme du casting. Il fallait ça pour faire passer la réplique « They eat screams and drink pain ! ». Faire « passer » ? Faire MARCHER !

Incassable en moins affable

Si Flanagan prend son temps dans son storytelling, il a aussi pris son temps pour chiader ses plans. Son Doctor Sleep est un des films qui m’ont le plus convaincu esthétiquement cette année avec le Tarantino, La Favorite, Mémoire de la jeune fille en feu, et El Reino. Tout ou presque y est d’un excellent goût, tout subjectif que cela paraisse. Je l’ai évoqué plus haut : le type a eu le bon sens de ne PAS nous ramener un Jack Nicholson rajeuni numériquement, à notre époque de CGI-isation intensive d’un peu tout et rien ! Pour tomber raide dingue de la plastique de son film, il suffit d’un exemple : cette scène hypnotique où, pour trouver Abra, Rose survole de nuit un bon morceau du continent américain, les lueurs du monde éclairant par vaguelettes le visage de Rebecca Ferguson alors que les étoiles défilent dans son dos, ce monde qui n’est qu’un vaste terrain de jeu pour son personnage : mille contre un que la majorité des réalisateurs en service l’auraient foirée. À la place, on a une scène qu’on trouvera sur YouTube deux heures après la sortie du film en blu-ray (ce film mérite mieux que le DVD). Si Doctor Sleep est avare en instantanés d’épouvante pure, il ne l’est pas en images mémorables. La scène de l’intronisation de Dani, sur la plage, là encore de nuit, donne lieu à quelques plans subjectifs super forts, même pour moi qui ne suis pas fan des plans subjectifs (sauf quand Jonathan Demme est derrière la caméra, cf. Le Silence des agneaux ou Philadelphia…), lorsque Rose the Hat se penche au-dessus d’elle pour souffler sa vapeur dans ses artères de mortelle. La plongée aérienne sur le cortège de caravanes qui longe la route serpentée. Ces mêmes caravanes dans la brume… c’est hyper-atmosphérique, bien aidé par la photographie de Michael Fimognari, qui était déjà sur Hill House, dont les tons bleutés magnifient certaines scènes, comme celle du réveil de Dani après sa « transformation », sur la même plage, à l’aube (la plage à l’aube, ça a un truc, allez savoir quoi), ou encore celle où Danny parle à travers Abra, à l’arrière de la voiture que conduit le Corbeau – dans une des scènes les plus jubilatoires du film. Étant du genre à cumuler les casquettes, Flanagan a monté lui-même son film, et le travail est également très satisfaisant dans ce domaine, avec un découpage incroyablement clair. Le travail de mixage du son est, lui aussi, impressionnant. On s’en prend plein les oreilles dès la chute des cuillères, lors du premier « tour de magie » de la môme. Héritage de Shining, Flanagan a fait le choix risqué de recourir davantage que Kubrick aux battements de coeur comme bruit de fond, mais on ne s’en lassera jamais car ils conviendront toujours aux scènes qu’ils accompagneront, la caméra semblant souvent le point de vue subjectif d’un esprit malin observant nos personnages, comme Rose flottant dans le ciel ; le spectateur le plus impliqué finira par les confondre avec ses propres battements de coeur. Et enfin, la musique des Newton Brothers, eux aussi des collaborateurs réguliers de Flanagan, emballe le tout dans un packaging lancinant et oppressant qui reprend les hurlements lointains de celle de Shining, ses cordes et leurs échos.

L’heure et demie qui sépare la mise en branle de l’intrigue, soit la première demi-heure, du dernier acte à l’Overlook, soit la dernière demi-heure, laisse bouche bée. J’ai dit tout à l’heure que Flanagan n’a pas fait un film d’horreur mais un thriller fantastique, allons plus loin : il a fait un film de super héros. Incassable, mais avec de la télépathie et de la télékinésie à la place de l’invincibilité. Et avec l’Overlook. Dans un écrin un poil plus gothique. On avait Doctor Strange ? King nous a pondu Doctor Sleep, personnage tourmenté, refoulant ses pouvoirs, puis finissant par les embrasser pour servir le Bien. La quasi-iconique Rose the Hat de Ferguson fait une Némésis de grand standing.

En somme… Docteur Sleep prépare le terrain pour le grand finale (à prononcer avec l’accent américain), lentement, mais sûrement, et au bout du compte, ÇA PAIE. Quand résonnent enfin les orgues du thème principal, alors que la caméra survole de nuit le lac du Colorado aperçu au début du film de Kubrick, après deux heures de métrage (en fait le plan de Shining retravaillé numériquement), on est chauffé à bloc. Et quand on réalisera que « putain, c’est vrai ça, Rose ne savait même pas que Danny existait ! », bah ça paiera, +1000 d’XP. Je vous ai dit que j’aime bien ce film ?

Du BON fan service & du MAUVAIS fan service

Alors, le BON fan-service, il tire… bon, ok, je sors.

J’ai dit plus tôt que durant ses deux premières heures, Doctor Sleep sait être son propre film, comme la suite de 2001, 2010. Cela implique qu’il l’est moins dans sa dernière demi-heure, au sujet de laquelle j’ai réservé mon avis pour la fin de cette critique. Une dernière demi-heure résumable à Danny et Abra faisant un remake de Maman, j’ai raté l’avion avec pour cible la vilaine Rose dans une baraque remplie de pièges – ok, je plaisante, ça n’a rien de ridicule, ni même de drôle. Oui, à cette occasion, il est moins son propre film. Flanagan n’essaie même pas d’éviter le spectre de Kubrick… AUSSI le convoque-t-il intelligemment, à l’occasion d’un hommage qui rappelle forcément celui, virtuose mais sans conséquence, que Spielberg a fait au film dans son Ready Player One – sans que les deux approches aient la moindre chose à voir, soyons clairs. C’était forcément LA partie glissante de toute l’entreprise. Jusque-là, les renvois visuels à Shining s’étaient montrés étonnamment rares : l’inévitable début avec Danny môme, les épouvantables motifs 70’s de la moquette, et la susmentionnée vieille morue déconfite émergeant de la pénombre de la chambre 237, au tout début… une apparition fugace lorsqu’Abra entre involontairement dans l’esprit de Danny… les fondus enchaînés… la musique rétro et sobre – seule l’engravure de l’inévitable « REDRUM» m’a fait tiquer. La performance de l’actrice qui joue la mère de Danny, bien plus jolie que Shelley Duvall mais qui a reproduit son timbre de voix à la perfection, et le retour du personnage de Dick Hallorann, mettaient d’humeur mélancolique. C’est tout. Aucun parasitage. Puis tout à coup, vlan, la porte s’ouvre, et c’est le festival.

La première qualité fondamentale de cette partie est que King, et Flanagan dans son adaptation, ont su la justifier. On apprend la logique derrière la stratégie de Danny, et on se dit « ouais, ça se tient complètement ». C’est autrement plus rationnel que le retour à la maison de Skyfall, par exemple. C’est grâce à l’intelligence de ce qui a précédé qu’on est très excité, je l’ai dit, gonflé à bloc. Mais à ce point, la comparaison avec le FILM Shining n’est plus optionnelle, elle est incluse dans le deal, et… comment Flanagan aurait-il pu ne pas en faire trop ? Par exemple, Ewan McGregor agitant sa hache en montant les escaliers à reculons alors que Rebecca Ferguson mimique Jack Nicholson : trop. Et surtout sera qualifiable de TROP ce moment un peu grand-guignolesque où Danny se retrouve possédé par l’Overlook comme l’a été son père et se met à traquer Abra la même hache à la main, seule partie du film que je n’ai VRAIMENT pas aimée. C’est dommage, parce qu’un peu plus tôt, Flanagan avait réussi de façon assez impressionnante la confrontation entre Danny et le fantôme de son père, joué par Henry « E.T. » Thomas, déjà dans Hill House lui aussi, qui a accompli le miracle de plutôt bien canaliser Nicholson alors qu’il n’a RIEN à voir. Le cinéaste aura par ailleurs la bonne idée de réconcilier la vision de King avec le film de Kubrick en faisant sauter la vieille chaudière comme cela arrivait à la fin du roman Shining, mais au final, on ne tient pas un cas de film où la fin est parfaitement à la hauteur des attentes.

L’idée de revenir à l’Overlook, qualifiable de fan service, était-elle mauvaise pour autant ? Nope. Le fan service est-il forcément mauvais ? Je ne pense pas. Parce qu’il y a un bon fan service, et un mauvais fan service. Le mauvais fan service, c’est quand un film ou une série est suffisamment raté(e) pour que ses autoréférences soient, ou semblent être, tout ce qui lui sert d’argument, ou quand ses concepteurs sont suffisamment médiocres, ou cyniques, pour se focaliser là-dessus dès le départ en se disant que ça suffira, le public de mouton n’y verra que du feu. Inversement, le BON fan service, s’il peut sans mal se remarquer lui aussi, ne va pas agresser la rétine, ou les neurones, parce que ce sera un gourmandise méritée, une cerise sur un gâteau de qualité. Et Doctor Sleep, malgré ses ratés, c’est, sans l’ombre d’un doute, de la pâtisserie de qualité. Qui aurait même pu se passer de la cerise, si goûtue cette dernière soit-elle…

Rapidement : le film vs le bouquin

Vous l’avez compris, je n’ai pas lu le livre Doctor Sleep. Mais par goût des choses bien faites, je me suis renseigné au sujet des divergences existant entre lui et l’adaptation ciné. Première chose, Flanagan a réduit l’importance de personnages secondaires… comme c’est le cas de toute adaptation qui ne veut pas durer quatre heures, et mis de côté des éléments qui, à ce qu’il parait, desservaient presque le bouquin en posant des problèmes de cohérence (ça vous rappelle quelque chose ?) regardant la nature des méchants et le fonctionnement de la vapeur (une histoire de vapeur contaminée les faisant tomber comme des mouches…). Donc, pas plus mal. Deuxième chose, le film est visiblement bieeeen plus sombre que le bouquin : mille fois merci, Mickey. Troisième et dernier point, la différence fondamentale entre les deux se situe dans l’Overlook hotel, en fait : détruit dans le roman puisqu’après tout, il finissait détruit dans le précédent, et encore debout dans le film parce que Kubrick avait décidé de le maintenir debout… ce qui ne manque pas d’avoir des conséquences forcément immenses sur le final.

C’est là que le respect à la fois du livre de King et du film de Kubrick devenait un peu de la haute voltige. Alors, Flanagan aurait très bien pu décider que l’Overlook, quoiqu’encore debout à la fin du film de Kubrick, a, depuis, été détruit. Ça n’aurait pas été une TRAHISON envers le maître. S’il l’a gardé dans son adaptation, c’est clairement parce que pour lui, une suite au FILM Shining n’aurait pas été complète sans l’Overlook. Ce qui se tient plutôt bien. Et ce qui est plutôt bien.

Conclusion

En somme, Doctor Sleep n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais un grand film dans plusieurs catégories, et Flanagan n’est sans doute pas un MAÎTRE capable de rivaliser avec Mr K., mais un putain de guerrier. En exagérant un peu, en partant du principe que ce projet était une énième idée foireuse doublée d’une pompe à fric, je m’attendais à un Carrie 2 ; à la place, j’ai eu un spectacle qui aurait pu s’appeler Shining : L’épilogue sans que cela ne fasse tâche. Ou encore Shining, suite de Jack The Axe.

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