Critiques

Prey

En 1987, Un Predator, probablement pas son vrai nom, s’est livré à un jeu de chasse et pêche dans la jungle sudaméricaine contre un Arnold Schwarzenegger au sommet de sa musculature et son escouade de chiens de guerre testostéronés armés des plus puissantes sulfateuses que l’armée américaine avait alors en stock. Spoiler alert : à l’exception d’Arnold, tous en sont ressortis les pieds devant, Predator inclus. Mais ce n’est pas la première fois qu’un des siens venait passer ses vacances chez nous. Ça s’était déjà produit au moins une fois, deux siècles et demi plus tôt. Si les manuels d’histoire hollywoodienne ont pris tant de temps à nous en parler, c’est juste parce que c’était un peu trop la honte pour le Predator concerné. Mourir comme celui de 1987, dans sa propre explosion, après avoir été eu par le Terminator, ça avait de la gueule. Se faire battre à coups de machette par une adolescente, nettement moins.

Excusez le cynisme. Je n’attendais RIEN du présent film pour cause de combo Disney + Hulu + énième suite que personne n’a demandée, ne voyant guère comme source de motivation que l’identité du réalisateur, Dan Trachtenberg, à qui l’on doit le génial 10 Cloverfield Lane, mais les échos critiques positifs m’ont fait baisser sa garde. « Tiens, me suis-je dit, aurait-on affaire à une de ces heureuses exceptions confirmant la règle des plateformes streaming ? » Oui, c’est ce que je me suis dit. Mais ça n’a pas été le cas. Et maintenant, constatant la note IMDb de 7,2/10, j’ai l’impression de vivre sur une autre planète, au point de me demander si je ne suis pas le seul alien à avoir trouvé ce film AU MIEUX regardable. 10 Cloverfield Lane est un excellent thriller en huis-clos hitchcockien, classable à mon sens parmi les meilleurs films de l’année 2016, mais prendre la présence de son réalisateur aux manettes comme une garantie de succès n’était pas inspiré : maîtriser l’espace et générer la tension dans un huis-clos essentiellement psychologique n’est pas la même chose que de le faire dans un film de monstre à ciel ouvert. Prey essaie d’en être un réussi – du moins dans ses deux derniers actes, parce que son premier, c’est plutôt Martine part en forêt, édition comanche, plus à ce sujet plus bas.

Prédation modérée

Le premier problème que rencontre Prey en tant que film de monstre est qu’il ne suscite pas le moindre effroi. On entend d’ici certains suggérer que ce n’était pas plus le cas du film de 87. Il est vrai que le film du génial John McTiernan est plus généreux en hémoglobine qu’en visions d’épouvante, le gore et la peur étant tout à fait dissociables. Mais c’est oublier, ou du moins sous-estimer, après trente-cinq ans de suites cinématographiques et de jeux vidéo qui ont surbanalisé la créature, l’angoissant mystère dont McTiernan avait su entourer son Prédateur, pour le plus grand plaisir de son public. La découverte de l’apparence du Prédateur n’avait déçu personne, mais sa force, dans ce premier film, avait été la SENSATION de sa présence, et c’est encore à prendre en compte aujourd’hui. Trente-cinq ans plus tard, Trachtenberg, conscient que toute la tripaille du monde n’impressionnera personne, et désireux de retrouver la simplicité du premier film, a tenté un retour aux fondamentaux, démarche fort compréhensible après la débâcle méta-polymorphique qu’a été The Predator, de Shane Black (2018). Son film est même le premier Predator à ne pas pomper la musique d’Alan Silvestri… soit une excellente idée, parce que ça commençait à devenir lassant. DONC… compréhensible… mais casse-gueule. Tout le monde sait à quoi ressemble un Prédateur, il fallait prendre ça en compte, et comprendre qu’entretenir l’inconnu sur quelque chose de connu à 100% était une entreprise pour le moins risquée. Ça ne pouvait fonctionner, au mieux, qu’à travers les yeux de l’héroïne plongée dans le noir. Las, le réalisateur n’a pas su adopter son point de vue de façon suffisamment immersive et innovante.

Trachtenberg n’a naturellement pas pris le public de 2022 pour celui de 1987. Justement, il ne s’est au contraire pas privé de montrer davantage de son Prédateur que McTiernan ne l’avait fait du sien. Mais un autre problème se pose alors : dès ses premiers semblants d’apparition, j’ai eu l’impression de voir une cinématique de jeu vidéo de moyen standing – voir ci-dessous. L’effet n’est qu’en partie imputable à la qualité très inégale des effets spéciaux numériques, qui virent carrément au laid à chaque fois qu’entre en scène un animal en pixels, car il tient aussi à ce que le cinéaste en a fait : en en abusant, il nous enseigne que trop de camouflage tue le camouflage. Les semi-apparitions du Prédateur dans le film de McTiernan étaient plus réussies, parce que ses effets spéciaux vieux de trente-cinq ans étaient de meilleure qualité que ceux de Prey (sic), mais aussi parce qu’ils étaient plus intelligemment dosés.

Peine perdue, Trachtenberg devait à tout prix réussir les scènes de son Prédateur PRIVÉ de son camouflage – lui laisser ce dernier n’aurait laissé aucune chance à l’héroïne du film – et devenant donc un monstre plus classique dans le sens où on le voit enfin. Et c’est là que se pose le troisième problème : exit l’abus de camouflage, place à l’abus… de Prédateur. Si Predators, de Nimrod Antal (2010), et The Predator avaient banalisé la créature en la multipliant (1), le film de Trachtenberg banalise le sien en enchainant les scènes d’étripages de masse barbouillées de sang numérique. Peu importe la qualité remarquable du costume et des effets spéciaux mécaniques – démarche qui est toujours à saluer –, c’est une question de fond plus encore que de forme. Le Prédateur n’est pas un crocogator, il n’est pas là pour gnaquer tout ce qui lui passe sous la truffe, mais pour le sport, et donc pour se trouver des proies à la hauteur, comme c’était le cas dans le film de McTiernan, qui rappelait Les Chasses du comte Zaroff (1932), en moins bavard. Peu importe : Prey lui envoie dans les pattes des guignols par vagues, pour un massacre coulant de source. C’est assez divertissant, on ne dit pas. Les chorégraphies, inégalement inspirées, ne convainquent pas toujours, mais quelques moments de grand divertissement, comme la boucherie francophobe dans un lit de brume, ont des choses intéressantes à offrir en termes de gestion de l’espace et d’inventivité. Ce n’est juste pas la raison première pour laquelle on regarde un Predator – remarque que l’on pouvait déjà se faire face à The Predator. La qualité de chasseur en quête de challenge du Prédateur n’aura de réel impact sur l’action que lorsqu’il épargnera l’héroïne parce qu’elle est enchaînée. Next. Trachtenberg s’est clairement amusé avec lui, presque autant qu’avec ses lancers de machette, mais pour un résultat terriblement superficiel. Il le flanque d’un tas de gadgets en plus. Faut comprendre, les amis, les gadgets, c’est fun, yay ! On se croirait dans un James Bond mais ce n’est pas grave ! Le Prédateur du film de 87 n’avait « pas une gueule de porte-bonheur » ? Rendons le nôtre ENCORE PLUS MOCHE, ce sera encore plus fun, yay (voir ci-dessus… ouh qu’il est moche) ! Et ? Au bout du compte, la meilleure scène du Prédateur sera sa joyeuse empoignade contre l’ours brun, entre autres raisons parce que c’est LA scène qui donne une idée de sa puissance davantage que les charcutages d’homo-mollement-sapiens… un scène où il portera encore son camouflage. Au bout du compte, la scène la plus mémorable, tout court, celle des sables mouvants, suffisamment bien mise en scène pour mettre le spectateur sous tension alors qu’il en connait l’issue, ne l’inclut même pas (!). Ça doit être explicitement écrit : le personnage très humain joué par John Goodman dans 10 Cloverfield Lane m’a inspiré plus de crainte que le Prédateur de Prey.

Pourquoi « Prey », d’ailleurs ? On est passé de Prédateur à Proie. Dans un monde logique, cette inversion aurait signifié une inversion des points de vue, l’action de ce Predator étant vécue par le Prédateur à la première personne. Ce qui n’est pas le cas. Alors… pourquoi ? Pour probablement rien d’autre que faire bien. En 2010, on a ajouté un s… en 2018, un « the »… fallait bien tenter quelque chose.

Immersion modérée

Avec son voyage dans un passé dépourvu de bazookas et de mitrailleuses Gatling, sa jeune aventurière pour protagoniste pour changer des joyeuses équipes de soudards, et l’inévitable côté mystique qu’on trouve aux personnages d’« Indiens », ça se sentait dès le pitch : Prey n’allait pas être une bête succession de scènes d’action. Bon, il s’avère qu’il l’est UN PEU, et que cette partie n’a rien de sensationnel, mais qu’en est-il du reste ?

La partie plus intimiste du film, où l’héroïne Naru est généralement seule, ou presque, dans sa quête du Prédateur à travers une nature imposante, ne convainc, hélas, pas franchement, elle non plus. Les quarante premières minutes, qui précèdent le premier VRAI moment de tension, la scène des sables mouvants, sont d’une lenteur pas exactement nourrissante. D’aucuns diront qu’elles donnent au spectateur le temps de s’imprégner de l’univers du film et de se familiariser à son héroïne. Il y a quelque chose de louable dans la rareté des dialogues qui caractérise certaines scènes, et qui contribue au sentiment d’intimité que le public partage avec l’héroïne… ou du moins est censé partager. Un désir d’élitisme un peu puéril incline même certains cinéphiles à voir dans cette lenteur un argument en soi. C’est tellement radical, c’est tellement frais. Ne les malmenons pas plus que de nécessaire : la lenteur n’est pas un problème. En soi. Tant qu’elle est la lenteur de quelque chose de beau et de fort. Or ce n’est pas ce qui caractérise la lenteur des quarante premières minutes de Prey, durant lesquelles on s’emmerde un peu, votre honneur. Le premier problème est un problème d’immersion.

Le film de Trachtenberg n’est pas désagréable à l’œil. Dès ses premières minutes, il impose ses couleurs vibrantes et sa verdure verdoyante dans des plans généralement composés avec goût. Mention aux jeux de focales. Des plans que l’on appréciera tels quels, indépendamment les uns des autres, comme de beaux fonds d’écran (cf. les illustrations de cette critique). Ce qui n’est qu’une moitié du travail. Excusez l’enfonçage de porte ouverte, mais l’AUTRE moitié tient au tout qu’ils composent, une fois assemblés : un tout qui doit être au service du film. Or, dans Prey, un des premiers effets de leur assemblage est d’accentuer son goût de numérique, du début à la fin. L’abus de camouflage a été mentionné plus haut ; on peut le raccorder à un autre abus, celui des fameux CGI. Les animaux de pixels aussi (ci-dessous, un faux aigles se prenant une fausse flèche alors qu’il venait de pécho un faux poisson) : chaque apparition d’un d’eux, essentiellement dans la première moitié du film, m’a donné l’impression de remater ce machin avec Harrison Ford et son labrador en CGI… (voir les illustrations en fin d’article) alors que le chienchien de l’héroïne est vrai, lui ! Hélas : il se confond parfois avec l’ours, le loup, le lion, le serpent, l’aigle, le surmulot, et tous les autres animaux de la forêt. Le film nous les aura tous faits. Son réalisateur n’est pas soudainement devenu un manche derrière la caméra, mais les canyons et les vallées de Prey ne sont pas le bunker de John Goodman. Il a clairement fait de son mieux, tout ne sent pas le chiqué, mais l’ensemble a quelque chose de pas catholique. Quand sa caméra scrute l’invisible dans de lents zooms sur la forêt, de laquelle on est censés de demander si un Prédateur n’est pas en train de nous observer, ce n’est que modérément atmosphérique – Nimrod Antal a même fait un peu mieux dans son raté Predators. La jungle de McTiernan suinte de tous ses pores, on est dedans, avec les soudards à Arnie. Ici, tout est trop propre. Il rappelle un peu le Mank de David Fincher dans sa tentative de reproduire numériquement l’effet pellicule : on ne saurait dire exactement pourquoi, l’œil n’adhère pas. De louables efforts ont été faits, le film a été tourné dans une authentique réserve indienne, par exemple, mais justement : comble du comble, le traitement numérique dont a écopé le film donne par moments à ses décors naturels des airs artificiels. Au public qui espérait un Predator avec la gueule de Danse avec les loups ou de The Revenant : abandonnez tout espoir. Il faut croire que le chef opérateur attitré de Trachtenberg, Jeff Cutter, n’est pas Emmanuel Lubezki. Désolé : on est en droit d’attendre plus d’un film qui a eu l’opportunité d’être tourné avec de tels moyens dans un tel décor.

Le travail d’immersion auquel Trachtenberg a œuvré avec le tournage de son film en extérieurs est sapé par un deuxième problème, cette fois-ci linguistique : le fait que les comanches parlent anglais entre eux. On aurait apprécié une approche plus radicale, comme celle de l’épisode de la seconde saison de Westworld intitulé Kiksuya. Bien sûr, la volonté de Disney, pas le moins mainstream des studios, de rebuter le MOINS de public possible est compréhensible. Il serait par ailleurs injuste de reprocher à Prey ce qu’on ne reproche pas à un film comme À la poursuite d’Octobre Rouge, autre grand film de McTiernan où un Écossais et un Australien jouent le commandant et le commandant en second d’un sous-marin nucléaire soviétique. Mais la problématique y était traitée avec brio : là où Trachtenberg a fait l’étrange choix de mêler occasionnellement aux dialogues des répliques en comanche, Octobre Rouge passait très tôt du tout russe au tout anglais, dans un moment très approprié, et surtout, s’y tenait. Pour les amateurs du film qui ne seraient pas au courant, Hulu a sorti une version doublée en comanche… mais c’est du doublage. On remplace un artifice par un autre.

Enfin, je m’excuse d’être français, et conçois volontiers que le reste du monde s’en contrefoute, mais les « Français » de Prey sont une catastrophe, comme souvent au cinéma et à la télévision US (2). Prenez ceux de la parenthèse ultra-immersive des colons dans Apocalypse Now redux : là, c’est l’inverse. Le Gargamel barbu totalement bourré qui veut occire notre héroïne pour le plaisir est un collector, à cet égard (« idiote sauvage ! »). C’est un reproche parfaitement légitime : il y a les productions qui veillent au réalisme de cet aspect du film, et il y a celles qui ne font pas cet effort. Peu importe que ce soit par manque de temps. Désolé, Proie.

Le bon « girl power » et le mauvais « girl power »

Ainsi, en dépit du douteux concert d’éloges dont bénéficie Prey, il existe une insistante minorité de spectateurs qui, comme l’auteur de ces lignes, n’ont pas été convaincus par le spectacle. Certains fans bruyants du film – ont-ils seulement vu le celui de McTiernan ?! –, veulent faire croire au monde libre que ces détracteurs ne sont rien de moins que de petits mâles mal lunés tiquant à la moindre « féminisation » du cinéma d’action. Cet argument est assez aisé à démonter, parce que Prey fait dans l’à peu prey sous décidément bien des aspects.

C’est donc un film d’action dont le personnage central est une jeune « Indienne ». Voilà. On entend d’ici trembler la horde de cinéphiles misogynes à la masculinité SI fragile qu’ils ne supportent pas de voir une femme s’affirmer physiquement ! Enfin, c’est ce qu’on est censé entendre, du point de vue woke. Parce qu’en réalité, puisqu’ils ont fait la démarche de regarder un Predator, l’écrasante majorité des détracteurs de Prey sont des cinéphiles dont le panthéon du cinéma d’action inclue très probablement des classiques comme les deux premiers Alien et les deux premiers Terminator, ont joué à Tomb Raider, et n’ont aucun problème à voir Black Widow coller des pains dans le MCU. Ellen Ripley et Sarah Connor, personnages féminins autrement plus mémorables, ironiquement, que ceux des productions bruyamment féministes de notre époque. Non, le problème des détracteurs de Prey n’est pas les héroïnes d’action… mais les MAUVAISES héroïnes d’action.

Naru a, dans une certaine mesure, deux défauts typiques du film d’action au féminin, alimentés généralement par un féminisme revanchard : a) elle sait à peu près tout, mieux que tout le monde, ou presque ; et b) au moment venu, son énergie de femme forte et indépendante trouvera le moyen de transcender ses quarante kilos les bras levés. Point a), comme le film est censé conter l’histoire de l’affirmation et de l’émancipation d’une jeune femme, Naru n’est certes pas, au départ, l’Être parfait… mais après avoir défié les garçons de sa tribu qui refusaient, cliché parmi les clichés, de la laisser chasser avec eux parce que c’est une fille (voir ci-dessous l’expression de la condescendance patriarcale), elle se révèle très vite plus compétente qu’eux sous bien des aspects, en médecine COMME en pistage (sic). En gros, les garçons autour d’elle n’ont pour eux que leur force physique. Et encore : point b), en moins de deux heures, fifille passera d’aspirante-guerrière un peu boulet, qui a du mal à venir à bout d’un des mecs de sa tribu, à super-guerrière dotée de la masse musculaire, de l’agilité, et de la maîtrise corporelle nécessaires pour sauter de plusieurs mètres sur un Prédateur (3) et se mesurer à lui à l’arme blanche. Ça commence à faire un peu beaucoup, non ?

On peut rétorquer que contrairement à la Rey de la dernière trilogie Star Wars ou encore à la Mulan du dernier Mulan, ladite fifille n’est techniquement pas qualifiable de « Mary Sue » puisqu’elle passe le film à APPRENDRE de ses observations du Prédateur et qu’à la fin, elle a besoin, pour survivre, de son chienchien (4) ainsi que d’une espèce de pommade magique toute droit sortie de son chapeau – ‘même pas cherché à en savoir plus. Reconnaissons que le personnage a ça pour lui. On peut aussi rétorquer que le Prédateur de Prey semble être, quant à lui, une sorte d’apprenti, et non un chasseur chevronné comme ceux des précédents films, sans doute la raison pour laquelle on le trouve moyennement convaincant dans ce rôle : en gros, si l’héroïne parvient à faire ici ce qu’Arnold n’a pas su en 1987, c’est parce qu’ils n’affrontent pas le même bestiau. Mais bien que la victoire de Naru ait exigé d’elle un bref apprentissage et un certain sens stratégique, elle n’en demeure pas moins surréaliste, l’héroïne et Arnold n’étant, eux non plus, pas le même bestiau, après tout. Le « plot armor » de compétition dont elle bénéficie n’en est pas moins horripilant (la faune sauvage ET le Prédateur perdent systématiquement de leur rapidité et de leur dextérité en sa proximité). Et elle n’en est pas moins un cliché de personnage féminin qui finira, tôt ou tard, par tout savoir mieux que tout le monde et dégager le vieux chef du village. Le scénario aggravera même les choses en explicitant bien lourdement la démarche progressiste du film via quelques répliques d’une nullité déprimante du genre de « vous pensez que je ne suis pas une menace… mais c’est ce qui me rend dangereuse » (double-sic). Ce n’est pas pour ce genre de chouineries qu’on entre dans un Predator, mais pour voir un chasseur super-classe familier du most dangerous game (5). Pourquoi pas un bébé Prédateur pour Prey 2, pendant qu’on y est ?

(Puisque les défenseurs du film nient en bloc l’existence-même de sa dimension woke, on peut s’arrêter dix secondes sur le traitement un peu ridicule dont font l’objet les personnages masculins. À l’exception du grand-frère Taabe – joué par un acteur qui ne casse pas vraiment des briques – et du SEUL Français qui n’est PAS une ordure alcoolique MAIS mourra quand même comme une merde sans qu’on ne sache son prénom, ce sont soit des incapables qu’on prend un vague plaisir sadique à voir clamser, soit des types vaguement compétents, mais suffisamment antipathiques pour que le public ne vive pas mal leur découpage en rondelles bien salissant. Cette scène où Naru démonte sans difficultés une poignée de trappeurs forcément nullissimes, qui ne sert qu’à montrer combien elle est devenue imbattable, peut servir de pièce à conviction.)

Amber Midthunder a beau avoir le profil génétique de l’emploi – dans une certaine limite, puisqu’elle a aussi du sang caucasien, espagnol, asiatique… –, et sembler fort sympathique à en juger les entretiens, la production n’en a pas moins casté une actrice au physique et au jeu d’héroïne de film ou série teen lambda, comme la version ciné de Dora l’exploratrice (comment ça, c’est méchant ?), quoiqu’elle ait su faire un usage intelligent de ses grands yeux. En tant que protagoniste, elle est par ailleurs la première à payer la médiocrité des dialogues : par exemple, ses chamailleries avec les jeunes mecs de la tribu donnent l’impression de regarder une série de la CW, tout au plus (The Vampire Diaries, Arrow, Batwoman…). L’immersion, encore elle, continue de cafouiller : on est à des années-lumière de la Q’orianka Kilcher du Nouveau Monde, par exemple, qui inspirait un vrai sentiment d’authenticité, avec des traits réguliers mais plus durs, et ce n’était pas qu’une question de langue mais de physique, de jeu, de mots. Le film aurait pu limiter la casse en faisant de son héroïne un personnage charismatique que l’on prend plaisir à suivre… mais elle n’est même pas particulièrement sympathique, et le culte maladif que lui voue le film n’arrange rien. Parce que Naru n’a pas le temps d’être sympathique, vous comprenez : elle est trop occupée à être plus intelligente, résistante, agile et féroce que tout le monde. Prenez l’affiche de Predator : on y voit Arnold, armé, certes, mais encerclé par une végétation hostile et vu à travers les yeux du Prédateur qui a donc une longueur d’avance. Prenez celle de Predator 2 : en l’absence de mégastar, le focus est mis sur le Prédateur dans toute sa dangereuse superbe. Prenez celle d’Alien vs Pred… euh, non passons directement à celle de Predators : on y retrouve le protagoniste masculin, mais il n’a pas l’air au top de sa forme, et semble encerclé, quant à lui, par plusieurs Prédateurs ayant déjà leurs armes braquées sur lui. Prenez, enfin, celle de The Predator : on y voit un Prédateur vu à travers les yeux d’un autre Prédateur, signifiant qu’il va y avoir contentieux entre Prédateurs dans ce film aussi. Maintenant, prenez celle américaine de Prey : on y voit l’héroïne, en plein vol, bondissant d’une falaise, machette à la main, à l’assaut de son Prédateur, en mode bad-ass chick. Une des deux affiches internationales, elle, est occupée à 99% par son beau visage bariolé et son expression déterminée. Meh.

En résumé, autant la Michelle de 10 Cloverfield Lane était une réussite éclatante, un des plus beaux personnages féminins du cinéma d’épouvante des années 2000 avec l’héroïne de You’re Next et celle de Wedding Nightmare, forte ce qu’il faut, fragile ce qu’il faut, aventureuse sans jamais en faire trop, et pleine de ressources qui se déploieront lors du feu d’artifice final… autant la Naru de Prey peinera à rester en mémoire. Autant Prey peinera à rester en mémoire ?

Conclusion

Le film de Dan Trachtenberg inspire un nouveau parallèle entre la franchise Predator et la franchise Terminator qui, ces trente dernières années, a été aussi malmenée qu’elle : toutes proportions gardées, il peut être comparé à Terminator: Dark Fate (on se calme, on se calme !) en ce qu’il tente, lui aussi, de revenir aux fondamentaux après un opus grotesquement abominable (The Predator d’un côté, Terminator Genisys de l’autre). Bien sûr, il propose quelque chose de décent là où Dark Fate se rétamait lamentablement, mais dans les deux cas, on a un énième opus de trop. Le Predator 2 de Stephen Hopkins et le Predators de Nimrod Antal (6) sont deux films ratés – le premier bien plus que le second –, mais les enterrer plus bas que terre pour, à côté, porter Prey aux nues, est aberrant.

Notes

(1) Quoique dans Predators, cette multiplication occasionne un petit conflit d’intérêt assez intéressant entre Prédateurs…
(2) J’écris que le reste du monde, du moins son écrasante majorité, se fout que les « Français » du film parlent notre langue comme des vaches espagnoles, mais l’oreille attentive d’un esprit un tant soit peu éclairé peut percevoir que quelque chose ne va pas lorsqu’une langue qui lui est pourtant étrangère est parlée par un acteur qui ne la maîtrise pas – cf. plusieurs acteurs supposément mexicains de Better Call Saul, par exemple. Question de fluidité.
(3) Scène toujours moins ubuesque que celle de The Predator où la belle universitaire à lunettes jouée par Munn fait exactement la même cascade, me direz-vous.
(4) Si vous attendiez de moi que je tartine un paragraphe sur le gentil chienchien de l’héroïne, qui semble être devenu la coqueluche des amateurs du film, c’est mal me connaître. Rien contre lui, hein. Il a la qualité inestimable d’être réel, en plus, contrairement au loup et au surmulot. Enfin, globalement. C’est juste que c’est un peu facile.
(5) Un des rares éclairs d’intelligence de The Predator, seul film de la franchise où le mot « predator » est prononcé – du moins comme un nom –, est ce moment où Munn souligne qu’un prédateur tue ses proies pour survivre, alors que notre Prédateur, lui, relève davantage du « sports hunter ».
(6) Predators n’est même pas SI mauvais que ça, avec son côté Cube dans la jungle et son équipe haute en couleurs. Ses trente premières minutes sont super prometteuses, Adrien Brody est excellent en protagoniste peau de vache, on a une poignée de scènes visuellement mémorables, comme celle du duel au sabre au clair de lune… et puis, le film suscite l’horreur au moins UNE fois, lui, dans la scène où le Prédateur fait croire que le cadavre de Danny Trejo est en train de murmurer « Help me »… !
– Une petite remarque pour finir : les répliques-clins de zyeux à Predator, « If we bleed, we can kill it », prononcée par le frère de l’héroïne, et « Come on, do it!!!! », prononcée par Naru, sentent le forcé à plein nez. En plus, cette dernière avait déjà été reprise dans The Predator, pour un résultat aussi peu convaincant. Double-échec.

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